Notes
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[1]
Centre d’étude, de documentation, d’information et d’actions sociales, Paris. Le cedias publie la revue Vie Sociale.
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Esprit, avril-mai 1972.
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Le bébé est une personne : série documentaire de Bernard Martino et Tony Lainé diffusée en 1984.
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Le « vivre ensemble » est aujourd’hui une expression lexicalisée du discours sociopolitique qui renvoie globalement aux idéaux de fraternité et de laïcité ; c’est l’acception qu’on retrouvera infra. Cependant, il s’agit ici, dans le contexte de ces premières expériences de formation, de réelles pratiques de vie et d’expériences communes pouvant être mises en œuvre avec les personnes accueillies, au-delà d’un simple « vivre à côté ».
La vie va de plus en plus vite, et nous sommes les uns et les autres soumis de plus en plus souvent à des exigences rapides de résultats, ce qui peut expliquer ce que Christophe Dejours appelle « la souffrance au travail ». Car sous les pressions qui s’exercent sur nous de quelque côté qu’elles viennent : donneurs d’ordre, collègues, bénéficiaires de notre action…, nous perdons l’habitude de peser nos décisions, après les avoir mûrement réfléchies, et nos évaluations de plus en plus recherchées, quoique coûteuses, ne sont pas satisfaisantes, car elles tendent à traduire en mesures chiffrées ce qui n’est pourtant guère mesurable de cette façon.
1 Peut-être est-ce pour échapper à cette manière de voir les choses qu’un certain nombre d’entre nous, liés à des professions où les relations humaines ont une importance considérable, ont décidé un jour de créer ce groupe où se sont retrouvés, au sein du cedias [1], des enseignants, des assistantes sociales, des éducateurs, des animateurs, des médecins, des magistrats, des psychologues, des chercheurs, des formateurs…
2 Il s’agissait pour nous d’échapper à la pression du temps et à celle de l’efficacité immédiate. Prendre du temps pour échanger entre nous sur l’actualité que nous vivons, prendre du recul par rapport à l’événementiel sans déboucher forcément sur un projet d’action. Il s’agissait plus d’un groupe d’échanges et de partage que d’un groupe de parole, même si la parole et la liberté qu’on se donnait par rapport à elle en était le support principal.
3 Ce groupe n’avait pas de nom préalable : il prit le nom de « spire », du nom de ce volute qui ne s’arrête jamais, à l’image de la pensée lorsqu’on la laisse éclore, ce nom qui contenait en soi tout ce qui permet la vie : respiration, aspiration, transpiration…
4 Mais si la pensée ne s’arrête jamais, les humains ne sont pas éternels. Peu à peu notre groupe s’est étiolé. Constitué pour l’essentiel de gens d’Ile-de-France, pouvant se retrouver facilement au cedias, il s’amenuisa selon les trajectoires de ses participants : déménagements, maladies, décès… Aujourd’hui, nous ne sommes même plus une dizaine, et nous avons sous le coude un peu plus de deux cents pages qui relatent nos entretiens. Que peut-on en faire ? Il n’y a pas matière à un livre, mais comme l’a dit l’un d’entre nous, matière à souligner les valeurs qui remontent de nos échanges, matière à une sorte de manifeste, qui puisse aider ceux qui en ont besoin à se libérer des pressions qui les empêchent de respirer. C’est cela que nous avons envie de communiquer à tous nos collègues, en espérant qu’ils puissent en faire quelque chose de libératoire, comme cela l’a été pour nous.
5 Mais avant tout, nous tenons à remercier le cedias de nous avoir offert l’hospitalité. L’objectif de ce groupe entrait bien dans ses missions, mais il fallait encore en être convaincu.
