Ce récit inversé raconte comment s’est passé mon improbable retour à la vie. J’explique, en fin du texte, pourquoi cette inversion narrative débute par la fin pour se terminer au commencement.
Après
1 Montréal. J’ai 60 ans. Je suis un homme. Après un peu moins de trente-six heures d’hospitalisation, j’obtiens mon congé de l’hôpital le 30 décembre 2015 dans l’après-midi. Pas de bottes, on m’en donne une paire à l’hôpital. Trop grande.
2 De la neige est tombée le 28 et le 29 décembre. Aucun souvenir de mon retour solitaire à la maison, sauf un arrêt dans un centre de crise tout juste à côté de l’hôpital. J’y passe environ vingt minutes avec la promesse de reprendre contact dès le lendemain. Par la suite, pas de souvenir de mes déambulations du centre de crise vers chez moi. Lunettes et trousseau de clés disparus, sauf une clé orpheline dans ma poche de manteau pour entrer chez moi. Mon premier souci, retrouver ces effets qui me sont indispensables. Pour entrer dans ma maison, conduire mon automobile, voir, lire et écrire.
3 Dans mes songes d’avant, je suis dans la cale d’un sous-marin, condamné à ramper dans un amas de métal, de gaines et de fils électriques, d’eau et de boue huileuse, avec le désir, pas très clair, de vouloir en sortir vivant. Et si cet espace exigu et inhospitalier était, pour l’éternité, mon nouveau domicile fixe ? À mon retour à la maison, j’entreprends des travaux d’archéologie sur ma terrasse enneigée. C’est pour retrouver mon trousseau de clés et mes lunettes que je pellette un amas de neige de près d’un mètre de haut. Je suis seul, je crois. Durant trois jours, je cherche mes objets essentiels égarés en pelletant toute la surface. Au bout de deux jours, il n’y a plus un flocon sur la terrasse. Je n’ai rien trouvé, sauf un côté obstiné de ma personne. Durant des mois, je vais chercher ces objets partout dans la maison. Encore aujourd’hui, je ne m’explique pas cette perte. De toute ma vie je n’ai jamais perdu quelque chose d’aussi essentiel à mes yeux. Je devais être très égaré, profondément barbouillé.
4 Le 31 décembre 2015, début de douleurs fantômes aux extrémités, une journée après ma sortie de l’hôpital, trois jours après mon hospitalisation. Pieds et mains. Cette douleur, difficile à nommer, combine engourdissement, brûlure, perte de sensation, élancements et œdème aux pieds et aux mains. Sous mes ongles de doigts de pied et de mes mains, des stries brunâtres se dessinent et progressent vers les bouts. La douleur partira de l’extrémité de mes orteils pour ceinturer progressivement mes deux pieds. Elle ira jusqu’à mes cuisses. De mes doigts, comme point d’origine, la douleur envahira en entier mes mains. Elle ira vers les biceps. Au lit, il m’est impossible de supporter le poids et la texture du drap sur mes pieds. Je vois mon médecin de famille le 6 janvier 2016. Elle déclare, à la suite de la lecture de mon dossier hospitalier qu’elle lit à haute voix, que j’ai bien failli ne jamais revenir. C’est mon corps qui est pour elle une source d’intérêt. Mais aussi un sujet d’inquiétude car elle n’a jamais traité de patients pour cause d’hypothermie sévère. Elle voit bien que mes pieds et mes mains sont abîmés. Échelonnés sur plusieurs mois, elle tentera divers traitements pour calmer la douleur qui ne cesse de croître et de se transformer au fil du temps. Ses efforts pour me soulager sont sans succès. Rien ne fonctionne parfaitement. Si un médicament semble efficace pour engourdir la douleur, les effets secondaires sont intolérables. Confusion, perte d’équilibre, trous de mémoire, insomnies, cauchemars. Elle imagine la morphine en désespoir de cause. Je refuse. Elle semble satisfaite de mon choix. Les diagnostics ayant trait à mon corps sont impossibles à obtenir. La prise d’un rendez-vous avec un neurologue relève de la fiction. Une année d’attente. J’explore la physiothérapie et l’acupuncture, sans succès aussi. En 2017, je cesse toute médication. La douleur, mieux supportée, ne me quitte plus.
