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Article de revue

Le négatif et le positif

Pages 40 à 49

Notes

  • [1]
    Source : www.who.int/entity/mediacentre/news/releases/2014/suicide-prevention-report/fr/ - 39k
  • [2]
    J.M. Bertolote, A. Fleischmann, « Suicide and psychiatric diagnosis: A worldwide perspective », World Psychiatry, 1(3), p. 181-185. 
  • [3]
    Source : https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/prevention-suicide/suicide-canada.html
  • [4]
    Voir, par exemple, le texte de Charles dans ce numéro. Il faut toutefois noter que plusieurs récits publiés au cours des dernières années font figure de testament pour des personnes qui se sont enlevé la vie, par exemple Édouard Levé, Stig Dagerman, et autres.
  • [5]
    Les articles du Code criminel du Canada sur la tentative de suicide sont codifiés en 1892, sections 237 et 238 (section 270 en 1907 et 213 en 1950). Le « crime » de tentative de suicide était punissable par procédure sommaire de deux ans d’emprisonnement, l’aide au suicide, elle, d’un emprisonnement à vie. Les peines furent réduites en 1953. Le suicide a été décriminalisé de facto dans la seconde moitié du xixe siècle. La tentative de suicide a été traitée de différentes manières avant 1972, décriminalisée en 1972 et retirée du Code criminel en 1985. Voir débat à la Chambre des communes, 28e Parlement, 3e session, vol. 3 et 4, 1er et 15 février 1971, p. 2929 et 3368.
  • [6]
    L’étude des dossiers de la cour provinciale du Québec ne nous permet pas, pour l’instant, d’estimer le nombre de procès pour tentative de suicide. Nous savons toutefois que peu de suicidants ont eu une sanction pénale. La médicalisation du geste suicidaire commence dès le xixe siècle et beaucoup de revenants se retrouveront en institution psychiatrique plutôt qu’en institution carcérale.
  • [7]
    Cité dans Bibeau (2012).
  • [8]
    Bibeau ne fait pas référence à Hartmut Rosa. Toutefois, le monde que décrit Rosa se rapproche beaucoup de la société de performance, du culte de soi et de positivité aliénante que décrit Bibeau dans ses deux articles. C’est nous qui établissons ce rapprochement entre l’anthropologie et la sociologie critique.
  • [9]
    Dans Le mythe de Sisyphe (Camus, 1942, p. 17).
  • [10]
    G. Bibeau, « Livre 1. Présentation des thématiques de recherche : l’humanité dans sa diversité et la négativité dans l’humain ». Accessible sur YouTube.
  • [11]
    Isabelle Marin est médecin cancérologue en soins palliatifs à l’hôpital Delafontaine. En 2008, elle a publié « Don et sacrifice en cancérologie » (2008). Marin ne fait aucune allusion au suicide dans son texte. C’est nous, par extension, qui tentons la création d’un lien entre nos façons d’envisager la question du suicide et celle du désir de vivre.
  • [12]
    Étude des causes et des facteurs de maladies.
  • [13]
    Par la part tragique, nous entendons les dommages psychologiques et physiques (rapport à soi dans ce geste ultime) résultant d’une tentative avortée (pour autrui) de suicide ou de la mort.
  • [14]
    Deborah Lupton est sociologue. Elle enseigne en Australie à l’université Canberra et est rattachée à la faculté des arts et du design.
  • [15]
    Cette déclaration figure sur tous les emballages de cigarettes au Canada. Elle est le fruit d’une initiative de Santé Canada. À cette déclaration s’ajoute l’image d’un homme, monsieur Leroy, que nous voyons de face avec un trou béant dans la gorge bien en vue avec le col ouvert de son pull.
  • [16]
    Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Arles, Actes Sud, 1981, p. 17 (traduit du suédois en 1955).

Mise en contexte

1 D’après l’oms, il y aurait annuellement environ 800 000 suicides par an dans le monde [1]. En ce qui concerne les tentatives de suicide, leur nombre pourrait se situer entre 10 et 16 millions [2]. Ces nombres sont à multiplier par dix en ce qui concerne l’entourage proche de ceux qui se donnent la mort ou tentent de le faire : conjoints, enfants, grands amis, familles proches (gouvernement du Canada [3]). Enfin, selon d’autres sources, il faudrait encore multiplier par 100 les personnes qui, même éloignées, pourraient être secouées, à des degrés sans doute moindres, par la tragédie de l’auto-finitude. On pense ici, toujours selon les données sur le suicide du gouvernement du Canada et d’associations militant contre les ravages de l’autodestruction de soi, aux collègues de travail, aux amis, aux intervenants, aux soignants.

