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Article de revue

Vous avez des modèles ?

Pages 51 à 56

Notes

  • [1]
    Le Nouveau petit Robert de la langue française, 2009.
  • [2]
    M. Marin, « Organiser le pessimisme ? », L’Humanité, 11 avril 2017.
  • [3]
    M. Marin, « Politique(s) de l’art », dans S. Pawloff (sous la direction de), L’art d’inventer l’existence dans les pratiques médicosociales, Toulouse, érès, 2010, p. 203.
  • [4]
    Judith Timsit est animatrice d’atelier et auteur d’une recherche sur L’évolution des arts plastiques au sein de l’art-thérapie, université Paris 7, juin 2000.
  • [5]
    M. Marin, « Politique(s) de l’art », op. cit., p. 201 et p. 200.
  • [6]
    A. Nafisi, Lire Lolita à Téhéran, Paris, Plon, 2003.
  • [7]
    Par exemple, Ray Bradbury qui dans Fahrenheit 451 témoigne de la haine des livres et de la pensée par le gouvernement.
  • [8]
    B. Schwartz, Réflexions prospectives sur l’éducation permanente, 1969, p. 15.
  • [9]
    J. Lacan, « Discours de Jacques Lacan à l’université de Milan le 12 mai 1972 », dans Lacan in Italia, Milan, La Salamandra, 1978, p. 10.
  • [10]
    J. Lacan, « Allocution sur les psychoses », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 364.
  • [11]
    F. Verdier, Passagère du silence. Dix ans d’initiation en Chine, Paris, Albin Michel, 2003, p. 114.
  • [12]
    F. Georges, « Histoire(s) d’invention(s) en psychomotricité », dans L’art d’inventer l’existence…, op. cit., p. 14.

Quelle est la définition du mot « modèle » ? Ce terme vient de l’italien modello et signifie « ce qui sert ou doit servir d’objet d’imitation pour faire ou reproduire quelque chose », ou bien « objet, type déterminé selon lequel des objets semblables peuvent être reproduits à de multiples exemplaires [1] ». L’art est-il une pratique qui permet de reproduire rapidement et à la perfection une série de modèles identiques, ou permet-il de créer, de déranger, de subvertir un ordre établi ? Nous partons de l’hypothèse que la place réservée à l’artiste, dans une société, est toujours un témoignage sur la manière dont la dite société traite le fait humain.

1G.L. : Depuis combien de temps êtes-vous artiste ?

2M.B. : L’expression artistique est vitale pour moi depuis l’école maternelle. Après de nombreuses expériences (peinture, textile, bijoux), j’ai trouvé depuis dix-huit ans dans l’art de la mosaïque, ancestral et exigeant, une grande liberté d’expression, une expression artistique originale et contemporaine.

3G.L. : L’art est-il un don ?

4M.B. : La définition du mot « don » est talent, disposition, qualité de quelqu’un, que l’on considère comme innés, naturels. Dans les contes et le sens populaire, c’est un pouvoir extraordinaire accordé par une fée à un enfant qui vient de naître. Je peux dire que des « dispositions » soutiennent mon désir de faire ça plutôt qu’autre chose, mais j’ai souvent vérifié que le « vous avez un don » suppose que ça vient tout seul, comme par magie, sans travail. J’entends souvent des projections fantasmatiques sur ma vie d’artiste : « Vous allez dans votre atelier quand vous êtes inspirée ? » ; « Oui, une fois par an, et encore, si j’arrive à me lever ». Ce n’est pas « romantique », je vais « au travail » tous les matins, car cela va de soi : pas d’art sans travail.

5G.L. : Pouvez-vous nous indiquer votre parcours ?

6M.B. : Mon parcours artistique est intimement lié à mon histoire personnelle, à mon vécu. J’ai toujours eu besoin de « fabriquer des choses avec mes mains », et parallèlement, à partir de l’adolescence, je me suis intéressée de près à la psychanalyse. C’est parce que j’ai constaté certains effets dans le processus de création artistique dans mes stages dits « de loisir », dans mon atelier personnel, que j’ai eu le désir de monter un atelier « d’accompagnement artistique à visée thérapeutique » dans une structure de soins, et depuis 2003 ça a fait boule de neige. Mon travail est donc varié : création pure et expositions dans des lieux choisis, et interventions dans le domaine psycho-social : onze ans dans un centre de postcure pour femmes malades alcooliques, atelier d’insertion, ime (Institut médico-éducatif), cer (Centre éducatif renforcé), etc.

7G.L. : Le recours à l’art peut-il soigner ?