5 Saint-Germain d’Ectot (France), 20 mars 2016. Debout, dans un champ, j’observe une chèvre et des poules à quelques mètres de moi. Il n’y a pas encore de feuilles dans les arbres. Il est tôt le matin. Je suis seul à être dehors. Je sens pour la première fois la mort qui, par mes pieds, monte inexorablement dans mon corps. Constat d’une maladie incurable qui s’est infiltrée par mes pieds pour prendre racine en moi. La germination mortifère. C’est, je pense, la mort programmée qui vient d’entrer par mes pieds dans mon corps. Tel un virus dont on connaît les ravages qu’il causera une fois en contact avec l’humain. Pas de cure possible. Depuis plusieurs semaines, toutes les petites blessures que je m’inflige par inadvertance ou distraction engendrent une douleur normale sur le coup. Une douleur qui, pourtant et très lentement, ira en s’amplifiant avec le temps pour culminer après des semaines d’incubation. Au lieu de disparaître, comme c’est le cas dans un corps sain, elle s’installera définitivement dans ma chair pour ne jamais expirer. Mon corps est dorénavant un buvard qui garde tout en mémoire, les blessures physiques en particulier. Toujours, ces blessures laisseront des traces. Dans moi, l’épreuve de la douleur est dorénavant décalée. La douleur, la vraie, se révèle après coup, jamais totalement sur le moment. Aujourd’hui, mes pieds me ramènent à la vie tous les jours en me rappelant qu’il me sera impossible de me soustraire à cette douleur persistante. Je marche tous les jours, même si je perçois le monde par des pieds qui transmettent à mon cerveau des sensations étranges du sol. Toujours en déséquilibre. Comme s’il y avait, entre mes pieds et la terre, une surface instable faite de beurre moelleux. Quelque chose proche d’un cauchemar éveillé. Rien n’est tout à fait normal, toujours de l’inquiétude associée au risque de trébucher. C’est dorénavant de cette façon que je m’éprouve au monde, en décalage. Un handicapé dont les traces laissées par un dommage presque létal sont pratiquement imperceptibles. Dans ma situation, il m’est impossible de me plaindre.
Pendant
6 À l’hôpital, le moment du vrai réveil reste flou en cette fin du mois de décembre 2015. Quand, au juste, mes esprits revinrent-ils ? Il faudra attendre des jours et des semaines pour le savoir. Ne plus se souvenir du motif qui fait que je suis à l’hôpital. Il devait y avoir une dizaine de lits inconfortables avec des malades couchés. D’autres sont debout, marchant ou immobiles, atteints d’un mal qui m’était inconnu. Étais-je comme eux, souffrant de ce même mal ? Avions-nous, femmes et hommes, la même maladie qui faisait que nous étions isolés des autres, contagieux ? Des infirmières et des infirmiers circulaient dans la salle. Je ne voyais pas totalement dehors car les fenêtres étaient obstruées par de lourds rideaux. Au moment du coucher, le soir, on m’offrait un cachet. Sans doute pour dormir, je ne sais pas parce que je ne posais pas de questions. J’étais, semble-t-il, un bon patient. C’est ce qu’on disait de moi alors que les autres me semblaient aussi calmes et bons que moi. Je ne ressentais aucune douleur dans mon corps. Mes pieds et mes mains fonctionnaient normalement. J’étais absent de moi-même, coupé de mon corps et de mon esprit. L’effet de la surdose de benzodiazépine [1] le 27 décembre 2015 n’est sûrement