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Article de revue

Être chez soi en hébergement ? Les paradoxes de l’hébergement pour les personnes sans domicile

Pages 67 à 72

1La scène suivante se déroule dans un hébergement pour personnes sans domicile. Deux résidents sont au comptoir à l’accueil. Le premier se pousse pour laisser passer le second qui va se servir un café. Il dit simultanément, en exagérant volontairement : « Faites comme chez vous ! » Le second réplique : « Faites comme chez vous. L’expression est belle mais elle ne peut pas s’appliquer ici ! » Comme nous y invitent ces deux hébergés, il est possible d’appréhender l’hébergement en termes de chez-soi. Après tout, il en est un substitut, même si les établissements ne le revendiquent pas forcément de la sorte.

2La question est alors posée : est-on ou non chez soi en hébergement ? Et pourquoi ? Répondre de manière nette à cette question n’est pas évident. Il faut dire que l’hébergement met à l’épreuve les résidents. Il invite à s’approprier les lieux individuellement et collectivement. Dans le même temps, en raison de contraintes produites par la cohabitation entre pairs ou par l’institution, il empêche cette même appropriation. En ce sens, l’hébergement est producteur de paradoxes que ce texte compte mettre au jour et analyser.

3Avant d’aller plus loin, précisons que cet article s’appuie sur un travail de thèse de sociologie (Grand, 2013) et sur une enquête ethnographique menée dans différentes structures situées en région Rhône-Alpes. La première est un hébergement alternatif « par » et « pour » les sdf. Elle a été établie dans une ancienne école. La deuxième est un centre d’hébergement d’urgence (chu) pour hommes seuls ouvert pendant la période hivernale et fermant ses portes quotidiennement entre 10 heures et 17 heures. Elle se compose d’une série d’Algeco de chantier, renommés « bungalows », posés les uns à la suite des autres sur un terrain vague. Les bungalows qui font office d’espace privatif mesurent 25 m2 et abritent chacun quatre résidents. La troisième et dernière structure est un foyer à caractère familial accueillant pour une durée indéterminée des personnes sans domicile âgées de plus de 50 ans et présentant de multiples problématiques. A contrario de l’organisme précédent, le bâti de ce foyer tranche car il est de qualité. Il s’agit d’une maison bourgeoise qui a été entièrement restaurée et équipée à neuf.

L’appropriation de l’hébergement

De la construction d’un espace à soi…

4D’ordinaire, l’appropriation de l’espace se fait par plusieurs gestes élémentaires : le nettoyage, le rangement, l’aménagement et la décoration (Filiod, 1996). On retrouve ces gestes dans les structures enquêtées. Les résidents s’activent sans qu’aucun ordre soit donné. Et cela est valable y compris dans l’hébergement d’urgence : Saïd, avec qui j’ai noué une relation, se décide à me faire visiter « son bungalow ». C’est une chance car c’est la première fois que je pose les pieds dans un bungalow de repos. Je note que celui-ci est rangé et propre. Ce qui donne à penser que les compagnons de Saïd sont, à son image, plutôt dans le « maintien » que dans l’« abandon de soi ». De plus, le bungalow est loin d’être vide. Il ne contient pas seulement l’équipement minimal, à savoir quatre lits et quatre armoires. Il y a une mini chaîne hi-fi, des posters sur les murs représentant des sportifs ou des voitures de course, un tapis au sol, quelques affaires çà et là sur une chaise.

… À son investissement collectif

5Mais l’appropriation de l’hébergement ne se fait pas uniquement sur un mode individuel. Déjouant de nombreuses idées reçues sur les incapacités des personnes sans domicile, il est frappant de constater partout un certain investissement collectif. Si les résidents restent assez longtemps dans la structure, ils en viennent à se connaître, à s’appeler par leur prénom voire à se donner des surnoms. Ils discutent, parlent de la pluie et du beau temps, plaisantent. Quand ils sont en situation délicate, ils se conseillent ou se refilent quelques « bons plans » comme, par exemple, le nom d’un intervenant susceptible d’agir en leur faveur. Ils se donnent des nouvelles. Ils s’inquiètent aussi pour les absents : comment va ce résident qui est enfermé depuis un peu trop longtemps dans sa chambre ? Qu’en est-il de cet autre hospitalisé depuis quelques jours ?

