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Article de revue

« Jeunes errants », retour sur l’histoire d’une association

Pages 70 à 77

Notes

  • [1]
    La problématique à traiter est abordée à la fois comme une question éthique mais aussi d’ordre public.
  • [2]
    En référence au titre d’Albert Ogien, L’esprit gestionnaire. Une analyse de l’air du temps, Paris, ehess, 1995.
  • [3]
    Intervention de J.-P. Deschamps lors de l’assemblée générale constitutive de l’association Jeunes errants en septembre 1994.
  • [4]
    Titre d’une session organisée par l’Unesco, partenaire du 1er Forum mondial des sciences sociales organisé à Bergen (Norvège) du 10 au 12 mai 1999.
  • [5]
    Plusieurs typologies qui permettront d’affiner ce propos et les méthodes de travail seront réalisées les années suivantes.
  • [6]
    Quinze places étaient financées par l’ase au titre de l’article 375 et cinq par la pjj au titre de l’ordonnance 45 ; une dizaine de places supplémentaires pouvaient être mobilisées dans les bonnes périodes grâce à des fonds privés.
  • [7]
    L’association créera en 2005, après réalisation d’un diagnostic à la demande des institutions, un service en Seine-et-Marne et un service en Haute-Corse. Celui de Seine-et-Marne fonctionne toujours.
  • [8]
    Ainsi renommé par les jeunes.
  • [9]
    Voir l’essai de Amin Maalouf Les identités meurtrières (Paris, Grasset, 1998), où il s’interroge sur la participation d’enfants à des attentats terroristes dès le milieu des années 1990.
  • [10]
    L’aje a traité entre 280 et 350 situations chaque année. La diversification des nationalités et la stabilité du flux allaient de pair. Parmi celles-ci une centaine faisaient l’objet d’un signalement et d’une prise en charge directe par l’aje. Une soixantaine au maximum entraient chaque année dans les établissements de l’ase.

1La question de la prise en charge spécifique des jeunes errants, mineurs migrants internationaux, a constitué la raison d’être d’une association portant ce nom, créée en 1994, qui a duré jusqu’en 2008. Nous allons exposer ici les conditions de sa genèse, le contenu de ses activités et les raisons qui ont conduit à sa disparition. Cela pour que les enseignements de son histoire puissent être intégrés dans la nécessaire construction d’une nouvelle approche de ce sujet, on ne peut plus délicat comme nous en avons fait l’expérience en animant cette association.

Genèse de l’association, 1993-1995

2Pourquoi créer à Marseille une association spécifique destinée aux jeunes errants alors qu’il existait une solution nationale assez consensuelle pour être longuement fêtée lors du cinquantenaire de l’ordonnance de 1945 ? Parce que dans cette ville, depuis plusieurs années déjà, la question des jeunes errants avait pris une tournure particulière avec la présence « troublante [1] » dans les rues de mineurs venus de Bosnie, d’Algérie, du Kurdistan, de Palestine.

3Que faire avec ces adolescents non expulsables et non régularisables ? La question est posée dans le cadre de la politique de la ville au fil des réunions organisées par le sous-préfet. Celui ci est confronté aux réserves émises par les responsables des institutions concernées par ces jeunes errants étrangers. La prévention spécialisée estime que ses services ne sont pas habilités à héberger des mineurs. L’Aide sociale à l’enfance et la Protection judiciaire de la jeunesse disent que leurs dispositifs d’accueil sont déjà saturés et pas adaptés à des adolescents ne parlant pas français, dont on ne sait qui ils sont ni pourquoi ils sont là, et qui se volatilisent à la première occasion. Certains sortent même dès que la police, mobilisée de nuit pour les transporter au foyer, a tourné les talons ! Tous les responsables des services s’accordent surtout sur un point : il n’y a pas de projet éducatif possible pour des mineurs dont les parents ne résident pas dans le département. D’ailleurs, ne renvoie-t-on pas les fugueurs nationaux dans leur ville d’origine pour satisfaire à la fois à un souci de bonne gestion et associer les détenteurs de l’autorité parentale ? Alors que faire avec ceux qui ne sont pas nationaux ?

4Certes, la Convention internationale des droits de l’enfant précise en son article 20 que tout enfant privé temporairement ou définitivement de sa famille doit bénéficier, sans distinction de nationalité, des dispositions du droit interne à chaque pays d’accueil. Mais cette convention s’accorde-t-elle avec le Code français ?