2 Nous présumons, sans trop de risque de se tromper, que nous fûmes tous et toutes affectés, directement ou indirectement, par le suicide ou une tentative de suicide d’un proche, d’une connaissance, d’un patient. Et si ce n’est pas le cas, nous risquerons de l’être, un jour ou l’autre. Et pour la majorité d’entre nous, nous resterons sans mots. Nous esquiverons peut-être le sujet, souvent à cause d’un profond malaise. Sans nécessairement chercher à oublier, nous tenterons de ranger cet épisode dans une petite boîte que nous ne chercherons pas à ouvrir. Notre attention se portera dans ce texte sur les survivants, et sur les victimes collatérales du drame.

3 Les écrits se rapportant à ceux qui reviennent à la vie ne sont pas légion [4]. Sans doute que ces récits de l’intime sont trop intimidants. Quant aux proches, ils sont tellement accablés qu’ils sont loin de penser à écrire. Certains seront même dans l’incapacité d’offrir du réconfort ou de la tendresse à l’égard de l’être qui aura tenté de se tuer, dont les plus proches. Le déni ou la culpabilité pourraient expliquer en partie ces conduites. Sous un autre angle, nous pensons ici aux professionnels du social et de la santé qui ont, dans l’après-coup, à accompagner ces personnes. Comment s’y prennent-ils, comment les entrevoient-ils ? L’expression répétée d’idées suicidaires engendre-t-elle chez eux de l’épuisement ? Sont-ils trop obsédés par la crainte de la récidive ? Sont-ils influencés à leur insu par l’histoire de la réprobation du geste suicidaire qui a marqué plusieurs siècles de notre histoire ?

4 Par l’entremise d’un bref tour d’horizon de la littérature, nous esquisserons quelques explications pouvant illustrer l’existence de certaines lacunes philosophiques et anthropologiques, d’une part, à l’égard du meurtre de soi et, d’autre part, à l’égard du sentiment de honte, de faiblesse et de culpabilité qui affecte, après coup, ceux et celles qui auront été rescapés de l’autodestruction.

Repères historiques et moraux pour expliquer le sentiment de honte de soi après une tentative de suicide

5 En tout premier lieu, il faut savoir que la décriminalisation de la tentative de suicide au Canada s’est effectuée en 1972 [5]. Imaginons, un seul instant, comment pouvait s’éprouver une personne qui revenait à la vie en 1960 et recevait pour son crime une peine d’emprisonnement par la cour ? Outre le sentiment de honte que cette personne pouvait ressentir après coup, il y avait également l’épreuve d’avoir commis un péché si cette personne était chrétienne. Au final, elle savait qu’elle devrait faire face à la justice en cas d’échec de sa propre mise à mort et, ultimement, subir une sanction pénale [6]. Ce n’est pas sans rappeler l’époque de la Nouvelle-France, au cours de laquelle les suicidés étaient punis par la loi et l’Église catholique, qui voyaient dans ces gestes, le suicide ou sa tentative, un crime odieux contre l’Église catholique (lèse-majesté et lèse-divinité). Cellard et coll. (2013) donnent deux exemples de punition sur des corps morts par suicide au xviiie siècle. Dans le premier cas, un suicidé s’est vu privé de sépulture. Dans le second cas, une femme décédée de la même manière fut traînée derrière d’une charrette, attachée par les pieds, avant d’être déposée dans un fossé, elle aussi sans sépulture. Avant que le suicide ne soit décriminalisé en France (et avant 1759 en Nouvelle-France) à la fin du xviiie siècle, le suicidé lui-même risquait avant 1791, si l’on n’obtenait pas une preuve formelle de démence, de subir des peines juridiques et des châtiments corporels sur son cadavre (Yampolsky, 2017). Sous le régime britannique au Canada, le crime de felo de se sera maintenu jusqu’aux années 1820. Cette pénalisation du geste suicidaire a des implications non seulement symboliques mais également matérielles, puisque les biens du suicidé étaient confisqués par l’État. Tranquillement, la question de l’état d’esprit au moment du passage à l’acte permettra une déresponsabilisation de la criminalité de l’acte. À compter du dernier tiers du xxe siècle, le suicide, à tout le moins au Québec mais aussi en Europe, migre définitivement des niches régulatrices de l’Église et du judiciaire vers celles de la thérapeutique, de la médecine et de la psychiatrie (Cellard et coll., 2013 ; Yampolsky, 2017 ; Caillé, 2008) et plus récemment de la génétique.