8M.B. : Certainement pas en « se vidant la tête, en pensant à autre chose », ou « en taillant la pierre on libère la mauvaise énergie, la colère » – comme je l’ai entendu dans une vidéo de publicité pour des stages de mosaïque sur Internet. Françoise Dolto disait quelque chose comme « Si quelqu’un se sent mieux dans ses baskets, alors on peut dire que c’est thérapeutique ». Je dirais donc que j’ai fait l’expérience que l’accompagnement à l’expression artistique était thérapeutique.

9G.L. : Oui, ce qui fait qu’un dispositif est thérapeutique, c’est le passage à la parole. La mise en mots dans une relation autorise un traitement psychique, celui du réel inscrit chez toute personne.Mais à quelles conditions ?

10M.B. : Ça c’est sûr qu’il y a des conditions. Toutes les façons de faire ne se valent pas. Je ne résiste pas au plaisir de citer ici Maguy Marin, chorégraphe : « La peinture, la musique, la littérature, le théâtre, le cinéma, les arts plastiques ne sont pas les échappatoires d’une réalité pénible, c’est exactement l’inverse. Ce sont des moyens puissants et dynamiques, pour se ressaisir d’une réalité en mouvement, et en faire un levier, une arme  [2]. »

11Nous sommes beaucoup d’artistes à dire que l’exercice d’un art nous maintient dans une zone d’équilibre, sans quoi nous aurions peut-être sombré dans la folie ou la délinquance. Je revendique et protège « une attitude d’accueil de l’inconnu », le manque n’est pas à la mode, tout le monde veut des certitudes. La mode est de tout maîtriser. Dès le départ, j’avais l’intime conviction et la détermination que je ne pouvais pas accepter, de la part des stagiaires ou des patientes, la place de celle qui sait tout, bref de l’expert.

12G.L. : Comment travaillez-vous ?

13M.B. : Je sépare le domaine technique du domaine de l’expression artistique.

14Le domaine technique : j’ai un savoir-faire professionnel qui peut se transmettre (outils, matériaux, etc.) et donc permettre à toute personne qui le souhaite de se mettre en apprentissage. Ma position éthique se traduit par une exigence sur le travail à accomplir, par respect et non infantilisation de la personne, en soulignant ses capacités à affronter les difficultés plutôt qu’en minimisant celles-ci dans un discours rassurant. J’ai rencontré beaucoup de personnes ayant du plaisir à se confronter à la difficulté plutôt qu’à du « facile ».

15Le domaine de l’expression artistique : j’accompagne les personnes dans la recherche de leur expression artistique et les conduis vers une autonomie créatrice. Chacun est invité à puiser dans ses ressources personnelles et non pas dans des modèles extérieurs. La beauté des matériaux utilisés (émaux de verre, pierre) est un élément déclencheur d’une motivation à dépasser les facteurs inhibant l’acte de création et à accepter les contraintes d’une technique exigeante. C’est par le combat mené (y compris en essayant de lâcher prise sur la peur de se lancer) au cours de la création que vont se révéler des qualités qui étaient soit enfouies, soit inconnues (le goût de l’effort, la rigueur, la capacité à faire des choix et à les assumer, la persévérance…). La prise de conscience de ces qualités pourra permettre, peut-être, à la personne de les transposer dans la vie quotidienne. Je ne fais pas de « réponse bouchon » concernant les questions habituelles : « Est-ce qu’il faut ? Est-ce que c’est bien ? Est-ce qu’on peut ? Est-ce que je peux mettre du orange près du rouge ? » À chacun d’assumer ses choix de dessin et de couleur. Maguy Marin nous dit : « À un moment donné, il ne faut plus se manifester pour que la chose advienne chez l’autre  [3]. » Je transmets ma confrontation au vide et à la solitude vécue dans ma pratique artistique dans mon atelier personnel. C’est ça qu’on va pouvoir partager d’égal à égal. Le « processus créatif » de l’artiste, celui-là même qui me permet de rester dans une zone d’équilibre, cette fragilité-là engage un processus « contagieux » (ce qui est tout le contraire d’une attitude volontariste). On n’est sûr de rien, et surtout pas d’obtenir des résultats, c’est un pari qui vaut le coup. Ressentir cette manière d’être « frères en humanité », c’est la reconnaissance de chaque subjectivité, de ce qui nous différencie. Chaque personne est unique et chaque production l’est aussi. Je ne vois toujours pas l’intérêt d’un atelier où tout le monde fait la même chose et parfois en plus dans le style de celui qui le dirige.

16G.L. : Comment penser l’articulation dans le travail pluridisciplinaire, en institution ?