5Dans ces réunions, on rencontre aussi, heureusement, des professionnels soucieux de trouver une solution pour ces mineurs étrangers. Le témoignage de Jean-Pierre Deschamps, président du tribunal pour enfants, se révèle déterminant. Il raconte comment lorsqu’ils sont déférés, ces mineurs déclinent à chaque fois une identité différente, donnant à voir le spectacle pitoyable d’une enfance à l’abandon, épuisée et survoltée. Et l’effet surtout de la confrontation de deux mondes. Les contributions de responsables associatifs engagés à la Cimade, d’avocats de l’enfant ou des étrangers investis dans des activités militantes ont permis de réorienter les débats. Ils se sont mis en dissidence de cet « esprit gestionnaire [2] » et ont pu commencer à penser la question autrement. Même si la prise en charge de mineurs étrangers en situation d’errance ne va pas de soi, même si nul n’est assuré d’un résultat satisfaisant, il y a là une obligation « légale, morale et d’ordre public [3] ».

6À l’origine de la création de cette association, il y a cette idée : « La migration est le chaînon manquant de la mondialisation. Concevoir les problèmes qui y sont liés nous oblige sinon à ouvrir nos frontières, du moins à ouvrir nos esprits [4]. »

7Mandatées dans le cadre de la politique de la ville et financées fin 1994 par des crédits dévolus à l’amélioration du service public de proximité, une douzaine de personnes se réunissent en catimini dans les locaux du Fonds d’action sociale (fas) pour rédiger les statuts de cette association.

8La dénomination « Les jeunes errants » renvoie à une distinction entre le nomadisme et l’errance. Les nomades savent se préserver, ils transportent leur culture et leur identité. Ils peuvent se projeter, même si les obstacles ne manquent pas. Les jeunes errants transportent leurs problèmes identitaires et familiaux plus que leur culture. Parce qu’ils ont été victimes d’une double insécurité en famille, à l’orphelinat, en détention dans les villes d’origine puis de transit, ils sont parmi les mineurs isolés les plus démunis pour affronter une expérience migratoire particulièrement exigeante. Leur comportement évoque celui des grands fugueurs nationaux qui parcouraient autrefois des centaines de kilomètres en transportant leur mal-être de ville en ville.

9Notre hypothèse de travail fut donc de cibler ces jeunes migrants « en errance » en postulant que leur façon d’évoluer dans l’espace public correspond peu ou prou à ce que les jeunes en « situation de danger » donnaient à voir par leur comportement de leurs difficultés elles aussi identitaires et familiales [5], le fait d’être à la fois auteurs et victimes de violence. La commande publique et le projet associatif s’accordent donc sur l’objectif de s’occuper de ces jeunes en prenant en compte ce qu’ils font, pourquoi ils le font et de tenter de comprendre qui ils sont.

Les activités de l’association, 1995-2008

10Les activités ont démarré par une période d’observation. Peu à peu, au fil des années, nos activités évoluent. La première phase, qui durera environ quatre ans, est consacrée à la gestion dans l’hyper-centre de Marseille des risques induits par la l’errance des mineurs isolés originaires d’Algérie, du Maroc, du Kurdistan, de Bosnie. La seconde phase, qui durera six ans, est caractérisée par la création de nouveaux services pluridisciplinaires en charge de l’accueil et de l’accompagnement de mineurs originaires d’une trentaine de pays différents. La dernière phase correspond à une longue période d’incertitude qui a précédé la liquidation de l’association.

11Durant la première phase, le service d’action éducative spécialisée est constitué de deux équipes de trois personnes chacune, d’une assistante sociale marocaine, de deux psychologues bénévoles et d’un psychiatre de Médecins du Monde. Le service fonctionne de 7 heures à 23 heures avec une permanence téléphonique la nuit et le dimanche. Pour l’hébergement [6], nous disposons de l’appui de deux hôtels en centre ville, de quelques familles et de la location occasionnelle de villas au gré des événements. Les professionnels parlent plusieurs langues, tous les entretiens s’effectuant par principe dans la langue maternelle.

12Les années passant, les origines nationales se sont diversifiées et l’équipe s’est étoffée par le concours de personnes capables de communiquer avec des Chinois, des Kurdes, des Roumains… Quelques interprètes sont devenus très vite de précieux camarades de travail, assurant du même coup un lien avec les communautés locales. L’un d’entre eux a même participé à une mission de recherche de familles au Kurdistan.

