Note
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Ce texte est repris des Cahiers de VST n° 2, septembre 1989.
1Le discours anthropologique du xviiie siècle est inséparable de la conception d’une histoire naturelle affranchie de la théologie et assurant la marche des sociétés dans la voie d’un progrès universel. La Révolution française concrétisera politiquement ces idées : confiance dans les bienfaits de la civilisation, mais aussi inquiétude pour le devenir de l’homme qui ne peut s’épanouir que dans un cadre bienfaiteur du côté de l’état de nature alors que le malheur est du côté de la civilisation (Rousseau).
2Ces idées du bienfait de la civilisation persisteront tout au long des xviiie et xixe siècles, alors même que la conquête coloniale et l’idée d’entreprise, vocation européenne, bouleverseront le contexte géopolitique en mettant fin aux États souverains d’Afrique. Car la perspective a changé en ce xixe siècle. L’indigène n’est plus le bon sauvage cher au siècle précédent, il est devenu le primitif, l’ancêtre du civilisé, appelé, c’est la mission de la colonisation, à rejoindre ce dernier.
3Voici la naissance de la pensée évolutionniste, dont le thème s’organise autour de deux critères : le retard par rapport à l’Occident, donc la justification du colonialisme.
4C’est un aspect caricatural de cette pensée dont je rapporte des éléments à travers les écrits des psychiatres de l’école d’Alger, produits pendant la première moitié du xxe siècle jusqu’en 1962.
5En voici un l’exposé purement énonciatif, informatif.
Un texte choc exemplaire
6En 1935, on peut lire dans le recueil du Congrès des psychiatres de langue française à Bruxelles (p. 264), en réponse au grand rapport du Pr Ludo Van Bogaert sur « l’hystérie et les fonctions diencéphaliques », une courte intervention du Pr Antoine Porot, titulaire de la chaire de psychiatrie à Alger (iI n’y en avait alors que trois ou quatre en France). A. Porot donne son accord au rapporteur qui proposait que les phénomènes hystériques entraînaient la libération des activités supérieures au profit d’activités plus primitives. Je cite : « J’en vois une preuve et une démonstration dons le caractère spécial des manifestations pithiatiques chez les indigènes de l’Afrique du Nord… Or l’indigène, gros débile mental, dont les activités supérieures et corticoles sont peu évoluées, est surtout un être primitif dont la vie, essentiellement végétative et instinctive, est surtout réglée par son diencéphale. Le moindre choc psychique se traduit surtout par des démonstrations de type diencéphalique, beaucoup plus que par des réactions psychomotrices complexes et différenciées. »
7En quinze lignes, ces généralités assénées dans un congrès scientifique international, imprimées, non discutées, non critiquées au cours des débats, sont étonnantes et inquiétantes. 1935, ce n’est pas seulement l’exposition coloniale récente, c’est aussi une ambiance ! Une époque !
8Il était important de savoir, à l’aide d’autres textes, comment s’articulaient ces affirmations effarantes.
9Revenons à 1918, dans les Annales médico-psychologiques : sous le titre de « Notes de psychiatrie musulmane », le Dr Porot décrit en dix pages ce qu’il appelle « la véritable masse indigène, bloc informe de primitifs profondément ignorants et crédules pour la plupart, très éloignés de notre mentalité et de nos réactions et que n’avaient jamais pénétré le moindre de nos soucis moraux, ni la plus élémentaire de nos préoccupations sociales, économiques et politiques.
10Nous avons pu mesurer toute la résistance morale de certaines âmes simples, la force puissante de certains instincts primitifs… Fixer, même à grands traits, la psychologie de l’indigène musulman est malaisé tant il y a de mobilité et de contradictions dans cette mentalité développée dans un plan si différent du nôtre et que régissent à la fois les instincts les plus rudimentaires et une sorte de métaphysique religieuse et fataliste qui pénètre tous les actes de la vie individuelle et de la vie collective.
11La vie affective est réduite ou minimum et tourne dons le cercle restreint des instincts élémentaires, nécessaires à la vie et à sa conservation, satisfaits avec cet automatisme régulateur que la nature a su placer à la base même de leur accomplissement ».
12« Pas ou presque pas d’émotivité… aucun éveil à la vie intellectuelle… esprit fruste et peu distrait… le temps n’est rien et insouciance de l’avenir, imprévoyance, crédulité et suggestibilité, puérilisme mental, nul appétit scientifique, etc. »
Un lent et terrible enfermement idéologique
13Les grands traits d’une personnalité musulmane et algérienne sont dessinés. De 1914 à 1962, on les verra répétés, redécrits, énoncés à nouveau à travers revues, mémoires, thèses, travaux scientifiques ou enseignements, conseils aux militaires, aux civils, aux métropolitains…, énoncés sans fin comme un catéchisme obligatoire en introduction à tout écrit psychiatrique. Parfois, ils sont plus appuyés dans le sens de la passivité, de la paresse, de l’immobilisme, du fatalisme, de 1a fixation définitive à un stade inférieur de développement social. Parfois, ils se développent dans le sens du manque de contrô1e, de la brutalité, de l’explosivité, de la non-maîtrise des instincts.