Le travail social et médico-social
6 Rappelons tout d’abord que l’action sociale naît historiquement de la notion de bienfaisance sociale et s’inscrit dans une démarche religieuse à base de charité. C’est le milieu du xixe siècle à connotation plus laïque qui sera à l’origine des politiques sociales de la IIIe République. Les personnes qui préfigurent les assistantes sociales s’inscrivent dans une pratique bénévole avec, cependant, un souci d’action sociale. Si la professionnalisation avec les écoles d’assistance sociale se concrétise au début du xxe siècle, un statut n’apparaîtra qu’au début des années 1930. Les premiers éducateurs seront eux un peu plus tardifs, pendant la Deuxième Guerre mondiale et au lendemain de cette guerre. Le rôle de ces premières assistantes sociales sera d’accompagner ceux et celles qui sont victimes des tensions sociales avec le souci de sauvegarder leurs droits, tout en s’efforçant d’aller au-delà de la notion d’aide et de contrôle.
7 Lorsque, au début des années 1970, on s’interroge [2] sur : « Pourquoi le travail social ? », l’idée d’engagement, de militance des travailleurs sociaux se dégage, le champ du travail social s’élargit aux éducateurs, aux animateurs sociaux, on dénonce en même temps les risques d’une dérive vers le contrôle social.
8 Les pratiques, les nombreux débats qui s’ensuivent vont aider à préciser, à éclairer ce que doivent être les fonctions du travail social. Doit-il se limiter à la réparation des injustices, des inégalités ? N’a-t-il pas aussi un rôle important dans la transformation de la vie sociale ?
9 L’intervention sociale d’intérêt collectif doit aider à favoriser des dynamiques sociales où les personnes pourront trouver un environnement culturel favorable.
10 Pendant la même période, la dimension d’accompagnement social a pris une place importante dans la nouvelle psychiatrie de secteur sous l’impulsion de psychiatres désaliénistes militants : pour accueillir hors les murs de l’asile, des équipe médico-sociales furent constituées.
11 Ce bref survol nous conduit à nous poser la question : que se perd-il, que se gagne-t-il dans le processus historique de la professionnalisation des intervenants (militant engagé et empathique versus professionnel savant distancié) ? Aujourd’hui, quelle place, à côté des professionnels, pour des bénévoles et des volontaires ?
L’ « usager » est une personne. Les valeurs de référence
12 Nos professions (soignantes, sociales, éducatives…) s’inscrivent dans la notion d’un service à rendre à des personnes qui, pour différentes raisons, ont des difficultés à se conduire seules, dans une société dont le rythme ne cesse de s’accélérer, laissant à la traîne tous ceux et celles qui ne peuvent suivre, privilégiant ainsi les plus forts, les plus capables, les plus « tout ce qu’on veut ». Ainsi se présente une vie sociale à plusieurs vitesses où certains se trouvent parfaitement à l’aise, tandis que d’autres s’essoufflent et n’arrivent à surnager que s’ils sont accompagnés. Triste constat dans un pays dont les trois mots forts sont : liberté, égalité, fraternité.
13 Nos professions s’adressent donc à ces êtres affaiblis, fragiles, que l’on appelle de noms divers : patients s’ils sont malades, handicapés s’ils ont un certain nombre d’insuffisances, délinquants s’ils ont des difficultés avec la compréhension et l’acceptation de la loi, fous s’ils font preuve d’une imagination délirante pouvant se retourner contre eux ou contre ceux qui les entourent, mineurs s’ils ne sont pas encore adultes…
14 Que nous soyons soignants, éducateurs, enseignants, animateurs, conseillers de toutes sortes (juridiques, professionnels, conjugaux…), l’administration nous confie, soit directement, soit à travers des associations ou des mouvements, le soin de les aider à trouver leur place, leur rôle, leur emploi. Elle les appelle des « usagers » au sens où ils utilisent un service public ou parapublic. Et font usage de moyens matériels ou de ressources humaines mises à disposition par l’État.
15 Mais voilà ! Cette dénomination ne leur convient guère, car trop générale, elle traduit une certaine dépendance et contribue donc à les discriminer. Or la constitution de notre République nous interdit toute discrimination.
