Couverture de VST_137

Article de revue

Discussion en terrasse

Pages 96 à 99

Quand le silence s’installe, les mots peuvent toujours exister mais ne peuvent remonter à la surface. Ainsi retenus, ils peinent à devenir langage.
Ce jour-là, il a demandé à Alexandra de venir avec lui. Alexandra Dupont, assistante de service social. François Durand, éducateur spécialisé. Tous deux au service de la protection de l’enfance. François aime bien les entretiens avec Alexandra.

1 François et Alexandra travaillent tout le temps, ce qui revient à dire qu’ils ne travaillent jamais. Ils passent leur temps à parler d’eux. Ils savent même comment ils font l’amour. Mais attention… séparément. « Notre relation est asexuée, non ? » « J’en suis désolé et je ne désespère pas que tu changes d’avis un de ces jours Alexandra ». Elle l’appelle « Mon chat ». Parfois, « Chat » ou « Chaton ». Lui « Ma colombe… Ma chérie » ou encore « Mon amour »… pour rire. Il arrive qu’ils se disent qu’ils s’aiment, mais pas question qu’il se passe quelque chose entre eux. Dans ce monde de la pulsion qui fait que parfois les enfants sont détruits, il apparaît nécessaire de maintenir le désir vivant. Basculer trop vite vers la jouissance pourrait s’avérer dangereux. Pourtant, il semblerait bien qu’un jour elle et lui ont… mais ils ont oublié… à moins que ce ne fût qu’un rêve.

2 Par ailleurs, tous deux ne supportent pas le silence… enfin la mise au silence… qu’ils nomment parfois inceste. Pour François, le plus dur, enfant, c’était le silence qui s’imposait après les coups. Alexandra, elle, est allée un jour dire à sa mère que grand-père l’avait tripotée dans la remise. En la giflant, sa mère l’a traitée de menteuse. Alexandra commence à peine à hurler aujourd’hui. Sa mère vient de déclencher un cancer et lui a dit : « Alexandra… mon cancer c’est toi. » Elle lui a répondu : « Va te faire foutre ! » Du coup, le frère d’Alexandra est en colère car « on ne parle pas comme ça à quelqu’un qui est malade ». François a commencé à hurler il y a longtemps déjà… jusqu’à s’époumoner. La relation à sa mère… un livre n’y suffirait pas.

3 Cependant, tout cela n’a rien à voir. S’ils se trouvent aujourd’hui dans la « Protection de l’enfance », cela n’a rien à voir. Bien que leur métier consiste à intervenir partout où l’éducation fait défaut, donc potentiellement partout, à commencer par leur propre éducation, tout cela n’a rien à voir. Oui, il paraît qu’il ne faut pas mélanger le professionnel et le personnel… qu’il faut garder la bonne distance. Ainsi, depuis son entrée en formation, François se demande si 1,10 m conviendrait mieux que 1,20 m. Cette histoire de distance les fait beaucoup rire. Enfin, ils rient pour ne pas pleurer, attablés à la terrasse de ce lieu dont on ne sait pas si c’est une cafétéria, une boulangerie ou un salon de thé. Ils attendent Clara et Angélina.

4 Le téléphone sonne. Un texto. Son mec comme elle dit. Elle parle tout le temps de lui. Elle a peur qu’il parte… qu’il la trompe. C’est sa névrose. Faut dire que son père était le genre de type à partir acheter des cigarettes et à ne pas revenir pendant plusieurs semaines. Quand il rentrait, la mère d’Alexandra lui expliquait à quel point les enfants s’étaient mal comportés. Ainsi, histoire de se déculpabiliser… les coups pleuvaient. La première fois qu’Alexandra a fait l’amour, elle avait 17 ans et l’homme en question 42. Il se nommait comme elle… comme son père : Dupont. Du côté de François, il semblerait que son père a éprouvé quelques difficultés à faire tiers.

5 « T’as dormi jusqu’à quel âge avec ta mère François ?

6 – Trop longtemps.

7 – Moi quand ma mère sortait le soir pour ses activités, je me mettais dans le lit avec mon père… à la place de ma mère.

8 – Moi pareil…mais c’est à la place de mon père que j’étais.

9 – Putain, François… On va devenir fous. Toutes ces situations, tous ces liens, tous ces gamins sans voix… mais c’est nous bordel !