13Autour du groupe des jeunes errants confiés à l’association, on trouve des « satellites » : c’est ainsi qu’étaient nommés des ados candidats ou pas à une intégration dans le « Bateau », surnom donné par les enfants à cette petite communauté. Une fois par semaine, la « réunion bateau » rassemblait adultes et jeunes et permettait de ritualiser, de dénouer les tensions et surtout d’apprendre à mettre les mots sur les actes de chacun. Certains des jeunes concernés, après un temps d’accroche et d’investigation préliminaire, demandaient à être confiés à l’association Jeunes errants et rencontraient donc à ce titre celui ou celle qui devenait « leur juge des enfants ».

À quelles difficultés allions-nous être confrontés ?

14Un adolescent qui a vécu durablement à la rue s’initie aux rythmes, à des usages et des connaissances propres à ce monde. Les solutions étaient à inventer, les représentations alimentées par la pression médiatique et institutionnelle correspondaient à la survictimisation de ce public. La difficulté principale était donc de prendre en compte que « la victime objet de protection » est aussi et surtout un sujet en interaction permanente avec d’autres acteurs. Le premier contact avec chaque adolescent laisse entrevoir une situation complexe, beaucoup plus dynamique qu’il n’y paraît au premier abord. Chacun de ces enfants appartient en effet à plusieurs mondes à la fois : sa famille, son groupe. Il a en tête plusieurs lieux de résidence : villes d’origine, de transit et d’accueil. Il rencontre un monde qui pour lui est un monde en plus avec lequel il va devoir adopter une conduite. Le « statut » de cet enfant est lié à la position qu’il occupe dans chacun des mondes dans lesquels il évolue.

15Pour éclairer le statut de chacun et comprendre ce qui peut paraître incompréhensible au premier abord, il faut donc se placer du point de vue de l’enfant. Bogdan, jeune Roumain en errance depuis plus de deux ans, a à la fois un statut enfant des rues au sein de son groupe et un statut « aje » au sein de la communauté formée par l’association. Si ces statuts ne sont pas incompatibles pour lui, c’est parce qu’être un enfant ne constitue pas un statut en soi, il peut circuler entre ces positions. Il existe donc une volonté stratégique des enfants, une capacité d’anticipation qui doit être basée sur l’investissement, l’intérêt. C’est là où les professionnels interviennent et peuvent ajuster leur propos.

La violence, principale difficulté

16Violence dans la rue, automutilations, scarifications, vols avec violences, le tout sur fond de consommation de médicaments psychoactifs provoquant des troubles de la mémoire et de l’agressivité. Cette violence lors des automutilations est accompagnée d’un « personne ne pourra me faire plus de mal que moi-même ».

17Ces adolescents avaient connu les massacres au pays et la violence de la situation de rue en Europe. Le poids de l’expérience de la violence dans le passé, la rencontre avec de jeunes adultes en position de leaders pouvaient les pousser à participer à des activités impliquant des franchissements permanents de frontières symboliques. On pouvait voir chez ces jeunes l’adhésion au modèle « street business », avec les vêtements ou bijoux de valeur qui indiquent la position dominante, de fortes liquidités, quelquefois port d’arme (couteau), téléphone mobile… Le travail sur la violence, son évocation, fut un combat quotidien. L’attention au corps et à papa-maman constitue deux puissants antidotes qu’il fallut manipuler avec prudence. Le soin de l’enveloppe corporelle et la restauration de l’image de soi, l’établissement de contacts avec les parents dès les premiers jours permettent le retour, même symbolique, auprès des siens. Ainsi Ryad a été confié à 7 ans, après la mort de son père, à un éleveur. Il était chargé de soigner et monter les chevaux jusqu’à 12 ans. Transporté aux Canaries, il s’en échappera pour l’Espagne. Il pourra reparler à sa mère à 17 ans après plusieurs d’années d’errance. Les contacts hebdomadaires par téléphone ainsi que le récit d’un ancien ami de son père ont agi plus sûrement que toutes nos mises en garde contre l’usage de la violence. Pour lui et bien d’autres, la question était moins de savoir s’il était prêt à rentrer au pays que de savoir si cette famille était prête à refaire une place à cet adolescent.