17M.B. : Judith Timsit dit : « L’atelier de création plastique est une matière vivante qui favorise l’émergence de la parole, sorte de préverbal, d’introduction ou de support à ce qui peut enfin être dit, et c’est aussi en ce sens qu’il est un véritable outil de travail. » « Créer un espace de liberté au sein d’institutions est un moyen supplémentaire de mieux comprendre la problématique des participants et de les aider à être… un peu plus le sujet de leur propre destinée  [4]. »

18G.L. : Dans une institution médicosociale, l’art est-il subversif ?

19M.B. : J’ai parfois remarqué de la part de certaines institutions une grande tentation d’infantiliser les patients et le mépris du sujet de l’inconscient. Les personnes reçues en institution, une fois dans une relation de confiance avec moi dans l’atelier, se réapproprient leur liberté individuelle d’expression. Elles vont échapper à l’autoritarisme possible de l’institution : « C’est là que pratiquer ce que met en jeu la création devient extrêmement important, puisque c’est ce qui nous permet de faire surgir comment avoir le droit de ne pas faire comme on nous dit de faire » ; « Ce monde de l’art qui cherche à reproduire est consternant. Je pense que l’acte de création est comme une résistance, comme persister dans son être, parce que l’acte que tu poses te fait survivre  [5] ».

20G.L. : Pour moi l’art est subversif, d’une manière générale, c’est-à-dire qu’il l’est dans une société. À titre d’exemple, dans les pays totalitaires l’Art n’existe pas. Il est interdit. En effet, la réflexion apportée par les artistes reste non négligeable pour une civilisation. Elle produit des écarts, ouvre des « vacuoles », des espaces vides. En témoignent les difficultés qu’ont les précepteurs de l’âme à tenir debout dans les régimes totalitaires. Azar Nafisi, après avoir été exclue de l’université de Téhéran où elle exerçait, a pu réunir clandestinement un groupe d’étudiants pour parler littérature. Ces deux années passées ont été une source de création et de vie à l’abri des diktats des autorités iraniennes. Cette expérience unique leur a permis de penser la critique et de pouvoir remettre en question le régime politique de leur pays, et d’analyser leur propre soumission face au pouvoir répressif des mollahs. Parfois au risque de leur propre vie[6].

21Porter une parole vraie, sous un système totalitaire, dérange. Combien d’auteurs de science fiction n’ont-ils pas développé les ressorts de cette entreprise étouffante qui a pour but de la faire taire[7] ? La responsabilité des artistes est grande de laisser cet espace subversif ouvert. Car, là où se propagent des interstices, existe encore de la vie.

22M.B. : c’est, aussi, parce qu’il y a des interstices entre les tesselles de mosaïque qu’elles peuvent « vibrer » entre elles…

23G.L. : Vous êtes aussi formatrice. Dans votre atelier, quel type de public rencontrez-vous ?

24M.B. : En effet, pour des stages dits de loisir et de formation professionnelle (durée plus longue). Je reçois des hommes, et des femmes en majorité, de tous les milieux sociaux, et de toutes les régions, entre 25 et 75 ans. Les futurs stagiaires sont prévenus sur ma façon de travailler. Ces stages coûtent relativement cher, il faut donc avoir les moyens financiers (on verra plus loin l’impact du rôle de l’argent). Comme je l’ai dit précédemment, je ne suis pas un expert, j’ai plutôt développé une posture qui n’est pas dans « l’air du temps ». Beaucoup de propositions de stages fleurissent sur Internet, très racoleuses. Certaines même sans contenu, avec seulement des photos de belles plages. Les formations sont devenues des biens de consommation.

25Le danger, c’est que cela n’incite pas les personnes à se prendre en main dans le domaine de la créativité, dans une expression artistique autonome et singulière (c’est sans doute en cela que l’artiste est subversif : dans sa singularité).

26Définition du mot créativité : capacité, pouvoir qu’a un individu de créer, c’est-à-dire d’imaginer et de réaliser quelque chose de nouveau. « La créativité et l’imagination exigent d’apprendre à se poser des problèmes  [8]. »

27Depuis quelques années, je vois arriver dans mon atelier de plus en plus de personnes qui vont mal, bien qu’elles se rangent du côté de « l’aller bien ». Mais mon atelier n’est pas un lieu de soin. Je dois prendre conscience assez rapidement que ce sont des patientes pour pouvoir travailler avec le groupe et maintenir ma posture éthique. Il s’agit de s’accrocher au mât car ça souffle… Je dois résister à la demande de plaisir immédiat, facile, de modèles, etc.