6 Encore aujourd’hui, les conséquences de cette histoire liant le suicide à un crime et à un péché sont perceptibles dans l’imaginaire. Ceux qui survivent au suicide devront, pour un certain temps, vivre seuls dans leur coin, la plupart du temps sous traitement psychiatrique, occasionnellement par l’internement mais surtout par la médication. Cela non pas parce qu’ils seront mis à l’écart de la société parce qu’ils font peur, mais bien parce qu’ils s’éprouveront comme des personnes malades mentales ayant failli dévaster la vie des autres par la nature de leur geste soi-disant égoïste. Pour le dire en d’autres mots, ils pourraient se retrouver devant l’inassumable de leur geste après coup. On leur rappellera, sans leur dire de manière directe, qu’ils ont presque commis l’irréparable. Ce qui pourrait être l’origine du sentiment de honte chez ceux qui reviennent de loin, à cause de leur geste d’autodestruction et du silence d’un soi coupable, victime de lui-même.

7 L’anthropologue Gilles Bibeau, se référant à Agamben [7], apporte un éclairage intéressant au sujet de l’épreuve de la honte. « Avoir honte signifie être livré à l’inassumable. Mais cet inassumable n’est pas une chose extérieure, il provient au contraire de l’intimité même, il est ce qu’il y a en nous de plus intime. »

8 Pour donner un peu plus de poids à l’hypothèse de la honte qu’un suicidé pourra vivre s’il advenait qu’il revienne à la vie, Bibeau, sans pour autant parler des revenants, explore l’existence d’un « tout positif » de la condition humaine dans ce que, parallèlement, Rosa (2014) nomme la modernité tardive [8]. C’est-à-dire une modernité qui, comme jamais auparavant dans l’histoire du monde, transforme dans des accélérations sans précédent les rapports entre les êtres humains, tant au plan social et technique qu’au plan du rapport intime à soi. Un monde, autrement dit, qui requiert des niveaux de performance de soi jamais égalés, se caractérisant par une aliénation de soi qui, même sans pression aucune venant se poser sur soi, nous pousse à penser devoir toujours en faire plus, présumant que c’est de cette façon qu’il faut être dans le monde. Comme le suggère Rosa (2014), ceux qui résistent à cette logique de performance extrême de soi seront rapidement mis en situation d’échec et exclus. Ceux qui y resteront seront admirés jusqu’au jour où ils tomberont, par épuisement ou par la mort, dans l’oubli.

9 Bibeau (2009) dénonce, lui, le discours de l’aspiration au positif, voire de l’idéologie du « tout positif », arguant que ce discours serait « la concrétisation actuelle de l’élimination du négatif ». Or, c’est justement de cette façon que certaines religions considèrent encore que le suicide serait un geste négatif qui, sans pour autant être un péché mortel mais désormais véniel, serait en opposition au positif, à la vie. Le « tout positif en tant [qu’illusion] qu’idéologie consiste à faire croire qu’aujourd’hui le bien (positif) l’a emporté sur le mal (négatif) ». Toujours selon Bibeau, cette utopie du positif, dans presque toutes les sphères de l’activité humaine et sociale, engendrerait « un effet d’effacement de la face sombre et [absurde] de la condition humaine par l’imposition d’un silence ».

10 En reprenant la célèbre phrase de Camus, « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide [9] », Bibeau pose son regard sur nos conduites et plus spécifiquement sur nos comportements d’autodestruction (2012, p. 257) parce qu’ils forcent « à nous interroger sur ce qui fait la profondeur de l’homme, sur l’ambiguïté qui le marque, sur les contradictions qui le constituent, jeté qu’il est entre vie et mort, entre le positif et le négatif ». L’anthropologue insiste pour réinscrire la « face sombre » de la condition humaine dans une théorisation du sens de la vie, comme l’autodestruction sous toutes ses formes et dans toutes les conduites extrêmes, pour mieux appréhender nos façons « de penser, d’étudier et de prévenir le suicide ».