18La seconde phase est marquée par création d’un réseau transnational et de deux nouveaux services : un service d’investigation et un centre ressource [7].

19Pourquoi un centre ressource ? Les contacts avec des ong « au pays » ou dans les villes de transit en Europe ont été établis dès 1997. Certaines d’entre elles avaient vu le jour comme l’aje au milieu des années 1990. Ainsi s’était constitué peu à peu un réseau d’acteurs associatifs mobilisés sur la reconstitution des parcours de ces mineurs. La Commission européenne « justice affaires intérieures » a lancé dans cette période nombre de programmes qui nous permettaient de nous rencontrer, d’échanger et de capitaliser les expériences. Au sein de ces ong, les équipes éducatives pouvaient alimenter la réflexion sur les méthodes et les publics, et les questions de trafic ou de traite ; les attentes mutuelles des pays d’origine et d’accueil pouvaient être travaillées. Les rencontres avec la secrétaire d’État à la Famille au Maroc eurent lieu au moment où, dans ce pays, le Code de la famille, le statut de la femme et l’état civil furent revus, ce qui a permis d’aborder des questions sensibles telles que l’adoption, l’absence d’état civil pour certains jeunes, l’isolement des mères. Études, projets européens, offre de formation, accueil d’universitaires, échanges de professionnels, autant d’occasions de soutenir les praticiens dans leur exercice éminemment difficile. Il y avait surtout le souci de se préserver du repli sur soi.

20Pourquoi garder un service d’action éducative à la rue ? Ce service intervient en amont de la saisine du juge des enfants. Il accroche des mineurs en situation de rue par un accueil de jour, le recueil de renseignements socio-éducatifs. Il signale des situations gravement préoccupantes, ou oriente et accompagne sur les dispositifs d’aide et d’accompagnement des demandeurs d’asile. Ce service, que nous appelions « Jeunes errants canal historique », travaillera au cours des années 2000 avec les mêmes présupposés et mêmes méthodes qu’à la fin des années 1990. En 2008 il avait, depuis sa création, connu nominativement plus de 3 000 mineurs.

21Et pourquoi un service d’investigation ? En droit, le juge des enfants instruit la demande de protection d’un mineur considéré en danger. Ce service intervient donc en aval de la décision du magistrat qui peut le placer mais dispose de quelques mois pour se faire une idée plus précise de sa situation. La question qu’il se pose pour tout mineur ayant échappé à l’autorité parentale est de savoir à quelles conditions cet enfant peut reprendre place dans son milieu d’origine. Dans la situation des jeunes errants, le problème tient au fait qu’ils sont étrangers. Le recours à un service travaillant chaque fois que possible avec des partenaires des régions d’origine s’impose donc.

22Le magistrat ne vise pas plus le retour systématique en famille pour ce mineur étranger que pour tous les nationaux grand fugueurs, dont on sait depuis des décennies qu’une prise en charge en hébergement associée à un travail avec la famille est souvent préconisée. Point n’est besoin donc d’agiter la menace d’un retour au pays, la question est plutôt de restaurer chacun dans ses attaches identitaires, de dévoiler quelques non-dits de part et d’autre, et de prendre le temps de sortir l’enfant de la clandestinité par le bon bout. Car il ne suffit pas d’avoir des papiers pour sortir à la lumière lorsqu’on est adolescent, l’important est ce qui reste de chemin à parcourir pour être adulte. Il faut que cela puisse se faire sur des bases solides, les fausses identités et récits stéréotypés ne servant à rien.

23Les mesures d’Investigation et d’aide à l’orientation éducative (ioe) sont donc ordonnées par les magistrats. Le travail de rue a permis de déterminer l’identité, la filiation, la nationalité, la minorité, la localisation de l’autorité parentale. L’exercice de la mesure d’investigation reprendra ces éléments pour les corréler avec la situation au pays d’origine, le parcours et la situation actuelle du mineur. Les données recueillies seront reprises pour constituer également le dossier déposé en préfecture, les mineurs isolés pris en charge pouvant dès l’année 1998 bénéficier d’un titre provisoire de séjour. Le service « étrangers » avait désigné à cette fin un interlocuteur unique susceptible de recevoir le mineur accompagné de son éducateur. Les situations spécifiques des demandeurs d’asile, peu nombreux, étaient traitées selon les modalités usuelles par la désignation d’un administrateur ad hoc. Restait à gérer la problématique des mineurs isolés victimes de traite, pour lesquels une double saisine du préfet et du procureur de la République était nécessaire. Même si les poursuites avaient peu de chance d’être engagées et d’aboutir, la reconnaissance des faits par les autorités permettait aux mineurs concernés d’entamer un travail de réparation.