pas étranger à ma condition d’égaré. Pourtant, plusieurs événements se sont déroulés durant mon séjour de trente-six heures. Des appels téléphoniques à mes proches. Des retours d’appels aussi. Des bris de communication. Le désir de rester seul, de couper les contacts. Ne plus me sentir vivant. En suspension. Aucun souvenir de visites d’êtres humains de l’extérieur, amis et membres de ma famille. Une brisure totale entre le dedans et le dehors. Et pourtant, il y en a eu. J’oubliais tout à mesure. De la peine exprimée par les autres comme du soulagement à me voir vivant malgré l’épreuve. Quelque chose s’était brisé en moi, faisant que mes sens ne s’entendaient plus entre eux. Tout était au ralenti. Pas d’accélération possible. Pas d’énergie. Pas de sentiment précis. Pas d’émotion. Du gris, juste du gris. C’était vide en moi et autour de moi. Un psychiatre d’un certain âge et un très jeune médecin en formation auprès de vrais patients me poseront des questions sur les causes de mon internement. Ce sera tout d’abord le jeune médecin. Une fois sa consultation terminée, je verrai, en présence du jeune médecin, le psychiatre mentor plus âgé qui me reposera les mêmes questions. Je crois avoir donné les bonnes réponses car j’ai eu mon congé de l’aile psychiatrique assez rapidement. Aucun membre de l’hôpital n’a pris le temps de m’expliquer d’où je venais, par où j’avais transité dans l’hôpital avant de me retrouver isolé. Aucune question sur mon état de santé physique. D’ailleurs, mon corps ne me faisait pas souffrir. Dans l’aile psychiatrique, c’est ce qui est dans la tête qui compte, les idées, les pensées, la souffrance. Les blessures au corps sont secondaires.
7 Dans les faits, j’ai passé plusieurs heures aux soins intensifs, inconscient. Ils réussirent à me remettre en vie en me réchauffant avec des injections de liquide chaud dans mes veines. À mon arrivée aux urgences le 28 décembre 2015, la température de mon corps était de 31,0° C. La température normale se situant entre 36,1° C et 37,8° C. Lors du sauvetage, il semble qu’il me restait moins d’une heure à vivre à cause du refroidissement qui allait en s’accentuant. C’est en raison d’un pressentiment de l’être aimé que je fus sauvé in extremis.
Avant
8 C’est l’épreuve de la laideur qui m’a poussé à vouloir m’enlever la vie le 27 décembre 2015. Le fait de présumer que je pouvais faire peur fut pour moi ce qui a déclenché ce désir de quitter subitement le monde. Plus cette image effroyable d’un moi qui fait peur se raffinait dans mon esprit, plus je voulais en finir. Empêtré, j’ai tout d’abord ouvert une bouteille d’alcool. Cela a précipité mon désespoir, m’enlevant toute inhibition à l’égard de ma préservation. C’est là que j’ai décidé spontanément qu’il me fallait en finir définitivement. J’ai donc avalé près d’une centaine de comprimés de benzodiazépine. Les dernières images de ma presque fin de vie d’avant sont les suivantes. Je me dirige dehors, sur la terrasse. Je m’adosse au mur. Il pleut un peu. Il doit faire autour de 2° C. Il est autour de 14 heures. Je perds conscience. Je passerai plus de dix-huit heures debout dehors, où le froid n’a fait que s’intensifier. Tout s’est bousculé dans ma tête, mon cœur et mon esprit. Je n’avais rien planifié. Uniquement de l’impulsivité émanant de mon intolérance à générer de la peur.