28G.L. : Ce que vous dites me fait penser à Ulysse et à sa traversée tumultueuse du repaire des Sirènes : afin, d’entendre leur chant mais pour ne pas céder à la tentation de les rejoindre, il s’est fait ligoter à son mât de navire. Les Sirènes sont ces monstres marins qui dévorent les voyageurs. Le consumérisme, aujourd’hui, avec ses exigences pulsionnelles illimitées, dévore la subjectivité. Lacan disait, en 1972, à propos du discours capitaliste : « Ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume [9]. » C’est de cela dont il s’agit avec cette métaphore du mythe. On est dans la recherche du « plus de jouir », et cela vient obstruer le rapport à notre subjectivité, à notre humanité. En son temps Freud avait évoqué cet effet « bouchon » de l’objet réel au regard de la subjectivité. Les riches, en particulier, étaient qualifiés « d’inanalysables » ; l’argent comme objet anal, fonctionnant comme symbole phallique, vient colmater le rapport à l’inconscient.

29Qu’en est-il, à votre avis, de l’impact du libéralisme sur l’art en général ? J’ai été assez bouleversée par le destin d’une des œuvres de Banksy. Il pratique le street art, et est connu pour ses fameux rats noirs. L’un d’entre deux a été découpé sur la façade d’une maison pour être vendu sur Internet à un prix exorbitant. Dès lors que l’œuvre entre dans un circuit de spéculation, elle perd sa dimension symbolique, sa valeur de résistance, car elle est réduite à un pur produit de consommation. Qu’en pensez-vous ?

30M.B. : Je suis d’accord.

31G.L. : Au vu des mutations sociales en cours, les demandes de vos stagiaires ont-elles changé ?

32M.B. : Depuis dix-huit ans que j’organise des stages de formation, j’observe que les motivations des personnes ont changé. La majorité des stagiaires veulent des modèles (dont la définition est : fabrication d’objets manufacturés) pour être assurés, disent-ils, d’avoir du plaisir, comme le discours libéral en fait l’injonction. La croyance selon laquelle on pourrait « devenir artiste » en se « frottant » à lui, par une espèce de « transfusion sanguine » imaginaire, est passée à la vitesse supérieure en devenant une sorte de « cannibalisme ». J’en arrive à leur dire quelque chose d’extrême : « Vous ne ferez jamais ce que je fais, car vous n’êtes pas moi (avec mon histoire, mon vécu, mes expérimentations, mes erreurs, etc.). » Comme vous disiez, il faudrait que je rajoute un outil à ma pratique, l’entonnoir, comme pour gaver les oies. Et ça les emmène plutôt vers la mort que vers la vie.

33G.L. : Il me semble que les temps changent. L’époque n’est plus référencée à la fonction paternelle, aux semblants, comme au temps de Freud. Cela implique beaucoup de choses : l’homme d’aujourd’hui est noyé dans un univers oppressant de stimuli divers. La publicité, les exigences de consommation à tout crin modifient notre propre rapport à la subjectivité. Les injonctions à jouir, au plaisir immédiat, sont les nouveaux référentiels de notre rapport au monde, aux autres, à notre corps. La contrainte, la restriction en sont bannis. Est-ce que l’homme en sera plus heureux pour autant ? L’homme est avant tout un être de parole, un être inscrit dans un univers symbolique et dans un lien à l’autre. Une perte de jouissance est donc nécessaire pour l’humaniser. Le rapport au manque, à la division subjective est de structure. À vouloir obstruer cette confrontation à la perte, par exemple en doublant le discours servi par le néolibéralisme, on oriente les choses vers la pulsion de mort. A contrario, favoriser l’accès à l’inconscient par la culture, l’art, l’éducation… fait valoir la pulsion de vie. Un artiste « authentique » dans sa démarche serait plutôt du côté du « vivant ».

34M.B. : Jacques Lacan disait : « Toute formation humaine a pour fonction, par essence et non par accident, de refréner la jouissance  [10]. »

35Les stagiaires ont le fantasme qu’ils pourraient tout me prendre, comme si « j’avais » quelque chose. La formation humaine est aussi selon moi quelque chose de beaucoup plus subtil. Comme dit Fabienne Verdier en parlant d’un de ses maîtres : « Il m’a aussi enseigné à vivre les moindres gestes de la vie quotidienne, car c’est en eux que le peintre trouve son inspiration. Une réceptivité totale nous rend attentif aux vibrations des choses, à la nuance de l’aube  [11]. »

36Dans les ateliers des maîtres anciens, la copie de modèles permettait d’apprendre à travailler. Maintenant beaucoup de stagiaires encouragés par des artistes formateurs font des copies parce qu’il n’y a pas besoin de se donner la peine d’inventer. Ces exercices seront exposés sans vergogne comme des œuvres, et les stagiaires pourront faire « comme si » ils étaient artistes.