10 – Ouais, quand je pense qu’il y en a qui se croient neutres et objectifs.

11 – Tu parles ! Comment croire que tu peux laisser ce que tu es à la porte d’un domicile quand tu rencontres une famille ?

12 – Ouais et je me demande s’il n’en va pas de même pour les juges quand ils rendent une décision. 

13 Alexandra met la main dans son sac et en sort un paquet de cigarettes.

14 – Tu veux dire quoi par là ?

15 – Ben je ne sais pas vraiment, mais il se dit que les juges appliquent la loi de manière objective. D’ailleurs, j’ai toujours trouvé cette phrase étrange… “La loi dit…”. La loi aurait ce pouvoir transcendantal, elle serait là comme existant en dehors de l’humanité. C’est oublier qu’à l’origine de la loi… je parle ici du Code civil… du pénal… il y a les hommes. Ce sont les hommes qui écrivent les lois. Ne le font-ils pas en fonction de leurs propres représentations ? De ce qu’ils croient devoir interdire ?… Et il en va ainsi pour les juges. S’ils sont si objectifs que ça, pourquoi entend-on dans les couloirs de nos services où exercent nos chers intervenants éducatifs : “Ce juge est vraiment étrange”… “Celle-là, elle est sympa”… “Lui est complètement à l’ouest”… c’est bien qu’il doit transparaître quelque chose de leur personnalité en dehors de la stricte application de la loi… quelque chose de leur subjectivité… Subjectivité qui doit peser sur les prises de décision.

16 – Houlà François ! La subjectivité… comme tu y vas. Ha ! Ha! Ha!

17 – Ouais, je sais… c’est dangereux, la subjectivité ! Prohibé la subjectivité ! La subjectivité serait une entrave au discernement. Non ! Sois objectif ! … Intervenir auprès des familles de manière neutre et objective. Ça veut dire quoi merde !? Si nous atteignons tous cet objectif, alors cela revient à dire que nous arriverions tous à intervenir de la même façon. Impossible. Comme pour les juges, quelque chose transparaît de notre personnalité… de notre subjectivité. Mais allez. Admettons… admettons que nous arrivions tous à intervenir de manière neutre et objective… donc de la même manière. C’est faire peu cas de l’autre en face… celui qui nous perçoit. Il y a fort à parier que ce que nous sommes dégage quelque chose de singulier : homme, femme, jeune, vieux, gros, petit, maigre… Il est impossible d’empêcher les représentations que l’autre peut avoir de nous… et nous pouvons toujours essayer d’être neutre, cette neutralité disparaît dans l’esprit de l’autre. Se croire objectif c’est nier l’autre, c’est nier l’idée qu’il se fait de nous. Et en plus… après… en équipe pluridisciplinaire… nous sommes tous neutres et objectifs afin d’appréhender l’autre dans sa globalité… Foutaises !… Il existe des milliards de livres qui s’interrogent sur la nature humaine et nous serions en capacité, nous, de comprendre l’autre dans sa globalité. Impossible ! Notre savoir est limité alors que notre ignorance, elle, est sans limites. La globalité, c’est rejeter la complexité ! Pourtant, combien de chercheurs interrogent la complexité du monde et de l’humain ? Combien de portes d’entrée ? Une infinité. Ajoute à cela les poètes, les sculpteurs, les peintres… les créateurs de tout poil qui eux, lorsqu’ils tentent de créer un objet, prennent conscience de leurs limites et de l’impossibilité de tout dire, tout expliquer. Malgré cela, nous serions capable d’être neutres et objectifs afin d’appréhender l’autre dans sa globalité !!! Putain !!!

18 – François, calme toi… tu t’emportes… tu vas encore partir dans ton délire… la société tout ça… le monde est foutu et tout et tout.