14En 1932, A. Porot et Arii, dans 1es amp, décrivent l’impulsivité criminelle de l’indigène algérien, phénomène que les auteurs constatent dans leurs expertises médico-légales et qui leur permet d’enrichir leur description de la mentalité indigène globalisée. Je cite :
- La grosse infériorité mentale de la masse indigène (dont ils exceptent les Kabyles), êtres frustes livrés à leurs instincts primitifs dans la vie, qui du reste ne trouvent aucune sollicitation à l’éveil de l’esprit.
- La crédulité et la suggestibilité, corollaires obligés de la débilité mentale. L’indigène vit dans un passé peuplé de légendes élémentaires et de contes puérils : c’est tout son bagage intellectuel. Nul appétit scientifique, absence de sens critique. Son esprit purement réceptif est bien fait pour la crédulité.
- Persévération, entêtement, rancune et esprit de vengeance, autres corollaires de l’étroitesse d’esprit. La force de persévération atteint un degré insoupçonnable chez l’indigène pour qui le temps est sans valeur.
- Faiblesse de la vie affective et morale. Bien que facilement impulsif sous certaines influences, l’indigène est à l’état habituel, non seulement un calme, mais un atone, vivant dans une sérénité constitutionnelle ignorant le déséquilibre émotif.
« Rareté des psychoses anxieuses et émotives, seuls les désordres de l’instinct peuvent traverser parfois ces caractères stagnants de quelques agitations accidentelles.
La sensibilité morale est en grande partie sous la dépendance des états affectifs : aussi conçoit-on la faiblesse de son développement chez beaucoup d’indigènes. Quand on réfléchit à la faiblesse des vibrations de la vie affective chez lui, on s’explique l’inexistence d’une échelle des valeurs morales.
Cette psychologie de l’indigène, ce caractère aux réactions si imprévues sont explicables en partie par l’empreinte spéciale qu’ont marquée sur ces esprits passifs, des coutumes, des mœurs, une religion et des superstitions très particuliers.
Des habitudes d’égocentrisme ont contribué à entretenir un fond de brutalité et de sauvagerie, aux réactions facilement violentes. Elles en ont fait un être fruste, aux instincts peu affinés par l’éducation, chez qui le moindre choc s’accompagne de manifestations impulsives dans la sphère instructive. »
16L’article se poursuit par des considérations sur la religion, les femmes, l’esprit de possession, etc. et une étude de quarante expertises psychiatriques, pour finir par : « Notre rôle de notion civilisatrice donne en ce pays à la justice une portée peut-être plus grande que dans la métropole. Ne perdons pas de vue que c’est surtout par des exemples et des sanctions qu’on apprendra à ces êtres frustes et trop instinctifs que la vie humaine doit être respectée, que l’intérêt individuel a ses limites dans l’intérêt collectif, besogne ingrate, mais nécessaire dans l’œuvre générale de civilisation à laquelle nous sommes tous appelés à collaborer. »
17Ici non plus, pas de réponse, de critique, ne serait-ce qu’éditoriale, aucun murmure chez les psychiatres français !
18Nous retrouverons ces thèses dans une multitude d’articles d’auteurs différents, cliniciens ou experts, civils ou militaires : S. Taieb, Aubin, Costedoat, Boigey…
19Encore ! En I939, A. Porot et Sutter, dans un article du Sud médical, font intervenir une notion déjà ancienne en anthropologie et critiquée d’ailleurs par Lévy-Bruhl : « Le primitivisme des indigènes nord-africains et ses incidents en pathologie mentale : mysticisme, mentalité prélogique… » Ils reprennent les thèmes descriptifs déjà plusieurs fois évoqués : impression de monotonie, débilité mentale encore, réduction intellectuelle, incuriosité, intelligence fragile, peu de tendances à l’introspection, à l’abstraction, absence de logique habituelle, fréquence des contradictions, illogisme, reniement systématique quant au jugement !… L’affectivité se fixe essentiellement sur des problèmes matériels les plus élémentaires. Les notions morales se réduisent à quelques postulats.
20Pour terminer, A. Porot et Sutter énoncent : « Car le primitivisme est une condition sociale parvenue au terme de son évolution et adaptée de façon logique à une vie différente de la nôtre. Il n’est pas seulement une manière d’être résultant d’une éducation spéciale, il a des assises beaucoup plus profondes et nous pensons qu’il doit avoir un substratum dans une disposition particulière de l’architectonie ou de la hiérarchisation dynamique des centres nerveux. Nous avons émis l’hypothèse qu’il pouvait s’agir d’une certaine fragilité des intégrations corticales laissant libre jeu à la prédominance des fonctions diencéphaliques. »
21C’est dans la thèse de Sutter (Alger, 1937), L’épilepsie mentale chez l’indigène nord-africain, que l’hypothèse anatomo-physiologique d’une immaturation cérébrale est avancée : « Cette faible organisation corticale fléchira peut-être plus vite devant les causes agressives qui frappent le cerveau, et la libération des centres sous-corticaux se fera plus facilement et plus rapidement que chez un civilisé. Ce dernier (le civilisé) ayant pu acquérir, par un développement et une organisation progressive de nos centres corticaux, une tolérance et une résistance meilleures.