16 « L’usager » est avant tout une personne, c’est-à-dire un individu appartenant à un milieu, un groupe social. Ce n’est ni un handicapé, un pauvre, un délinquant, un fou… mais une personne qui a droit à la dignité, et participe à la société comme citoyen. Cependant, la société a aussi envers lui des devoirs spécifiques, ce qui va nécessairement le spécifier. N’y a-t-il pas danger à vouloir l’ignorer ? Par exemple : on retrouve à la rue et dans les prisons beaucoup de personnes atteintes de troubles psychotiques graves non pris en charge. Comment faire pour que ce traitement spécifique ne déborde pas sur un ostracisme civique qui renvoie peu ou prou la personne à une seule institution spécifique pour tous les domaines de la vie ?
17 Ayant affaire à des personnes différentes et pourtant appartenant à la même espèce, l’espèce humaine, le travailleur social ne peut pas échapper à une nécessaire éthique dans le cadre de son travail.
18 En fait, quelles que soient leurs particularités, ils ou elles sont des personnes, et c’est un des points qui a retenu toute notre attention. Une personne, dit le généticien-philosophe Albert Jacquard, est un être exceptionnel et singulier (aucun ne ressemble totalement à un autre) et, ajoute Emmanuel Mounier, fondateur du personnalisme, appartenant à un groupe social qui n’en fait pas un être isolé. Il est à la fois le produit de ses gènes et celui des influences du milieu dans lequel il a grandi et évolué. C’est pourquoi il n’est jamais possible d’appliquer à ces êtres différenciés des modes d’accompagnement généralisés : la première qualité d’un professionnel est de prendre un certain temps pour connaître la personne par une observation partagée (le travail clinique) qui nous amène à la comprendre, tandis qu’elle-même apprend à se connaître, afin de pouvoir lui proposer les aides les plus efficaces pour qu’elle devienne capable d’exister, au sens où l’entend Jean-Paul Sartre (possesseur d’un passé, vivant le présent et se donnant un avenir).
Accueillir : construire un cadre avec
19 Un « usager » est censé utiliser le dispositif qui lui est proposé. Ce ne devrait pas être à l’accueilli de se plier aux exigences du système d’accueil. L’idée qu’il faut un protocole d’accueil et un cadre préétabli est à combattre. L’accueil devrait être essentiellement inconditionnel et le cadre est à construire pour et avec chacun.
20 On ne mesure pas toujours le travail que doit accomplir l’accueilli pour accéder à l’aide dont il a besoin. L’accueillant est chez lui, assez bien installé dans ses locaux, sa fonction sociale, ses théories, son langage. L’autre peut se trouver dans la position de l’étranger, au moins socialement, de l’arrivant dans un monde plus ou moins connu avec ses codes à respecter, un protocole à comprendre, une langue pour partie étrangère à investir pour être entendu. L’expérience montre que se pratique ainsi un tri entre ceux qui pourront bénéficier du service, et ceux qui n’y arriveront pas. Faut-il aussi évoquer ceux qui seront plus ou moins consciemment refusés parce qu’ils ne correspondraient pas au profil de l’usager-type ?
21 Quand les propositions d’aide ne sont pas adaptées, les personnes accueillies ne peuvent pas les investir facilement ou arriver à s’y conformer pour être prises en compte. Elles n’ont pas la demande adéquate pour bénéficier de la bonne réponse prévue. Quand elles y arrivent, on peut se demander si la réponse correspond bien à leurs vrais besoins. Souvent, elles disqualifient leur propre vécu pour répondre sur le ton de la normalité attendue.
22 Et si les protocoles d’accueil avaient pour fonction réelle, non dite, non pas d’accueillir, mais d’exclure ? Pour le dire moins violemment, tout au moins de trier entre ce qui nous convient et ce qui ne nous convient pas. L’autre, dans sa demande, me suppose ou m’attribue un rôle, une fonction ; d’où la tendance à installer un cadre préalable qui préforme sa demande pour ne pas être surpris par l’identité qu’il va m’attribuer. Accueillir vraiment, ce serait négocier ce rôle qu’on va me demander de prendre avec le minimum de préalables possible. Mais il est plus facile d’accompagner l’autre dans notre propre géographie balisée que d’avoir à l’accompagner dans son labyrinthe. Accueillir vraiment l’autre, ce serait négocier avec le minimum de préalables possibles ce rôle qu’il va m’attribuer dans le scénario dont il devrait rester l’auteur principal.