24Le travail au cas par cas réalisé au cours de ces années a donc fait émerger d’autres acteurs : les parents, la fratrie, des professionnels qui les avaient connus dans d’autre villes ou au pays d’origine, des avocats, des médecins. À Marseille, l’intervention de praticiens de msf ou du « Médecin du monde [8] » expérimentés en matière de santé, de cliniciens formés à l’approche interculturelle, permettait d’aborder des situations complexes. Le rôle des avocats a été déterminant chaque fois qu’il a fallu accompagner un jeune au pénal ou dans une requête administrative. Certains d’entre eux se sont spécialisés et n’hésitaient pas à intervenir lorsque les signalements n’étaient pas pris en compte, allant jusqu’à la porte des cabinets interpeller les magistrats sur la situation d’un mineur en situation de rue depuis trop longtemps.

25Notre activité ainsi développée à l’international gagnait en pertinence. L’habilitation du service d’investigation dans le dispositif départemental de protection de l’enfance permettait de confirmer la légitimité d’une démarche qui consistait à prendre en charge globalement chacune des situations. Chaque mineur, par son départ et son parcours, disait quelque chose sur sa famille, sur son environnement, sur le monde de la rue, sur l’institution. Il fallait relier entre elles ces informations, les transmettre aux établissements qui les accueillaient et permettre ainsi au mineur de se réapproprier une identité, une filiation, une histoire et un devenir. L’ordonnance d’ioe vient à juste titre rappeler que toute personne a une identité et que cette identité est bien entendu déclinée sur les documents qui l’attestent. Cette identité résulte aussi bien de la somme des expériences heureuses et malheureuses, de la qualité des attaches qui font qu’un mineur est ce qu’il est, lui même et pas un autre [9]. Partant de là, les professionnels, psychologues, psychiatres, éducateurs, assistants sociaux, appartenant à cette équipe pluridisciplinaire ont considéré que la seule voie possible était d’appréhender chaque enfant dans ce qu’il a de singulier au regard de son histoire et des lieux dans lesquels il a évolué. Il est indéniable que ces méthodes ont fait progresser le système institutionnel d’accueil et de prise en charge des mineurs isolés à Marseille au cours des années 2000.

Pourquoi l’association disparaît

26La troisième et dernière période correspond à un changement très net de la politique du parquet à l’égard des mineurs isolés en raison du durcissement politique de l’État vis-à-vis des étrangers et mineurs délinquants, en raison aussi d’une montée en charge des revendications des départements à l’égard de l’État sur cette population « étrangère ». La conjonction de ces deux mouvements aboutit à la décision du parquet du tgi de Marseille de recourir systématiquement au placement en garde à vue et à la radiographie osseuse de tout mineur isolé signalé par l’association. L’Aide sociale à l’enfance rappelle sans cesse le risque d’embolisation [10] du dispositif d’hébergement départemental. Elle ne se plaindra pas que la situation des plus de 16 ans ne soit en 2007 et 2008 même pas examinée. Le service de rue assurait de fait une sélection des mineurs éligibles à la protection de l’enfance en danger. Le durcissement ambiant mettait donc l’association dans une situation délicate chaque fois qu’elle contestait, avec le renfort des avocats, les décisions du parquet ou la non-exécution par l’ase de certaines décisions de placement. Son « militantisme » lui est de plus en plus souvent reproché. Plus tard, la désignation d’un opérateur « maison » dépendant du Département pour recevoir les mineurs et opérer des signalements a été jugée plus opportune.

27La question des relations entretenues avec les partenaires étrangers a généré de nombreuses interrogations de la part de l’État. Les mises en garde n’ont pas manqué contre la supposée irrégularité des déplacements des professionnels à l’étranger.