6Invités à participer, les résidents prêtent main forte aux intervenants. Ils accueillent d’autres résidents, ouvrent la porte, font visiter la structure, délivrent des explications et des informations. Dans l’hébergement d’urgence, alors que le cuisinier fait défaut un soir, deux d’entre eux passent derrière les fourneaux et improvisent un repas qui sera apprécié de tous. Clairement, les résidents ne reculent pas devant les difficultés. D’ailleurs, ils peuvent aider à réguler la violence en s’interposant. De même, quelques-uns veillent à réduire les risques liés à la consommation d’alcool en essayant de la modérer ou en incitant à se tenir pour éviter l’exclusion. En matière d’entraide, c’est dans l’hébergement alternatif que les résidents vont le plus loin puisqu’ils assurent la totalité du quotidien, c’est-à-dire aussi bien l’accueil que le ménage ou des activités permettant l’autofinancement, comme les déménagements sociaux. Dans cet hébergement plus qu’ailleurs, sur la base d’une expérience commune, les résidents instituent l’entraide et renversent le stigmate pour en faire un facteur de solidarité (Goffman, 1975 ; Pichon, 2005).

L’hébergement sous contraintes

Les contraintes liées à la cohabitation…

7Tout comme les possibilités d’appropriation, les contraintes apparaissent de manière variable. Selon l’hébergement, elles sont plus ou moins présentes, plus ou moins fortes. Sans surprise, c’est en hébergement d’urgence qu’elles atteignent leur point culminant. Les contraintes relevant de la cohabitation sont de trois ordres. Il y a le vol, la violence et la présence indésirable d’autrui. Le vol est dramatique quand il frappe les dernières possessions de la personne, à savoir un portefeuille qui peut contenir des photos de proches et des papiers qui relient aux institutions, de l’argent qui permet de se soustraire temporairement de l’assistance ou encore un téléphone portable qui permet de joindre et d’être joint.

8En hébergement, la violence est présente au quotidien. Une bagarre éclate lors d’un repas, un résident malmène sa compagne, un autre profère des insultes et des menaces à l’encontre d’un autre, etc. Physique, verbale, ciblant des biens et des personnes, la violence est protéiforme. Lorsqu’il s’agit de questionner ses causes, les intervenants ont tendance à responsabiliser les résidents. En somme, s’il y a de la violence, c’est parce qu’elle est en eux. Cet avis qui n’est pas sans fondement fait cependant l’économie d’un point important. La violence est une production sociale qui résulte des contraintes ainsi que des privations subies dans le temps présent. Notons parmi ces privations le fait que les résidents ne bénéficient pas comme tout un chacun de la régulation opérée par la combinaison du chez-soi, d’activités festives et sportives. En ce sens, la violence n’est pas aussi anormale qu’il y paraît.

9La cohabitation en hébergement se différencie de formes ordinaires de cohabitation car elle est subie. Pas de choix possible, les résidents se retrouvent concentrés dans un même espace, situation explosive comme l’attestent les exemples suivants. Paul est un jeune demandeur d’asile provenant du Congo. Il est venu en France pour faire ses études. Il prétend à propos de l’hébergement : « Les fréquentations ne sont pas bonnes. Il y a des clochards, de l’alcool. Il faut que je sorte d’ici ! » Bernard, âgé d’à peu près 50 ans, est de nationalité française. Il n’apprécie pas d’être « entouré d’immigrés qui ne sont pas ici chez eux et qui doivent prendre la porte ! ». De son côté, Élisabeth fait part d’une difficulté bien connue dans le monde des personnes sans domicile : « Le problème, c’est la saleté, la crasse. Il y en a qui sentent mauvais. Il y a des odeurs nauséabondes. Il y a des personnes qui ne se lavent pas ! » Comment faire quand il n’est pas possible de fuir l’autre que l’on ne supporte pas ? Il en résulte de redoutables jeux de miroir mettant à mal l’image de soi. En outre, il n’est pas simple pour les résidents de résister à la contamination psychique, c’est-à-dire à l’envahissement de l’autre et de ses problèmes.

… Et celles résultant de l’institution

10La première des contraintes institutionnelles est sans doute le bâti. Dans le cas de l’hébergement d’urgence, il frappe par sa précarité. Le bâti est un assemblage temporaire et austère. Ses espaces privatifs sont réduits au minimum. Dans le foyer pour sans domicile âgés, le bâti étonne car il est de qualité. Comparant les espaces occupés tout au long de leur parcours de survie, les résidents disent être enfin dans un cadre propre, voire ont le sentiment d’être privilégiés. On peut penser que leurs propos révèlent une norme dans l’hébergement des personnes sans domicile : à public précaire convient un bâti précaire. Or, d’une part, cela a un effet répulsif sur les personnes sans domicile, qui préfèrent ne pas recourir à l’hébergement et compter sur leurs propres moyens. D’autre part, les résidents établissant un lien entre l’hébergement et leur personne, cela entretient l’image négative qu’ils peuvent avoir d’eux-mêmes et cela contrarie les perspectives de « réinsertion ».