11 De l’avis de Bibeau, et si nous comprenons bien ses propositions de nature conceptuelle, le défi actuel, en ce qui concerne le suicide, consisterait à devoir « apprendre à penser ensemble le mal avec le bien ». C’est-à-dire penser le négatif et le positif en simultanéité et de manière amalgamée, les diverses manières d’entrevoir la condition humaine. Ce qui impliquerait un croisement non hiérarchisé des sciences humaines et sociales, de la biologie, de la génétique et de la clinique. La raison qui expliquerait cette nécessité s’avère que nous ne disposons pas de réponses définitives autour de la question du suicide et surtout du passage à l’acte. En fait, ce que Bibeau cherche à impulser, c’est l’apposition d’un soupçon sur ce qui semble être positif, sur ce qui semble bien aller [10]. Or, il appert que cette façon de repenser la question du suicide, tant au niveau de la recherche que de la prévention qui s’effectue sur le terrain, semble se heurter à un mur, celui d’une impossible transdisciplinarité (Lesage et coll., 2012), là où les institutions, de par leur rigidité et leur lourdeur technocratique, empêcheraient cette concrétisation. Parce que le financement, à titre d’exemple, de la recherche sur ce désir de quitter le monde des vivants, à tout le moins au Québec, favoriserait davantage le biomédical et la génétique au détriment de l’apport des sciences humaines et sociales.

12 Une autre explication, cette fois-ci découlant des concepts du don et du contre-don inspirés par Marcel Mauss, voudrait que la logique compétitive interdisciplinaire, disons entre la philosophie, la psychiatrie et la génétique, pourrait être abolie si l’on acceptait d’entrevoir la question du suicide non pas comme un domaine réservé à l’une ou l’autre de ces disciplines, mais bien comme un problème, voire une question, qui réclamerait un souci du don. Le don étant vu, ici, comme un opérateur d’alliance entre le biologique, la psyché, la condition humaine et le social (Caillé, 2008). En suivant Camus, pour qui il n’y a pas de réponse claire pouvant éclairer ce geste, ne vaudrait-il pas mieux, par l’intermédiaire de l’altérité, du don et du contre-don, délaisser la course aux savoirs-vérités sur le suicide ?

13 Toujours en lien avec le don et le contre-don, Isabelle Marin (2008), cancérologue, offre peut-être une façon de penser autrement cette confession du désir d’en finir [11]. Elle raconte comment, à partir du regard anthropologique, des patients entrevoient les traitements en milieu hospitalier. Le contre-don, du côté du soin, s’incarne dans le traitement, qu’il s’agisse de médicaments, de chimiothérapie ou de radiothérapie. Or, lorsqu’un médecin évalue que ce traitement ne portera pas les fruits escomptés, ce choix, comme le relève Isabelle Marin (2008, p. 405), risque de décevoir le patient, et ce, même si le médecin l’informe des risques importants d’effets secondaires ou qu’aucune guérison n’est possible. Du côté du patient, on pourrait bien se demander ce qu’il offre en retour. Pour l’illustrer, Isabelle Marin (2008, p. 407) décrit cette scène : « Une malade porteuse de cancer et sous chimiothérapie aborde une nouvelle infirmière après les présentations : “Ah, cela tombe bien, j’ai un cadeau pour vous.” L’infirmière, alléchée, demande : “Quel cadeau ?” [Et la patiente de répondre] “Mais mon cancer, voyons.” » Considérant que la médecine refuse l’échec et toute confrontation à son impuissance, le médecin pourrait être tenté de se dire « Je dois (quand même) lui donner quelque chose ».

14 Ce qu’Isabelle Marin tente de nous dire en se fondant sur sa pratique et en l’analysant à partir d’un regard anthropologique et humaniste, c’est que le rapport patient--médecin (ou psychologue) pourrait très bien s’envisager par l’intermédiaire du don comme modalité d’échange : ce que donne le patient, en l’occurrence un corps malade ou une souffrance, et, en contrepartie, des soins. Or, pour bien saisir le sens du don comme modalité d’échange, il est nécessaire d’entrevoir l’être humain comme étant, en premier lieu, relationnel et social, c’est-à-dire une personne qui ne cherche pas nécessairement à obtenir des gains. Comment est-il possible de transposer la lecture qu’Isabelle Marin fait de sa pratique de cancérologue au domaine du suicide et des tentatives de suicide, tant du côté de la prévention que du côté du soin ? On pourrait se demander si l’aveu de vouloir en finir serait un don de soi à l’autre. Une sorte de don empoisonné qui aurait le potentiel de confronter les limites du soin ? En contrepartie, qu’est-ce que le soignant offre à cette personne : un antidépresseur serait-il le contre-don à la souffrance de l’autre en présumant que la dépression n’est pas toujours en cause dans un désir de passer à l’acte ?