23 Bien sûr, nous ne pouvons pas recevoir sans aucun cadre « toute la misère du monde » ! Mais comment minimiser les effets de barrage et d’exclusion, du renvoi de l’autre à son étrangeté, par nos préalables de tous ordres ? L’un de ces barrages le plus pernicieux semble bien être le langage lui-même. Derrida propose d’accueillir l’autre dans un langage poétique, un langage en train de se faire. Il s’agit bien sûr là d’une utopie. Le contraire, c’est de mettre des préalables, de définir un cadre préétabli ou un protocole, des mots spécifiques ou spécialisés. Il ne s’agit pas bien sûr d’intervenir sans cadre mais ce cadre ne doit pas être chez moi, mais dans un espace le plus public possible ; renvoi bien sûr à Winnicott et ses espaces intermédiaires. Pour base de départ, il faut utiliser la langue la plus générale possible. Malherbe parlait d’être compris du « crocheteur de la halle aux foins ».
24 Notons le paradoxe que la réponse précède la demande et que plus la réponse est préformatée, plus la violence symbolique faite au supposé demandeur pour obtenir une aide est importante. Car il peut arriver qu’en face de cette inadéquation, on tente de forcer un tant soit peu l’usager et de l’amener à parler notre langue avant de lui répondre. Nous expérimentons souvent combien les exclus sont honteux et facilement culpabilisables de ne pas être conformes ; et combien, si au contraire ils persistent, ils peuvent susciter la répétition de l’exclusion. C’est une espèce de double peine où la personne traumatisée suscite parfois elle-même le rejet.
25 Le premier devoir de l’aidant est donc de pratiquer un minimum le langage ou le dialecte, le niveau de langue de l’autre, pour que devienne possible un espace commun de symbolisation dans un langage n’appartenant, comme se doit tout langage de communication, ni à l’un ni à l’autre. Ainsi, pour paraphraser Paul Ricœur, l’autre ne sera plus condamné à rester un étranger, mais peut devenir mon semblable, c’est-à-dire quelqu’un qui, comme moi, dit : je.
Rencontrer l’autre dans sa singularité…
26 Quels que soient son âge, ses origines, ses difficultés, celui ou celle dont nous nous occupons est une personne [3]. À nous de pouvoir le mieux l’identifier en lui facilitant la connaissance de lui-même.
27 Ceci est un point fondamental qui caractérise notre approche et notre démarche. Il n’y a pas de manuel du meilleur praticien. Chaque travail est particulier et requiert une relation appropriée et adaptée entre la personne accompagnée et celle qui l’accompagne, à l’intérieur d’un collectif où d’autres relations vont s’entrecroiser. Et ces relations supposent un regard bienveillant qui postule que tout être a, à son niveau, les moyens et le désir de progresser. La personne n’est donc pas un objet que l’on façonne, mais un être qui se confronte aux autres pour avancer.
28 C’est la personne qui est au cœur de la démarche du travailleur social, de son action. Dans son rôle d’accompagnement, il se doit d’essayer de comprendre le pourquoi de certains comportements déviants en dehors de tout objectif de type sécuritaire.
29 L’écoute dont le travailleur social doit être le porteur doit permettre à la personne de cheminer vers des solutions qui la rendront actrice de sa propre vie. Il y a là toute une clinique de l’action au cœur du travail social. Ainsi, depuis quelque temps, on assiste à une sorte de marginalisation de l’enfant délinquant dans le cadre de la protection de l’enfance. Une tendance s’affirme pour considérer le mineur délinquant de 16 ans comme un adulte, en oubliant qu’il est le plus souvent une victime. La multiplication des Centres éducatifs fermés (cef), une cinquantaine aujourd’hui, s’inscrit dans un projet ambigu où l’acte serait plus important que la personne qui l’a réalisé et où une prise en charge de courte durée (six mois) permettrait, comme par enchantement, de résoudre des problèmes qui demandent un accompagnement personnel adapté et moins standardisé. Rappelons-nous qu’il s’agit de nos enfants.