11Ensuite, comment ne pas relever le lot d’interdictions et d’obligations spécifiques à l’hébergement ? Il n’est pas possible d’inviter dans les espaces privatifs. Il est interdit de consommer de l’alcool. Il faut se plier aux divers horaires, participer aux tâches quotidiennes pour prouver sa bonne volonté. Mais qu’advient-il quand les résidents jouent le rôle d’accueillant ? Dans l’hébergement alternatif, les résidents qui portent la structure exercent parfois leurs missions avec zèle. Quand il s’agit de veiller à la propreté des lieux, certains se montrent exigeants vis-à-vis de ceux qui présentent le plus de difficultés. Ils font des remarques désobligeantes ou demandent de s’y reprendre à deux fois. Ce faisant, ils sont en décalage avec les idéaux originels de l’association qui mettaient l’accent sur la tolérance et l’entraide.

12Jusqu’où aller dans la surveillance et le contrôle d’autrui ? En hébergement, l’intimité est clairement sous surveillance (Thalineau, 2002). Rappelant certaines scènes privées, la scène suivante a été observée dans l’hébergement d’urgence : le travailleur social se dirige vers l’espace privatif des résidents, il frappe un coup sur la porte et entre sans attendre de réponse. Précisons qu’il existe deux autres scénarios possibles. Respectant au mieux les civilités, il pourrait attendre la réponse avant d’entrer. Les ignorant totalement, il pourrait aussi entrer sans frapper. Il est néanmoins difficile de considérer la situation décrite comme un intermédiaire entre les deux précédentes. Car quelle différence entre frapper ou ne pas frapper à la porte puisque dans les deux cas, l’intervenant pénètre dans l’espace privatif sans y être invité et commet une offense ? En frappant à la porte, certes, l’intervenant s’annonce, mais de son côté le résident ne peut rien faire. Il n’a pas le temps de réagir et, plus grave, il ne contrôle pas l’accès de son espace privatif.

13Le directeur de la structure confirme : « Il n’y a pas de distance, je rentre dans les bungalows comme je veux, si je veux vérifier ce qui se passe, le gars il ne peut pas me refuser l’entrée ! Ici même dans le privatif on est dans le collectif. » Le foyer pour sans domicile âgés, qui se veut pourtant souple dans son fonctionnement, n’échappe pas à la surveillance et au contrôle. Cela entraîne la critique des résidents, dont Sylvie qui explique que « les éducatrices, elles se croient tout permis. Elles ouvrent mon courrier […] Elles rentrent dans les chambres pour voir s’il y a de l’alcool […] Quand on revient des courses, elles regardent ce qu’on a dans les sacs. On n’est pas des gamins ! » Agnès, référente, prétend : « On essaie de respecter le lieu privatif mais c’est pas facile […] des fois, on oublie qu’on est chez eux. » Mais qu’est-ce que l’espace privatif des résidents ? Chez qui est-on dans l’hébergement ? Chez les résidents, comme le proclame le projet de cette structure, ou chez les professionnels ? Pour ces derniers, il n’est pas simple de concilier respect de l’intimité d’autrui et missions à exercer. En outre, les habitudes s’installent et font qu’il y a une limite enfreinte parfois de manière non intentionnelle.

L’hébergement : entre « institution cadrante » et « chez-soi »

14Comment qualifier le rapport des résidents à l’hébergement ? La question posée en hébergement d’urgence donne lieu souvent à la même réponse. Dans ce cadre, il n’y a « pas de chez-soi ». En revanche, il est possible de se construire un « coin à soi » (Bachelard, 1957). On retrouve le même phénomène dans l’hébergement alternatif, à ceci près que le collectif prédomine et que les résidents ont tendance à parler de « chez-nous ». Dans le foyer pour les sans domicile âgés, les résidents oscillent dans leur discours. À certains moments, ils emploient le terme de chez-soi, à d’autres certains se rétractent pensant que ce qualificatif est inadéquat.