Des risques de l’usage de la prévention du suicide et de l’accueil des revenants

15 La prévention du suicide à l’échelle de plusieurs nations transite par les autorités de santé publique à partir d’orientations épidémiologiques provenant de l’Organisation mondiale de la santé (oms), alors que l’étiologie de cette déviance est majoritairement expliquée par la médecine, la psychiatrie et la génétique. C’est bien là la démonstration pratique et entièrement réussie de la migration de ce mal (les conduites suicidaires) vers la médecine et par la suite vers l’hygiène publique au xxe siècle. Rappelons, à ce titre, qu’il est fréquent de retrouver le mot « fléau » dans la littérature lorsqu’on évoque le thème du suicide à l’échelle mondiale : un fléau qu’il faut combattre au même titre que n’importe quelle autre maladie. Mais le suicide, est-ce bien un problème spécifique de santé publique ? C’est-à-dire un problème comme, par exemple, le cancer, la grippe, le tabagisme, Ebola, l’obésité et le sida, où les étiologies [12] en la matière seraient bien maîtrisées de même que les modes de propagation.

16 Lorsqu’on porte son regard du côté de l’anthropologie et de la philosophie, on se rend bien compte que le désir de mettre fin à ses jours demeure une question entièrement ouverte, non définitive et, pour reprendre des termes médicaux, idiopathique, autrement dit un mal (être) qu’on éprouve pour soi-même. La littérature au sujet de la prévention du suicide nous montre que ce « drame », le suicide ou la tentative de suicide, engendre d’importants dommages collatéraux. On pourrait dès lors avancer l’hypothèse que c’est la part du tragique [13] de ce geste dévastateur qui expliquerait la localisation du suicide dans la niche de la santé publique. Ainsi la question ne serait pas de savoir s’il est possible de prévenir le suicide, mais plutôt s’il est plausible que notre façon de vouloir prévenir le suicide comporte une part de zone d’ombre pour ceux qui veulent mettre fin à leur vie et les proches.

17 Dans un article de 2014, Deborah Lupton [14] s’est intéressée aux campagnes médiatiques de prévention et de promotion de la santé à partir d’un regard critique. Plus spécifiquement, elle a porté son attention du côté des messages médiatiques visant à changer des comportements jugés néfastes pour la santé. Selon l’auteure, certaines campagnes de prévention usent du dégoût pour insuffler des modifications comportementales. Deborah Lupton décrit et analyse l’usage du dégoût en prévention à partir de trois angles : éthique, moral et politique. Elle s’attarde surtout aux effets délétères de ces pratiques, entre autres aux stigmates sociaux et aux risques de discrimination pour des populations directement concernées par ces campagnes de prévention, des personnes qui, pour une multitude de raisons, ne pourraient se conformer aux diktats de la santé positive. Elle évoque une campagne de lutte contre l’obésité où l’on voit un homme en surpoids ouvrir une porte de réfrigérateur, avec une voix off qui décrit les méfaits de l’obésité pour l’organisme, images à l’appui d’un système digestif mal en point. Elle donne aussi en exemple des campagnes contre le tabac où ce même script du dégoût est employé pour susciter des prises de conscience par l’entremise d’images choc : artères bouchées, poumons dégradés par le goudron, bouches et langues, en gros plan, affectées par le cancer. Pour étayer sa thèse sur les effets pervers et discriminants de l’usage du dégoût, elle évoque des dérives possibles en arguant que ces stratégies de communication visant des changements de comportements de santé peuvent directement se retourner contre les personnes. Des personnes qui seront symboliquement transformées en acteurs de leurs propres problèmes (la cause de leurs maux). Prenons pour exemple cette mise en garde sur des paquets de cigarettes : « J’avais 48 ans quand j’ai appris que je souffrais du cancer de la gorge. On m’a retiré les cordes vocales. Depuis, je respire par un trou dans la gorge [15]. » Comme l’affirme Deborah Lupton, l’usage du dégoût dans certaines campagnes de prévention cherche à engendrer une prise de conscience émotionnelle et individuelle.