30 « On ne se connaît vraiment que dans la confrontation avec l’autre » (cf. Jacquard, Levinas). Nous avons dit confrontation et non affrontement, ce qui suppose la recherche de la compréhension et non la radicalité du jugement. Le désir de rencontrer l’autre exclut deux attitudes : la distance où l’autre ne se sent pas considéré, la fusion où l’on ne se considère plus soi-même.
31 La bienveillance n’exclut pas l’exigence. La rencontre repose sur une disponibilité à l’autre et s’accompagne d’une volonté d’échange et de partage qui suppose patience, persévérance, soit un rapport au temps qui ne peut pas s’enfermer dans des formules (durée des entretiens, durée des prises en charge, etc.). Ces exigences de l’administration ne sont à considérer que comme des repères facilitant l’évaluation. La conduite de l’accompagnement est à l’initiative des acteurs et toute contrainte absolue la rendrait inefficace.
32 Dans cet accompagnement mutuel, deux conditions sont requises : celle de ne pas vouloir aller trop vite, celle de ne pas faire exprès de traîner. C’est une démarche dialectique.
33 Ces valeurs supposent une rencontre dans une relation. La distance souvent invoquée comme rempart contre la fusion n’est pas un principe à défendre, ni à enseigner. Ne pas le confondre avec le recul, indispensable. Rencontrer l’autre suppose qu’on prenne le temps de faire connaissance, d’où l’importance du travail clinique, d’une observation partagée, d’un rapport à l’autre qui témoigne de notre intérêt pour lui (ce que Ricœur définit comme la sollicitude).
34 Cela suppose de ne pas travailler dans l’urgence, même si l’on doit y faire face à certains moments, et de prendre le temps utile pour permettre à l’autre de devenir. Ne pas confondre urgence à intervenir et pression pour aboutir vite.
… et construire avec lui « son » projet
35 À partir de ce travail clinique, il nous revient d’accompagner la personne dans l’expression de son projet, ce qui suppose que nous soyons capables de nous adapter, d’innover, de ne pas faire entrer le sujet dans notre organisation mais de nous organiser pour que son projet devienne réalisable : ce qu’on appelle l’innovation. Or ce n’est pas forcément ce que les « politiques » ni l’opinion publique attendent de nous. Nous devons donc nous attacher à avoir une communication claire, précise et fière, et résister aux pressions sociales.
36 Il ne s’agit pas de modéliser, de standardiser des interventions mais de prendre en compte le parcours de chacun, sa volonté. Tout cela nécessite de la part du travailleur social une grande disponibilité à l’autre et une suffisante durée de l’accompagnement. L’évolution actuelle du travail social semble aller vers une sorte de standardisation, de rationalisation, qui n’est pas sans inquiéter. Est-ce que cela est compatible avec le modèle de centration sur la personne qui nécessite pour le travailleur social dans sa démarche de formation permanente une réelle analyse de ses pratiques ? On parle aujourd’hui d’ingénierie sociale, modèle introduit par des cadres extérieurs au travail social. Il y a le risque de voir se développer de manière excessive des nouveaux référentiels issus de l’économie, des politiques publiques qui se substituent aux sciences humaines.
37 On peut être inquiet du raccourcissement dans le temps des mesures envisagées, comme si une insertion rapide était l’objectif privilégié au détriment des démarches de prévention et d’éducation qui, le plus souvent, s’inscrivent dans la durée.
Institutions, évaluation, formation : le social n’est pas un marché, même s’il a un coût
38 Ces considérations conduisent à réfléchir sur la qualité de l’encadrement dans les services et les institutions. Des postes sont souvent pourvus par du personnel sous-qualifié ou non qualifié. Cette situation est due parfois à un manque de personnel formé, mais également à des impératifs économiques qui viennent diminuer les budgets et donc, par contrecoup, la qualité de l’encadrement. Cet impératif économique voit aujourd’hui la puissance publique lancer des appels à projets qui constituent de fait une mise en concurrence d’organismes à but non lucratif, la décision d’attribution étant le plus souvent liée au coût final de l’opération.