Retour sur le texte
9 Il m’est impossible de blâmer qui que ce soit d’autre que moi dans cette histoire. C’est moi et essentiellement moi qui, par une dérive d’interprétation de ma propre personne, suis responsable de ma tentative de me tuer et de ma condition actuelle de miraculé mal en point. Avec ce texte, j’ai voulu aller un peu plus loin que les motifs m’ayant poussé à vouloir en finir. Et surtout, éviter tout jugement moral sur la nature de ce geste. C’est le retour à la vie qui m’importait. L’après. Les traitements hospitaliers qui firent que le geste que j’ai posé m’a entraîné, comme un prévenu, dans l’isolement. Je déplore amèrement la façon dont on s’est occupé de moi et je pense à toutes celles et ceux qui, comme moi, reviennent de loin par inadvertance.
10 Pourquoi avoir inversé les séquences de ce récit de moi ? Par souci de protection, je crois. Si j’avais écrit cette expérience de retour à la vie en relatant en premier lieu la cause de ma presque mort, j’aurais eu honte de moi et j’aurais sans doute effrayé le lecteur. Je voulais aussi éviter de mon mieux la bascule dans la sensation et l’épreuve des sentiments que les mots peuvent engendrer lorsqu’il s’agit d’un drame humain. De plus, j’aurais sans doute biaisé cet événement tragique. J’aurais craint le jugement. Je me disais : comment décrire un drame sans rechercher de la compassion ? D’ailleurs, comment éprouver ce sentiment pour quelqu’un qui a délibérément tenté d’en finir et qui revient à la vie alors que d’autres luttent désespérément pour vivre ? Pourtant, je voulais écrire sur ce moment de ma vie pour montrer comment on s’éprouve après coup. Ceux qui, comme moi, reviennent à la vie vivent tous et toutes, je présume, un malaise sourd qui, sans se lire dans les mots de ceux qui savent, témoigne de l’ampleur de ce sujet toujours tabou. Une sorte d’obligation au silence qui, toujours, se devine et se ressent.
11 Enfin, je voulais ouvrir une autre brèche, plus métaphysique cette fois, sur le geste que l’on pose sur soi pour en finir. Dans mes songes récents, j’en suis venu à la conclusion qu’il [m’] était impossible de [me] se donner la mort. Il y a tout autour de nous des gens qui réussissent à se tuer. La preuve matérielle existe mais pas l’épreuve métaphysique. Le chagrin se lit chez les êtres affectés. Il y a des statistiques sur les taux de suicide dans le monde. On connaît aussi les grandes motivations : les troubles mentaux, le travail, l’amour, l’abus, etc. On connaît des proches qui disparaissent en laissant une note ou en n’écrivant rien. Il y a des professionnels qui pensent et agissent pour que d’autres évitent de poser ce geste fatal qui laisse, chez les autres, une blessure sans nom et un tas de questions qui, toujours, seront sans réponses. Mais au fond de moi, je crois qu’il [m’] est impossible de [me] se donner la mort. Tenter de poser ce geste pour se libérer de quelque chose qui pèse trop lourd sera toujours vain. C’est ce que j’éprouve au plus profond de moi. La plus grande crainte qui, aujourd’hui, m’habite est que l’on sépare mon corps de mon esprit, que l’on isole ces deux segments de mon être.
12 En guise de conclusion, voici le résumé d’un article de Claudine Sagaert [2] intitulé « De la laideur au suicide ». Je ne place pas ce court texte pour justifier le geste que j’ai posé en 2015. J’ai trouvé cet article bien après. Ce qui me semble intéressant dans ce texte, c’est qu’il montre que le désir d’en finir n’entre pas toujours par la porte de la maladie mentale, de la folie : « Avec l’inflation de la prise en compte de l’apparence dans les sociétés contemporaines industrialisées, l’individu étiqueté comme laid est bien souvent dévalorisé, rejeté, mis à l’écart. Fragilisé par le regard de l’autre, il a honte d’être ce qu’il donne à voir de lui-même à tel point qu’il en vient bien souvent à générer les fruits d’une haine de soi et à devenir alors, à ses yeux, objet de répugnance et de dégoût. Dans l’impossibilité d’être autre que ce qu’il est, il ne trouve pour seule issue que d’attenter à sa vie. »