18 En jouant sur le registre des émotions, ce type de campagne a pour effet de capturer de manière totalitaire l’audience – incluant les personnes à risque – en la sidérant et en divisant en deux le corps social : ceux qui ont de saines habitudes et ceux qui ont des habitudes malsaines qu’ils persistent à entretenir malgré tout. On pourrait dès lors conclure que ces campagnes fonctionnent, justement parce qu’elles atteignent leur but : susciter la peur d’un soi inadéquat par la répulsion. Or, en s’appuyant sur des recherches critiques à l’égard de l’usage du dégoût dans le champ préventif, il est mis en évidence que ce type de pratique peut aussi concourir à renforcer les préjugés, la bigoterie et la marginalisation. C’est ainsi que des personnes pourront s’isoler ou encore conclure au désaveu de leur propre corps, de leur propre condition humaine. Ce processus, toujours selon Deborah Lupton, pourrait conduire des personnes à se considérer comme déviantes. Pensons aux fumeurs, s’exposant de manière délibérée à ce facteur de risque, qui développeraient malencontreusement un cancer du poumon, de la langue, de la gorge, etc. Inévitablement, ils ne pourront que se blâmer eux-mêmes pour leur faute et leur échec de n’avoir pu se conformer aux régimes de la santé positive. Enfin, derrière les campagnes de prévention axées sur le dégoût se profile l’idée que l’utopie, au sens d’une propagande – avant que cette expression n’entre dans une catégorie négative –, de la santé publique serait de produire des citoyens autodisciplinés, dociles aux savoirs et aux normes émanant de cette institution.

19 Par ce détour du côté de l’usage du dégoût en prévention, nous voulons mettre en lumière les possibles effets délétères des préventionnistes au plan social et individuel. La prévention du suicide peut-elle, elle aussi, avoir des effets préjudiciables au plan social et individuel chez ceux qui veulent en finir ? Il s’agit là d’une question très sensible mais qui mérite qu’on s’y attarde avec une grande délicatesse. Autrement dit, une question ouverte pour la recherche et la pratique.

20 Rappelons une fois de plus que la prévention du suicide est sous l’influence de la médecine, de la psychiatrie, de la génétique et de la psychologie, alors que très peu de considérations philosophiques, historiques et anthropologiques sont évoquées, ce qui a pour effet de réduire amplement la question sociale et humaine à l’intention et au geste sans prendre en considération la complexité de l’être. Il est donc normal de découvrir que le premier facteur de risque du suicide est relié à des troubles mentaux et que les facteurs de protection transitent par des soins cliniques.

21 À cette domination du champ médical entourant la question du suicide s’ajoute une voix que l’on retrouve dans la majorité des campagnes de prévention et sur le terrain par des lignes d’écoute : la prise de parole et l’écoute pour rompre l’isolement, qui constitue également un facteur de risque. Mais cette prise de parole doit se faire selon des paramètres définis d’avance et la réponse est souvent la même : il y a d’autres solutions à la souffrance…

22 Lorsqu’on s’attarde aux facteurs de protection, on relève l’importance de maintenir des liens étroits avec la famille et les proches. Ainsi, est-il plausible d’envisager que les proches et la famille puissent ressentir un sentiment d’échec si un suicide survient alors qu’ils auront tout fait pour garder en vie l’être aimé ? Nous ne savons pas comment, après coup, les proches pourront s’éprouver. Sans doute pourront-ils ressentir une fatigue sans nom, être écrasés et dévastés sous prétexte qu’ils n’auraient rien vu venir, particulièrement dans des cas où le suicide ou la tentative de suicide n’était pas le résultat d’une judicieuse planification.

Conclusion

23 Revenir à la vie après avoir tenté d’en finir révèle l’ampleur du problème, de même que la complexité de la question se rapportant au désir de mettre fin à ses jours sans y parvenir. Les deux sont liés, un peu comme si les conditions post-suicidaires rappelaient que la vie est plus forte que la mort, que le positif (la vie) est, par extension, plus fort que le négatif (la mort). Le fait de devoir vivre avec la certitude qu’il est impossible de se tuer permet, souvent, à la vie de suivre son cours. Ce n’est pas sans rappeler la désormais célèbre phrase écrite par Stig Dagerman en 1955 : « Il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté humaine [16]. » Cette déclaration amène tout droit vers le mythe de Sisyphe, condamné à devoir, pour toujours, vivre sa vie sans pouvoir la fuir, telle une punition qu’imposent les dieux lorsqu’ils sont contrariés par l’affront d’un humain défiant leur pouvoir de vie, de mort et de souffrance sur terre.