37G.L. : En conclusion. Les modèles sont-ils des signifiants sous lesquels se ranger lorsque nous souhaitons créer ? Ne faudrait-il pas plutôt inventer ?

38François Georges rappelle que les forces subversives peuvent surgir là où on ne les attend pas ; au-delà de compétences professionnelles, de connaissances techniques, « l’existence relève […] d’une disposition ou d’une position subjective d’ouverture à l’insignifiant, parfois pourtant déterminant, et à l’imprévu, à l’occasion salvateur bien que dérangeant [12] ». La responsabilité de tout un chacun est incluse dans un choix politique au regard du monde qui nous entoure. Pourtant, le monde change. Dans le domaine de l’art, nous trouvons sur Internet beaucoup de proposition de stages racoleuses. Les formations sont devenues des biens de consommation. Le danger que ces mutations peuvent entraîner, c’est de produire une massification des êtres, incapables de se prendre en charge dans une expression artistique authentique ou dans une parole personnelle. Se passer d’un modèle autorise un écart vital dans une création permettant d’étayer le « vivre ensemble », et de maintenir l’expression de la pulsion de vie, du vivant.

39Nous terminerons notre réflexion par une petite anecdote, celle de l’histoire des « modèles » du père Kervadec.

40M.B. : Il y a quelques années, j’étais dans une relation de bon voisinage avec un monsieur habitant dans mon quartier, nous l’appelions dans la famille « le père Kervadec ». Il est aujourd’hui décédé et ce texte lui rend hommage. Il m’a fourni une matière à réflexion concernant les « modèles ». C’était quelqu’un de la campagne, n’ayant pas de culture artistique, mais qui n’a jamais hésité à pousser la porte de ma galerie-atelier, pour discuter et donner son avis sur mes dernières productions artistiques. Cela n’était pas pour me déplaire. Un jour il me dit en contemplant mes tableaux :

41« Oui… oui… c’est bien… c’est bien, ça évolue bien… »

42Mais, prenant soudain un air anxieux :

43« Ça vous vient comment toutes ces idées ? »

44Moi, prise par surprise, je lui dis en mimant avec mes deux mains au-dessus de la tête, comme si ça venait du haut :

45« Ben… j’en sais rien, comme ça ! »

46Il répond : « Ah ouais ? »

47Il ne me croit pas. Il dit tout d’un coup :

48« Mais…vous avez des modèles ? ! »

49Et moi : « Mais non voyons ! Quand même Monsieur Kervadec, je n’ai pas de modèle ! »

50Sa réponse : « Ah ouais ? »

51Et on parle de choses et d’autres, du jardin, de la pêche, des poules, etc. Il se dirige vers la sortie, me dit au revoir, puis repasse sa tête par la porte et me crie :

52« Oui, oui, mais…vous avez des modèles ! »

Notes

  • [1]
    Le Nouveau petit Robert de la langue française, 2009.
  • [2]
    M. Marin, « Organiser le pessimisme ? », L’Humanité, 11 avril 2017.
  • [3]
    M. Marin, « Politique(s) de l’art », dans S. Pawloff (sous la direction de), L’art d’inventer l’existence dans les pratiques médicosociales, Toulouse, érès, 2010, p. 203.
  • [4]
    Judith Timsit est animatrice d’atelier et auteur d’une recherche sur L’évolution des arts plastiques au sein de l’art-thérapie, université Paris 7, juin 2000.
  • [5]
    M. Marin, « Politique(s) de l’art », op. cit., p. 201 et p. 200.
  • [6]
    A. Nafisi, Lire Lolita à Téhéran, Paris, Plon, 2003.
  • [7]
    Par exemple, Ray Bradbury qui dans Fahrenheit 451 témoigne de la haine des livres et de la pensée par le gouvernement.
  • [8]
    B. Schwartz, Réflexions prospectives sur l’éducation permanente, 1969, p. 15.
  • [9]
    J. Lacan, « Discours de Jacques Lacan à l’université de Milan le 12 mai 1972 », dans Lacan in Italia, Milan, La Salamandra, 1978, p. 10.
  • [10]
    J. Lacan, « Allocution sur les psychoses », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 364.
  • [11]
    F. Verdier, Passagère du silence. Dix ans d’initiation en Chine, Paris, Albin Michel, 2003, p. 114.
  • [12]
    F. Georges, « Histoire(s) d’invention(s) en psychomotricité », dans L’art d’inventer l’existence…, op. cit., p. 14.
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