39 Un secteur illustre les conséquences de ces procédures, celui des personnes âgées nécessitant une prise en charge : que ce soit dans le domaine de l’aide à domicile ou dans celui des Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (ehpad). Le secteur à but lucratif, prêt à investir dans l’or gris, prend une place de plus en plus importante au détriment du secteur public ou du secteur associatif, ces deux derniers secteurs se trouvant fortement handicapés par leur faible capacité à investir ou à disposer de réserves foncières. Cette même problématique se retrouve dans le domaine de la santé avec la multiplication de cliniques privées qui délivrent le plus souvent des soins de qualité mais avec des dépassements d’honoraires importants. Il ne faut pas oublier que ces structures à but lucratif doivent rémunérer les actionnaires à l’origine de ces entreprises : les prix de séjour et de soins pour les malades ou les personnes âgées doivent tenir compte de cette rémunération du capital.
40 Il nous semble que l’État ne devrait pas permettre qu’une plus-value soit réalisée sur la santé ou la dépendance des citoyens de ce pays. Les choix financiers, même en période de crise, ne peuvent s’effectuer au détriment des personnes qui sont dans la plus grande détresse, sous peine de nous acheminer vers une société duale confirmant l’exclusion de celles et ceux qui ne peuvent plus suivre.
41 En lien avec cette tendance à la marchandisation, depuis la loi du 2 janvier 2002, l’évaluation dans le champ du travail social est devenue un axe important des politiques publiques. Les textes et les contraintes se sont multipliés sans toujours tenir compte de la culture et des pratiques du travail social. Ainsi les démarches et les modèles préconisés ont beaucoup à voir avec cette marchandisation que nous venons d’évoquer. Un modèle administratif s’est mis en place fortement inspiré des pratiques du monde industriel ou commercial.
42 Il est important de rappeler que l’évaluation n’est pas un contrôle. Les contrôles sont nécessaires mais ils se distinguent de l’évaluation pour trois raisons :
43 – ils portent sur la recherche de la conformité de l’activité à un certain nombre de règles et de normes édictées à travers la réglementation, alors que de son côté l’évaluation a essentiellement pour objet la validité de l’action, c’est-à-dire l’étude de ses effets, la recherche du bien-fondé ;
44 – il est du rôle normal d’un contrôle d’utiliser tous les moyens d’investigation autorisés et cela est souhaitable. Il n’en va pas de même pour l’évaluation qui renseigne avant tout les acteurs sur la qualité du travail engagé : elle est pour eux un atout et non une crainte ;
45 – les contrôles peuvent déboucher sur des sanctions si les moyens sont mal utilisés, alors que l’évaluation débouche sur une prise de conscience et sur un processus de changement.
46 Ainsi, dans l’évaluation, les informations obtenues servent aux acteurs pour préparer des actions nouvelles ou renouvelées après avoir pris conscience des difficultés, des imperfections de l’action, en avoir débattu et les avoir analysées. C’est là que le travail en équipe prend toute sa valeur.
47 Marchandisation, évaluation ont aussi à voir avec la formation : entre référentiels et bonnes pratiques, notre groupe s’est interrogé sur les chemins pris par la formation dans le travail social. Les différents métiers de ce secteur sont-ils désormais figés dans des normes qui disent ce que doit faire et comment doit agir le professionnel concerné par ces référentiels et ces recueils de bonnes pratiques ? Pourtant, le travail social est fait d’inventivité, d’adaptation constante à des situations souvent imprévisibles. Il s’agit de métiers qui ont beaucoup à voir avec l’activité d’un artisan qui adapte constamment son geste à la matière souvent résistante qu’il travaille.
48 Un éducateur ou une assistante sociale doivent bénéficier d’une formation de haut niveau : l’action éducative et sociale se situe au carrefour de connaissances qui relèvent du droit social, de la psychologie, de la pédagogie, de la médecine, de l’animation… Ces connaissances théoriques doivent être confrontées à une pratique sur le terrain. Cette rencontre entre théorie et pratique se réalise à travers l’alternance. Le futur professionnel est accompagné dans ses stages par un maître de stage, professionnel confirmé, qui doit être en mesure de faire ce lien entre théorie et pratique. Les visites de stage réalisées par les formateurs constituent un lien indispensable avec la formation théorique. Cette synthèse réalisée entre théorie et pratique va permettre d’aboutir à ce haut niveau de formation indispensable pour comprendre ce qui se vit dans l’instant avec tel jeune ou avec telle famille : le « vivre avec », que ce soit dans un quotidien partagé, dans une activité ou dans un entretien, suppose des professionnels solidement formés car en contact avec les personnes qu’ils accompagnent.