24 L’image de Sisyphe devant pousser son rocher en le roulant vers le sommet alors qu’il retombe de son propre poids au bas de la montagne incarne l’image d’une souffrance éternelle. Or, Camus revisite ce segment de la mythologie grecque à partir de l’absurde dans son livre intitulé justement Le mythe de Sisyphe. Il renverse la souffrance perpétuelle qu’incarne le labeur répétitif d’un Sisyphe en laissant entrevoir que cette inexorable souffrance lui serait supportable parce qu’il n’aurait pas conscience de son geste de « travailleur de l’inutile » Comme Camus l’indique, c’est à partir du moment où « l’on sait » que la part d’ombre de sa condition se révèle. Ainsi, lorsque des idées suicidaires et des tentatives de suicide sont commentées et que l’on traite, par la suite, les survivants comme des malades, nous commettons peut-être l’erreur d’induire un savoir qui ne serait pas le bon pour soulager une détresse qui n’aurait rien à voir avec des troubles mentaux. Ce dont il faudrait s’occuper en premier lieu serait, si l’on suit Camus, de s’enquérir de la raison et de l’instant où la conscience de son état et de son être s’est manifestée dans les instants précédant la tentative.

25 Ceux qui reviennent à la vie après une tentative de suicide auront un énorme travail à faire en eux et auprès des autres dans l’espoir de rééquilibrer, à nouveau, l’ordre des choses. Mais ils risqueront de ne jamais y parvenir totalement. Parce que le sens profond de la vie aura été gravement altéré par le désir, un jour, de vouloir la quitter. Restaurer la confiance des proches, au présent comme au futur, en sachant qu’elle sera perpétuellement fragile, c’est à cette tâche qu’ils devront se consacrer, pour les autres mais aussi pour eux-mêmes.

26 C’est de cette façon, souvent, que l’on pourrait être tenté de regarder ceux qui ont cherché à quitter la vie. Et si ce n’est pas le cas, l’imaginaire collectif, qui associe suicide et faiblesse, égoïsme, lâcheté ou encore maladie, pourrait bien rappeler aux auteurs de la tentative de suicide que c’est par cette voie qu’ils devront, pour un certain temps peut-être, s’éprouver au monde. Mea culpa. Cela s’effectue de manière discrète à partir d’attributs culturels, moraux et biomédicaux qui, sans nécessairement se matérialiser dans ces mots : dépressifs et malades, sont là comme un nuage gris dans l’espace social. Revenir à la vie implique que ces étiquettes, ayant la puissance de stigmates, viendront se poser en soi, dans le segment intime de l’être, pour y séjourner longtemps. Doit-on pour autant éprouver de la culpabilité face à ce geste de fuite, tout en supposant que ceux qui passent à l’acte ne pensent ni aux autres ni même à eux ? Dans certains cas, où le désir d’en finir se manifeste de manière spontanée et impulsive, ce n’est pas l’intégralité de l’être qui agit, c’est essentiellement la part animale de l’humain qui l’aura emporté sur l’être tout entier.

27 Lorsqu’une personne attente à sa vie et qu’elle y revient, le monde, ici, se divisera en deux entités distinctes : face à soi et face aux autres. Il existe une différence importante dans la manière de voir la vie qui s’en va. Il y a ceux et celles que l’on qualifie de battants et de battantes, affectés par un cancer et qui luttent de toutes leurs forces pour s’accrocher à la vie. Se soumettant à des traitements ayant d’importants effets secondaires, on dira d’eux, après leur éventuel décès, qu’ils se sont battus jusqu’au bout. Or, pour les revenants ayant tenté de mettre fin à leurs jours, c’est le contraire. Ils se retrouvent dans la catégorie inverse, en opposition frontale avec le positif de la vie. Ils entrent dans la catégorie des personnes abattues, négatives. C’est ce qu’ils pourront se dire, c’est ce qu’on pourra penser d’eux, à voix basse, ou silencieusement. Pour l’ensemble des raisons évoquées dans cet article, nous retenons l’importance de penser la question du suicide et de sa prévention en des termes autres que médicaux. Non pas que le médical soit ici entrevu comme inadéquat, mais parce que la question du suicide est trop complexe pour être un sujet déterminé par la médecine et la psychiatrie.