28À partir de 2002, le ministre de l’Intérieur avait à grand renfort de communication passé un accord bilatéral avec la Roumanie, affirmant ainsi vouloir faire un exemple et prendre la main sur le retour des mineurs étrangers isolés dans leur pays d’origine. Le bilan de cet accord n’a pas connu la même publicité que sa signature. En France, le respect des prérogatives des ministères, donc de l’État en matière de coopération internationale, ne souffre aucune discussion. Pour « Jeunes errants », le travail en réseau transnational correspondait à la volonté des acteurs locaux de mettre en œuvre une solidarité de responsabilité à l’égard des mineurs isolés. Ce faisant, ils posaient quelques problèmes aux administrations centrales jalouses de leurs prérogatives. En France, ce sont les juges de liaison qui assurent la gestion des situations concernant les deux pays. Inutile de préciser que sauf accord bilatéral spécifique, ils ne traitent pas la situation des mineurs isolés. De sorte que le travail du réseau associatif puis du réseau européen sortaient du cadre institué, et paraissaient incontrôlables. Ils suscitaient pourtant l’enthousiasme des partenaires associatifs et publics des pays d’origine, lesquels à leur tour prenaient des initiatives.

29Les professionnels de l’association Jeunes errants et les jeunes pris en charge ont été contraints de quitter le « Bateau » en octobre 2008. Ils avaient pourtant été invités à se constituer en association une quinzaine d’années auparavant sous l’autorité bienveillante de l’État pour gérer un problème difficile que celui-ci ne pouvait traiter lui-même. Ils ont été soutenus tant qu’ils n’ont pas dérogé à la règle absolue du respect des tutelles administratives. Ainsi avons-nous pu voir que la stratégie d’autocontournement de l’État par lui-même fonctionne tant que les associations ne le contournent pas à leur tour pour mieux appréhender la complexité des situations qu’elles doivent traiter.

30Nous avons aussi appris que l’empathie a ses limites pour les décideurs : les « incasables » représentent une proportion non négligeable de mineurs dont il faut certes s’occuper, mais ils ne sont pas « méritants ».

31Aujourd’hui, ce n’est plus le nombre de mineurs isolés qui doit inquiéter, mais notre propre capacité à inventer de nouveaux modes d’accompagnement d’une jeunesse qui peine à nous rencontrer dans nos villes. Car c’est bien de nouvelles mobilités, de rencontre et d’altérité dont il est question.

32Les mineurs isolés sont les figures spectaculaires de nouvelles mobilités, qu’elles soient subies ou pas. Les capacités d’adaptation variant d’un enfant à un autre, qu’il soit mineur étranger ou pas, nous avons tous intérêt à travailler sérieusement sur ces questions afin de prévenir le risque pour certains d’entre eux de s’inscrire durablement dans l’errance, la criminalité ou la folie.

Notes

  • [1]
    La problématique à traiter est abordée à la fois comme une question éthique mais aussi d’ordre public.
  • [2]
    En référence au titre d’Albert Ogien, L’esprit gestionnaire. Une analyse de l’air du temps, Paris, ehess, 1995.
  • [3]
    Intervention de J.-P. Deschamps lors de l’assemblée générale constitutive de l’association Jeunes errants en septembre 1994.
  • [4]
    Titre d’une session organisée par l’Unesco, partenaire du 1er Forum mondial des sciences sociales organisé à Bergen (Norvège) du 10 au 12 mai 1999.
  • [5]
    Plusieurs typologies qui permettront d’affiner ce propos et les méthodes de travail seront réalisées les années suivantes.
  • [6]
    Quinze places étaient financées par l’ase au titre de l’article 375 et cinq par la pjj au titre de l’ordonnance 45 ; une dizaine de places supplémentaires pouvaient être mobilisées dans les bonnes périodes grâce à des fonds privés.
  • [7]
    L’association créera en 2005, après réalisation d’un diagnostic à la demande des institutions, un service en Seine-et-Marne et un service en Haute-Corse. Celui de Seine-et-Marne fonctionne toujours.
  • [8]
    Ainsi renommé par les jeunes.
  • [9]
    Voir l’essai de Amin Maalouf Les identités meurtrières (Paris, Grasset, 1998), où il s’interroge sur la participation d’enfants à des attentats terroristes dès le milieu des années 1990.
  • [10]
    L’aje a traité entre 280 et 350 situations chaque année. La diversification des nationalités et la stabilité du flux allaient de pair. Parmi celles-ci une centaine faisaient l’objet d’un signalement et d’une prise en charge directe par l’aje. Une soixantaine au maximum entraient chaque année dans les établissements de l’ase.
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