49 On se souvient que les premières formations d’éducateurs étaient en internat, et que cette vie commune nous permettait de saisir dans la réalité ce que signifiait de vivre ensemble [4]. On se souvient aussi que les premières formations comportaient des temps d’activité où l’« agir ensemble », cher à Tony Lainé, trouvait sa place dans la manière dont ces activités étaient conduites. Une formation de haut niveau ne devrait pas exclure la prise en compte de la réalité quotidienne.
50 Ces réflexions remettent en cause la multiplication des formations sociales de bas niveau que nous avons vues proliférer ces dernières années. Il ne s’agit pas de rejeter ces nouvelles approches mais plutôt de les considérer comme une entrée dans un champ professionnel qui doit permettre à ces nouveaux entrants de progresser dans leur cursus professionnel. En effet, à travers leur pratique ces personnes acquièrent un savoir-faire et une compréhension des situations qu’il est souhaitable de conforter par l’acquisition de données théoriques indispensables. Dans ce sens, la Validation des acquis de l’expérience (vae) constitue un dispositif qu’il faut soutenir et promouvoir.
51 Les débats menés dans le cadre des États généraux du travail social ont soulevé l’hypothèse d’un tronc commun pour les professions sociales. Pourquoi pas, si ce tronc commun permet de préserver des cultures professionnelles propres à chaque métier (assistante sociale, éducateur spécialisé, technicien d’intervention sociale et familiale, éducateur de jeunes enfants, aide médico-psychologique…) ?
Créer du lien et inventer le « vivre ensemble »
52 L’objectif de transformation de la vie sociale semble évident, si l’on sait le tenir avec tous les partenaires pour fonder « le vivre ensemble ».
53 Le travail social implique la prévention, le soin. Il s’agit de contribuer à déconstruire les appareils qui isolent chacun dans sa sphère. L’intervention sociale uniquement centrée sur la personne n’est pas suffisante. Il faut aussi travailler sans cloisonnement avec la famille, l’école, le milieu. Il est important de refonder la conception du social et de l’individuel. Cela suppose entre nous une parfaite coordination. Il y a beaucoup d’intervenants sociaux, et leur dispersion n’est peut-être pas ce qu’il y a de mieux, mais cette dispersion ne doit pas pour autant les empêcher de travailler ensemble, avec un même objectif : permettre à la personne d’accéder au « bien vivre » qui est une des composantes du « bien-être ».
54 Cette même collaboration doit se faire aussi avec les autres éducateurs que sont les parents, l’école…, d’où notre souci d’aide à la parentalité, et de conjonction avec les enseignants. Retrouver à cette occasion les soucis pédagogiques de l’éducation populaire à laquelle nous voulons redonner des lettres de noblesse, notamment dans le domaine de la culture, qu’elle soit physique, artistique, ou sociale.
55 C’est ainsi que nous pourrons affronter la violence des uns, la peur des autres, et que nous obtiendrons un climat de sécurité bien supérieur à celui qu’on peut attendre de ce qui serait seulement répression et réparation, ou même sacrifier au principe de précaution.
56 Car nous ne saurions être seulement des réparateurs d’injustices et d’inégalités, mais, ce faisant, nous voulons contribuer à une transformation de la vie sociale. Et notamment redonner au troisième élément de notre devise républicaine, la fraternité, évidence et force. Ce qui suppose : une disponibilité dans notre accueil, un partage dans nos modes de vie et nos décisions, un véritable échange avec ceux que nous accompagnons dans leur parcours, à un moment de leur vie. Ceux-ci ont leurs origines, leurs cultures, leurs croyances, et si nous devons les aider à trouver leur place au sein de notre société, nous n’avons pas pour mission de les faire passer de la marge à la norme, de les uniformiser. Ce sont les différences qui font la richesse d’une société. Si leurs repères, leurs habitudes, leurs rites ne sont pas les nôtres, nous devons trouver, avec eux, ceux et celles sur lesquels nous pourrons fonder le « vivre ensemble ». Dans ce domaine, il nous appartient d’être « proposant » et non « répondant » ni « exécutant » d’une réglementation administrative. Plus que de répondre à des appels à projets, nous devons être les inventeurs de projets nouveaux.
57 Privilégiant les moyens de la réussite plus que la rumination des échecs, nous serons en mesure de redonner aux personnes les bases qui leur permettront de leur faciliter la recherche d’emploi, d’un travail correspondant à leurs possibilités. Loin de nous soumettre à l’économie de marché, nous privilégions l’économie d’existence.
58 Tous ces éléments devraient (s’ils ne le sont déjà) être pris en compte par les formateurs et formatrices des personnels sociaux, mettant la philosophie de l’action avant les techniques utiles. Philosophie ne signifie pas adhésion à telle ou telle religion, mais respect de la personne dans son être essentiel, ce qui est le propre de la laïcité bien comprise.
59 Il semble d’ailleurs que certains éducateurs ne sont pas suffisamment formés en ce qui concerne les références culturelles et religieuses des jeunes et moins jeunes. Les éducateurs ont pourtant une responsabilité dans le vivre ensemble sur ces questions de références culturelles et religieuses qui sont fondamentales aujourd’hui.
60 Cette attitude de respect est également celle qui doit nous conduire à respecter la sexualité de ceux qui nous sont confiés, et de les aider à en faire un élément de leur bien-être. Le problème est d’autant plus crucial pour les personnes institutionnalisées qui n’ont pas d’espace d’intimité ; sans parler du sordide parloir des prisons.
En conclusion
61 À travers nos échanges et nos débats, nous avons exposé des éléments qui nous tiennent à cœur et qui peuvent constituer une trame pour aider chaque intervenant à tisser sa toile. Cette toile sera différente, comme le sont les personnes que nous accueillons : toile de Mayenne, velours, soie, coton, laine… Autant de textures et de couleurs qui ont chacune leurs qualités propres : loin de l’uniformité, elles apportent à la vie ces indispensables différences qui font pourtant société. La réglementation et la législation produites par nos administrations et nos élus doivent se garder d’uniformiser nos modalités d’intervention, uniformisation inspirée le plus souvent par des préoccupations à caractère économique et gestionnaire.
Le groupe spire a réuni :
62 Roger Bello (éducateur), Monique Besse (formatrice), Jeannine Bolon (enseignante), Jacqueline Bonneau (psychanalyste), Colette Bonnot (assistante sociale), Gérard Bouaziz (psychothérapeute), Françoise Boudard (assistante sociale), Brigitte Bouquet (assistante sociale), Jacques Bourquin (éducateur), Alain Bruel (juge des enfants), Michel Chauvière (sociologue), Carole Dane (assistante sociale), Yves Douchin (éducateur), Victor Girard (psychiatre-psychanalyste), Jacques Ladsous (éducateur), Pedro Méca (dominicain), Michèle Pourteau (enseignante), François Roche (assistant social), Frédéric Signoret (éducateur), Gaby Thollet (éducateur, responsable syndical), Didier Tronche (éducateur).
Notes
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[1]
Centre d’étude, de documentation, d’information et d’actions sociales, Paris. Le cedias publie la revue Vie Sociale.
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Esprit, avril-mai 1972.
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Le bébé est une personne : série documentaire de Bernard Martino et Tony Lainé diffusée en 1984.
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Le « vivre ensemble » est aujourd’hui une expression lexicalisée du discours sociopolitique qui renvoie globalement aux idéaux de fraternité et de laïcité ; c’est l’acception qu’on retrouvera infra. Cependant, il s’agit ici, dans le contexte de ces premières expériences de formation, de réelles pratiques de vie et d’expériences communes pouvant être mises en œuvre avec les personnes accueillies, au-delà d’un simple « vivre à côté ».