19 – Ouais, mais ça me rend fou tous ces mythes qui ont la dent dure dans la profession… distance, objectivité, neutralité ! Tiens, je vais prendre un exemple. Si tu présentes ton frère, tu dis c’est mon frère… Si c’est ta mère qui le présente, elle dit c’est mon fils. Vous parlez toutes les deux de la même personne et pourtant vous dites deux choses différentes… Qui est neutre et objectif ?… Ah tiens… elles arrivent. »

20 C’est la première fois qu’Alexandra Dupont rencontre Angélina et Clara. François Durand fait les présentations. Adolescentes de 14 et 15 ans, il n’y a pas très longtemps elles vivaient encore chez leur mère. Cette dernière loge en appartement thérapeutique. Cancer et crises d’épilepsie à répétition. Aujourd’hui, elle a un suivi social et thérapeutique. Elle est grandement fatiguée et ses filles ont pendant quelque temps fait la nouba à la maison. Quand leur mère dormait, copains, petits copains et copines investissaient les lieux en passant par la fenêtre et tout ce beau monde passait la nuit dans l’appartement. Le service en charge du suivi de madame a fait un signalement qui a donné lieu à une ouverture de mesure d’assistance éducative en milieu ouvert. Par ailleurs, Clara a déjà fait une tentative de suicide. Prise de médicaments. Comme son père qu’elle a vu faire. Il explique son geste par les suites d’un état dépressif. Ses filles pensent que c’est parce que sa maîtresse l’avait quitté.

21 François leur demande si elles désirent boire ou manger quelque chose. Elles refusent. Apparemment elles sont venues pour parler. Depuis l’ouverture de la mesure, elles vivent chez le père vers qui la mère s’est tournée car elle n’en pouvait plus. Le père explique que chez lui il y a des règles et que ses filles doivent s’y plier. Ce que leur rappellera, dans sa neutralité objective, la juge des enfants en audience. Principalement à Clara qui ne respecte pas toujours les règles posées par son père qui s’en plaindra auprès de la juge. Et surtout, il ne supporte pas son petit copain ! Face au portrait qu’il dressait de sa fille, Clara a déclaré en pleurs : « Ouais ben si y faut dire, moi aussi je vais dire. » La juge n’a pas relevé cette dernière remarque. Elle n’a pas dû l’entendre. Par contre, elle marquera dans le jugement « qu’il avait été nécessaire de recadrer fermement l’adolescente ».

22 « Mais qu’avais-tu à dire finalement ? » demande François en buvant son thé.

23 Clara et Angélina se mettent alors à raconter que chez leur père, elles doivent tout faire… le ménage… les lessives et qu’en plus il est très rigide sur les horaires. Sur ce point, Alexandra et François ont tellement vu de pères absents qu’ils se disent qu’il vaut peut-être mieux un père rigide et autoritaire que pas de père du tout. Même si son inter-dit n’est qu’un interdit, il peut néanmoins représenter un point d’ancrage. Les adolescentes continuent et expliquent que leur père a deux maîtresses… une officielle et une non officielle… une est au courant de la double relation… l’autre non… il y en a une qui se promène nue devant elles… dans l’appartement… puis elle retrouve leur père dans la chambre… elles entendent les rapports sexuels… la nuit comme le jour… Le père est jaloux alors il va surveiller sa maîtresse pour savoir si elle sort… il emmène Clara et Angélina faire le guet avec lui… des heures d’attente dans la voiture en bas de l’immeuble… Quand leurs parents étaient en couple, il les avait mises dans la confidence et se servait d’elles afin de pouvoir tromper sa femme tranquillement… elles savaient tout et ne disaient rien…

24 Alexandra les interrompt : « Clara. Si la juge avait saisi ta parole… heu… tu aurais dis tout ça ? » « Peut-être… je sais pas… mais ce que je veux dire, c’est qu’il nous demande de respecter les règles alors que lui ne respecte rien ! »

25 C’est la première fois que François entend les deux adolescentes aborder ce sujet. La mère lui en a déjà fait part mais elle lui demande de ne rien dire car « Vous ne savez pas de quoi il est capable ». Effectivement, il ne sait pas de quoi est capable le père mais il se dit que la juge, dans sa neutralité objective, lui a donné plein pouvoir.

26 Face à Alexandra et François qui leur demandaient si elles les autorisaient à évoquer tout cela avec leur père, Clara et Angélina ont refusé : « Il pourrait se mettre en colère… très très très en colère. » Le regard de l’assistante de service social croise celui de l’éducateur. Sans dire un mot, ils se comprennent. N’ayant que la parole comme matière première pour le travail éducatif, c’est encore une fois le silence qui s’installe et qui fait loi.

27 Suite à cette rencontre, le père a téléphoné à François Durand. Il lui a laissé un message : « Clara n’est pas rentrée de suite après votre rendez-vous… deux heures de retard… C’est intolérable !!! »

28 Effectivement, se dit François Durand. C’est intolérable.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions