L’histoire, d’après les observations d’un participant, est celle d’un jeune médecin brillant, et dans la dynamique d’un service qui tantôt sauvait des vies et jubilait, tantôt voyait ses lits vides puis de nouveaux cas arriver dans le trou mental des combats perdus. L’activité passait de super à hyper, toujours à s’empresser et à gîter dans des coups de tangage ou de roulis, avec brefs coups de gueule intenses et parfois des soirées festives, bruyantes elles aussi, agitées, et puis les gardes qui reviennent.
1 Après quelques communications et articles où sa petite signature apparaissait après celle du grand chef, comme de surcroît, la surchauffe mentale devenait évidente, sans faire appel au speed, et rendait audible qu’il y avait dérapage incontrôlé, c’était du délire ! Il fallut au chef en chef convaincre le collaborateur de lever le pied pour décélérer et faire refroidir le moteur. Plus exactement, après des éclats de voix, portes claquées et des plaintes de l’équipe, et la crainte d’erreurs fatales qui pourraient bien survenir et faire scandale. Passer de l’autre côté et se faire hospitaliser pour une cure de sommeil euphémisait-on, puisqu’il ne trouvait plus le repos, n’était pas une démarche aisée ni volontaire. Mais il fallut redire que les cimetières sont pleins de personnes indispensables sans lesquelles le monde ne pourrait tourner rond, et qu’il faudrait des doses de cheval de course pour calmer le jeu.
2 Arrivé en hospitalisation, la rumeur courait dans le couloir, « il a tombé la blouse celui-là ! C’est un interne interné ! ». L’équipe le traitait avec un brin de fraternité et faisait montre d’une compétence d’excellence vraiment médicale pour être crédible et non toisée de haut par le jeune collègue à haute technicité dans une spécialité réputée. Les autres soignés virent un jeune un peu perdu, disponible pour ne pas céder à l’ennui, et d’un contact agréable, encore un peu rapide dans sa parole et ses pensées vives, direct avec un humour de carabin avant le ralentissement médicamenteux. Sa parole semblait des plus crédibles et valide car : « Il est des nôtres, il a bu son verre d’eau comme les autres pour avaler la pilule, et lui il sait de quoi il parle, il connaît vraiment… » La popularité fut immédiate et la semaine d’après, l’activité du service déraillait.
3 Tel Saint Louis sous son chêne, il tenait audience sous le marronnier de la cour, avec un regroupement de patients au long cours et de personnalités remarquables, pour entourer et conseiller leurs pairs, discuter debout pour tailler dans le gras, sans dédaigner une bonne et franche rigolade ou un jugement de valeur se réclamant d’un bon sens commun ou d’amicales pensées. Les entretiens des professionnels étaient écourtés ou désertés, les médocs laissés aux docs, les infirmiers avaient l’impression de gêner une réunion amicale et de ne plus résider chez eux ! Ce qui se disait, ils n’en savaient plus rien et on ne les écoutait plus. À la réunion d’équipe soignante suivante, il était clair que cela ne pouvait plus durer, cette concurrence déloyale et ce détournement de clientèle !
4 Un traitement massif avec effet retard était promptement mis en place pour une externalisation excessivement rapide avec suivi ambulatoire, et il était confié aux bons soins de ses vieux parents pour la vie quotidienne – ce garçon autonome depuis déjà longtemps.
5 La courte postcure convalescente s’ensuivant, il trépignait d’impatience et du besoin de reprendre son activité, car depuis la fac de médecine sa vie était pleine et rapide, trépidante. Quelques trimestres après, le service où il était posté le voyait revenir un peu ralenti, distant, attentif mais moins investi à fond, presque mesuré dans ses horaires et son rythme de travail. Durant plusieurs semestres accompagnant sa reprise de travail, il ne passait chez lui en sortant du boulot que pour se changer et allait passer des soirées très tardives sur le parvis de Beaubourg ou des Halles pour retrouver des grappes de marginaux, des zonards, des errants et des stagnants, pour taper la causette, bièrer, deviser, fumer, regarder dans le vide, brailler, stuporer, somnoler. Et puis l’amour-médecin passa par son chemin pour un accompagnement rapproché, et il faut l’imaginer heureux dans un malheur intermittent banal.
6 L’histoire serait incomplète sans ajouter pour ledit service l’anecdote de sa cuisinière de l’internat qui avait vu défiler des résidents et stagiaires devenus des sommités chefs de service dans le monde. Elle aussi avait le moral qui faisait des montagnes russes comme Jeanne qui rit et qui pleure, mais très très fort ! L’entourage lui rappelait de remettre un peu de sel dans son existence quand ça déraillait. Et puis la dirigeance gestionnaire (in)hospitalière envisageait de remplacer cette cuisine et son poste d’agent par un prestataire et un self-service. Une tournée de courriers à ceux qui envoyaient toujours une carte au nouvel an depuis leurs chefferies de prestigieux services du monde entier ramenait autant de menaces de rompre tout partenariat ou échange scientifiques si… Et la cuisinière allait jusqu’à sa retraite.
7 Je laisse tout un chacun tirer le bon pour le moral dans des questions de santé communautaire, d’alliance thérapeutique entre médications et réseaux de soutien par les pairs aidants et contrecarrant comme ils le peuvent et sont.