Bibliographie

Bibliographie

  • Bibeau, G. 2009. « Une éthique du tragique. Considérations anthropologiques sur la condition humaine », Anthropologie de la morale et de l’éthique, vol. 33, n° 3, p. 101-117.
  • Bibeau, G. 2012. « Au nom de l’humain : penser le suicide dans ses sources profondes », Santé mentale au Québec, vol. XXXVII, n° 2, p. 257-273.
  • Bodinat, B. de. 1996. La vie sur terre. Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, Paris, Éditions de l’encyclopédie des nuisances.
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  •  

Mots-clés éditeurs : anthropologie du suicide, Suicide, tentative de suicide, histoire du suicide

Mise en ligne 02/02/2018

https://doi.org/10.3917/vst.137.0040

Notes

  • [1]
    Source : www.who.int/entity/mediacentre/news/releases/2014/suicide-prevention-report/fr/ - 39k
  • [2]
    J.M. Bertolote, A. Fleischmann, « Suicide and psychiatric diagnosis: A worldwide perspective », World Psychiatry, 1(3), p. 181-185. 
  • [3]
    Source : https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/prevention-suicide/suicide-canada.html
  • [4]
    Voir, par exemple, le texte de Charles dans ce numéro. Il faut toutefois noter que plusieurs récits publiés au cours des dernières années font figure de testament pour des personnes qui se sont enlevé la vie, par exemple Édouard Levé, Stig Dagerman, et autres.
  • [5]
    Les articles du Code criminel du Canada sur la tentative de suicide sont codifiés en 1892, sections 237 et 238 (section 270 en 1907 et 213 en 1950). Le « crime » de tentative de suicide était punissable par procédure sommaire de deux ans d’emprisonnement, l’aide au suicide, elle, d’un emprisonnement à vie. Les peines furent réduites en 1953. Le suicide a été décriminalisé de facto dans la seconde moitié du xixe siècle. La tentative de suicide a été traitée de différentes manières avant 1972, décriminalisée en 1972 et retirée du Code criminel en 1985. Voir débat à la Chambre des communes, 28e Parlement, 3e session, vol. 3 et 4, 1er et 15 février 1971, p. 2929 et 3368.
  • [6]
    L’étude des dossiers de la cour provinciale du Québec ne nous permet pas, pour l’instant, d’estimer le nombre de procès pour tentative de suicide. Nous savons toutefois que peu de suicidants ont eu une sanction pénale. La médicalisation du geste suicidaire commence dès le xixe siècle et beaucoup de revenants se retrouveront en institution psychiatrique plutôt qu’en institution carcérale.
  • [7]
    Cité dans Bibeau (2012).
  • [8]
    Bibeau ne fait pas référence à Hartmut Rosa. Toutefois, le monde que décrit Rosa se rapproche beaucoup de la société de performance, du culte de soi et de positivité aliénante que décrit Bibeau dans ses deux articles. C’est nous qui établissons ce rapprochement entre l’anthropologie et la sociologie critique.
  • [9]
    Dans Le mythe de Sisyphe (Camus, 1942, p. 17).
  • [10]
    G. Bibeau, « Livre 1. Présentation des thématiques de recherche : l’humanité dans sa diversité et la négativité dans l’humain ». Accessible sur YouTube.
  • [11]
    Isabelle Marin est médecin cancérologue en soins palliatifs à l’hôpital Delafontaine. En 2008, elle a publié « Don et sacrifice en cancérologie » (2008). Marin ne fait aucune allusion au suicide dans son texte. C’est nous, par extension, qui tentons la création d’un lien entre nos façons d’envisager la question du suicide et celle du désir de vivre.
  • [12]
    Étude des causes et des facteurs de maladies.
  • [13]
    Par la part tragique, nous entendons les dommages psychologiques et physiques (rapport à soi dans ce geste ultime) résultant d’une tentative avortée (pour autrui) de suicide ou de la mort.
  • [14]
    Deborah Lupton est sociologue. Elle enseigne en Australie à l’université Canberra et est rattachée à la faculté des arts et du design.
  • [15]
    Cette déclaration figure sur tous les emballages de cigarettes au Canada. Elle est le fruit d’une initiative de Santé Canada. À cette déclaration s’ajoute l’image d’un homme, monsieur Leroy, que nous voyons de face avec un trou béant dans la gorge bien en vue avec le col ouvert de son pull.
  • [16]
    Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Arles, Actes Sud, 1981, p. 17 (traduit du suédois en 1955).
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