22Dans l’ordre psychique en particulier, les complexes chez l’Européen civilisé sont vraisemblablement moins faciles à désagréger et à dissoudre, et d’égalité d’attaque, ce dernier tombera moins facilement dans l’anarchie impulsive et incohérente de l’activité sous-corticale que l’indigène dont la vie mentale est fruste, beaucoup plus labile et plus intégrée dans son diencéphale que sur son écorce. »
Continuons
23La guerre 1939-1945 passe. L’École psychiatrique d’Alger revient inlassablement sur la notion d’une constitution mentale particulière chez l’indigène nord-africain, tout au moins chez l’homme du bled des campagnes. Nuance ? Non, c’est 9/10e de la population, toujours aussi fruste qu’il y a trente ans. Intérêts purement matériels, préjugés, manque d’imagination, crédulité, suggestibilité, indolence routinière, apathique sinon paresseux, inémotif (sauf par décharges motrices impulsives explosives).
24Dans les amp de juin 1947, Susini, Manceau, Bardenat reviennent sur l’hystérie chez l’indigène algérien, avec le nouveau problème de la simulation et de l’aveu. Le simulateur indigène n’avoue jamais !…
251952 : parution du Manuel alphabétique de psychiatrie. Article d’Aubin, « Psychopathologie des indigènes nord-africains », avec une reprise des mêmes thèmes.
261959 : Brussot, dans les amp, reprend à nouveau les thèmes de fatalisme, réactions émotionnelles très labiles. Feux de paille des enthousiasmes et des attachements les plus spontanés. Mythomanie, pithiatisme, épileptoïde.
27Mais c’est la guerre.
Des questions se posent
28Comment des médecins – bons psychiatres, si on examine leurs travaux, observations riches d’enseignement sur des sujets tels que confusions mentales, intoxications, syndromes parasitaires, médecine légale, ou leurs conseils sur l’administration ou la gestion de leurs services, ou l’attention prêtée à leurs malades et à leurs conditions de vie – ont-ils pu accepter de se dissoudre intellectuellement dans le discours du colonialisme ambiant ? Pourquoi se sont-ils obligés à répéter, mot à mot, pendant cinquante années, les mêmes idées sur un groupe social au milieu duquel ils vivaient ? Sans examen critique, allant de généralisation en généralisation, ils ne voulaient rien entendre, ne voulaient rien savolr. Pas même que ce qu’ils écrivaient était la légitimisation de la colonisation : dépersonnalisation de l’individu par la marque du pluriel, noyade dans]e collectif anonyme, illisibilité du colonisé, toujours mystérieux après tant d’années, irresponsable, et dépossession de son monde (Berque). Et pourtant, de 5 à 10 millions d’hommes vivaient en Algérie.
29Dernier exemple : M. Porot, en 1959, pendant la période critique de la guerre, écrivait que les événements n’avaient aucun retentissement psychique sur la population (article des amp à propos de ses consultants hospitaliers et privés) !
30Pour terminer : les textes que j’ai lus ne sont plus, je voudrais le croire, que de l’histoire, en Algérie. Mais ailleurs ? Et autrement ? Et quelle responsabilité ! Quel aveuglement !
31Cette histoire, il faut la rappeler. L’oublier est le risque de recommencer les mêmes graves erreurs.
32Cela vaut pour toute la psychiatrie et partout, on le sait.
Bibliographie
- Les textes cités sont à la bibliothèque médicale de l’hôpital Sainte-Anne et à celle de la rue de l’École de médecine, Paris.
- Boigey, M. 1908. « Études psychologiques sur l’Islam », Annales médico-psychologiques, juillet.
- Brissot, F. 1959. « Propos sur la mentalité des musulmans nord-africains », Annales médico-psychologiques, mars, n° 3, p. 495-504.
- Laplantine, F. 1987. L’anthropologie, Paris, Payot.
- Porot, A. 1981. « Notes de psychanalyse musulmane », Annales médico-psychologiques, 1.2, p. 528-540.
- Porot, A. ; Arii, C. 1932. « L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien, ses facteurs », Annales médico-psychologiques, décembre, p. 586-611.
- Porot, A. ; Sutter, j. 1939. « Le primitivisme des indigènes nord-africains. Ses incidences en pathologie mentale », Sud médical et chirurgical, 15 avril.
- Susini, R. 1947. Aspect clinique de l’hystérie chez l’indigène nord-africain, Alger.
- Pour lire les pratiques radicalement différentes d’une autre psychiatrie conduite en Algérie dans les années 1960, on peut se reporter au dossier « Fanon. Domination et révolte », publié dans vst n° 89, 2006-1.
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Ce texte est repris des Cahiers de VST n° 2, septembre 1989.