15La comparaison du vécu des hébergés dévoile les subtilités de l’habiter précaire. Contrairement à ce qu’on peut penser a priori, dans un contexte défavorable il peut y avoir appropriation de l’espace, même si cela se fait de manière minimale. Tout comme des conditions propices ne donnent pas automatiquement lieu à une pleine appropriation. Comment expliquer cette complexité et cette instabilité ? La thèse défendue est que les hébergements enquêtés, voire la plupart des hébergements pour sans domicile, sont traversés par un paradoxe ou une double contrainte, théorisée par Gregory Bateson et définie comme l’émission simultanée de messages contradictoires (Watzlawick, Helmick Beavin, Jackson, 1972). Autrement dit, d’une part, il est signifié aux résidents la possibilité de s’approprier les lieux, tandis que, d’autre part, ils sont soumis à des contraintes qui limitent cette appropriation.

16Ce paradoxe tient en fait à la nature même de l’hébergement combinant deux modèles différents. Et selon le contexte, c’est l’un ou l’autre qui prédomine. Pour schématiser, le premier modèle est celui de « l’institution cadrante » (hôpital, armée, école, prison), qui impose aux individus d’obéir au règlement et aux ordres. Le second modèle est celui du « chez-soi », synonyme de liberté d’agir et de disposer de son environnement. Dans l’histoire de la prise en charge des sans domicile, le premier modèle a toujours existé. Il est constitutif de l’apparition de nouvelles structures (chu, chrs) dans les années 1970 et 1980, peu ou prou dans la continuité de ces formes plus anciennes et particulièrement dures que sont les asiles de nuit, les dépôts de mendicité et les hôpitaux généraux (Geremek, 1987). Le second modèle est bien plus récent. Appliqué à partir des années 1980-1990, il démontre que l’hébergement évolue qualitativement. Le collectif devient moins pesant, une attention est portée à la propreté des lieux, à la sécurité des biens et des personnes. L’intimité des hébergés émerge comme préoccupation.

17Comment réagir devant ce paradoxe ? Il ne s’agit pas de supprimer l’un des deux modèles et ainsi de mettre fin au paradoxe. Il n’y a aucun intérêt à faire de l’hébergement une institution strictement cadrante. De même, l’hébergement ne peut devenir un chez-soi à part entière, sinon il sort tout simplement du cadre du travail social. La question qui se pose plutôt est celle de l’articulation de ces deux modèles, tous deux nécessaires, et de la réduction du paradoxe. Cela suppose de travailler les limites de l’hébergement en tenant compte de ses missions et de ce qui est affiché en termes de chez-soi. Évidemment, il n’est pas simple de se remettre en question. Le quotidien œuvrant, il peut se produire un glissement. Il y a un risque de ne plus voir, peut-être aussi pour se protéger. Pourtant, quoi de plus essentiel compte tenu de la force des contraintes exposées ? Les hébergés subissent ce que tout un chacun ne supporterait pas. Qui accepterait de voir son chez-soi empiété par autrui à tout instant ?

18Devant ce constat, il est possible d’esquisser quelques pistes de réflexion et d’action. Quand l’hébergement est précaire, comment préserver l’intimité ? L’idéal serait de repenser le dispositif. Néanmoins, il doit être possible, sans engager de dépenses excessives, de réaliser des aménagements favorisant le respect de l’intimité en allant, pourquoi pas, jusqu’à la mise à disposition des clefs des espaces privatifs. Par ailleurs, quel travail autour de l’intimité en équipe ? Parce que l’intimité ne va pas de soi et parce qu’elle peut être laissée à l’appréciation de chaque travailleur social, il importe d’y revenir en équipe. Il est question d’interroger les façons de faire des uns et des autres, les limites à se donner, les stratégies à déployer en cas d’inquiétude pour un hébergé afin d’accéder à son intimité sans l’enfreindre.

Bibliographie

Bibliographie

  • Bachelard, G. 1957. La poétique de l’espace, Paris, Puf, 2001.
  • Filiod, J.-P. 1996. « “Ça me lave la tête”. Purifications et ressourcements dans l’univers domestique », Ethnologie française, n° 26, Paris, Armand Colin.
  • Geremek, B. 1987. La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard.
  • Goffman, E. 1975. Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit.
  • Grand, D. 2013. Aux bords du chez-soi. Étude ethnographique des conditions de l’habiter précaire des hébergés, thèse de doctorat, université Jean-Monnet, Saint-Étienne.
  • Pichon, P. 2005. « Sortir de la rue : de l’expérience commune de la survie à la mobilisation de soi », dans D. Ballet (sous la direction de), Les sdf, visibles, proches, citoyens, Paris, Puf.
  • Thalineau, A. 2002. « L’hébergement social : espaces violés, secrets gardés », Ethnologie française n° 32, Paris, Puf.
  • Watzlawick, P. ; Helmick Beavin, J. ; Jackson, Don D. 1972. Une logique de la communication, Paris, Le Seuil.

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