Notes
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[1]
F. Tosquelles, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, ceméa/Éditions du scarabée, 1967. Réédité sous le titre : Le travail thérapeutique en psychiatrie, Toulouse, érès, 2009.
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[2]
H. Simon, Une thérapeutique plus active à l’hôpital psychiatrique, document polycopié, chs de Saint-Alban, p. 41.
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[3]
Ibid., p. 35.
-
[4]
I. Pibarot, « Activité thérapeutique et ergothérapie », dans Ergothérapie en psychiatrie, de la souffrance psychique à la réadaptation, Marseille, Solal, 2007.
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[5]
P. Delion, préface à F. Tosquelles, Le travail thérapeutique en psychiatrie, op. cit.
1L’emprunt de ce titre [1] à l’ouvrage de François Tosquelles réinterroge, un demi-siècle plus tard, et dans son actualité, la valeur thérapeutique du travail dans ce que l’on a nommé l’ergothérapie en milieu psychiatrique.
2L’ergothérapie est née de plusieurs contextes : en psychiatrie et pendant la Deuxième Guerre mondiale, il fallait, pour la survie des malades mentaux, que l’asile fournisse le nécessaire au quotidien. Le travail a été ainsi défini avec différents secteurs possibles selon les capacités des personnes (entretien des locaux, cuisine, jardinage, fabrication ou réparation d’objets, etc.). Dans le même temps, les soignants observaient que les personnes qui travaillaient se portaient mieux, que leur état psychique s’améliorait : « Le travail des malades à l’asile n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’atteindre une fin plus élevée : faire progresser psychiquement les malades [2]. »
3Il existait en psychiatrie des soignants qui faisaient trier les patients : haricots blancs dans une bassine, haricots verts dans une autre (secs évidemment). Une fois cette tâche achevée, les haricots étaient remis ensemble et mélangés. Cette tâche était dénuée de sens, irrespectueuse pour le patient, qui pouvait y voir une fois de plus son aliénation. Nous pouvons supposer que cela soulevait colère, frustration et/ou repli. H. Simon nous rappelle que « le travail assigné au malade doit être réel et sérieux. Deux heures par jour de travail réel sont plus bienfaisantes et plus profitables pour le malade que le fait de figurer tout le jour comme membre oisif dans une équipe de travail [3] ».
4L’aspect rééducation fonctionnelle de l’ergothérapie prend appui sur la nécessité de « rebâtir un monde détruit – par la guerre ». Ainsi, les futurs ergothérapeutes ont remis « au travail de nombreux blessés de guerre ». « Il fallait réapprendre aux invalides les gestes professionnels [4]. »
Que propose l’atelier d’ergothérapie ?
5Je travaille en tant qu’ergothérapeute au sein d’un Établissement public de santé mentale (epsm). L’atelier d’ergothérapie offre un espace pour être, pour dire, pour donner à voir, à pleurer, à prendre ou reprendre possession de soi, en partie, en morceaux. Cette proposition d’ergothérapie apparaît au moment où le patient vient de passer par une crise, qui l’a conduit le plus souvent aux urgences puis dans cette unité de court séjour. Je considère donc que « l’aigu » est plutôt derrière, mais que la trace laissée est vive. Ce qui permet de se situer dans un instant crucial pour le patient.
6Ce dernier prend différentes postures selon le contexte. Cela amène à poser divers objectifs et moyens pour l’accompagner. Parmi les réactions que je peux rencontrer, le plus souvent il y a la sidération, le déni de la maladie ou de la situation, la prise de conscience des symptômes ou de ce qu’ils représentent. S’ensuit une envie de se les approprier, de moins souffrir.
7Face à ces maladies souvent chroniques, le patient qui (re)vient trouve un repère dans l’atelier d’ergothérapie et se souvient des réalisations précédentes. Il se ressaisit de ce lien, ce qui l’incite à s’inscrire dans une continuité de vie.
8Cet espace est constitué d’un lieu – d’une salle – qui se veut contenant pour l’accueil de la personne, offrant ainsi la possibilité d’une relation de confiance. Les murs sont blancs, les deux fenêtres laissent passer la lumière du jour, que je complète au besoin par l’éclairage cru, vif, des néons. Un halogène vient adoucir cela, accueillir une détente éventuelle. Une table ronde est au centre de la salle, elle encourage le face-à-face, le face à côté, la proximité est alors possible. Je me dis que peut-être les idées y circulent davantage qu’autour d’une table rectangulaire.
9Dans cet atelier, il y a du matériel à faire, à créer, à écouter de la musique. Un placard vient garder les créations d’une séance à l’autre. Les patients déposent entre deux ce qu’ils réalisent, comme s’ils pouvaient ainsi mettre à distance et reprendre, pour mieux (s’) y voir après. C’est aussi une manière de symboliser un lien. Je signifie que la personne, par le biais de la prise en compte de sa réalisation, a sa place, prend sa place en ergothérapie. Je lui (re)donne de la valeur, de l’importance. D’autre part, inscrire son nom pour s’approprier une pochette, c’est accepter d’être à ce travail. L’implication diffère de l’entrée en hospitalisation où le patient doit décliner son identité mais ne l’écrit pas – pour cela, on colle (déjà) une étiquette d’identification. Créer cette pochette à son nom, vouloir y conserver des choses, ça vient en opposition ou en complément du dossier médical, infirmier, où c’est le « professionnel » qui inscrit l’histoire du patient et non le patient lui-même. En ergothérapie, je lui propose donc de changer, ou de faire évoluer cette démarche. L’ergothérapie peut et doit laisser la possibilité au patient de se retrouver, de s’inscrire dans une démarche volontaire et en partie consciente pour « aller mieux ». Les personnes rencontrées, en souffrance, semblent avoir besoin de soutien, qu’on tienne (par dessous) pour eux, comme pour aider une personne à nager, on la soutient par le ventre, on l’aide à se poser et on relâche la pression peu à peu. Ce porter avec une visée d’étayage, nécessaire et suffisant, peut ici se référer à la clinique de Winnicott. L’atelier d’ergothérapie propose au patient accueilli de reprendre possession de ce qui le constitue, lui, et de l’accompagner, là, en diminuant sa souffrance.
10Ranger « au sein » d’un placard les productions est également un acte sécurisant en quelque sorte, d’autant plus sécurisant que certains objets, considérés comme dangereux, ne peuvent être laissés à disposition de certains patients. Mise au placard pour protéger des regards, assurant au patient le respect de ce qu’il (me) confie. L’atelier, le cadre thérapeutique permettent de protéger, de laisser grandir. Peut-être à l’image de la mère qui porte, qui a une attitude bienveillante. Le regard qui réconforte va proposer au patient de venir s’y appuyer. Il a en effet pu faire défaut à un moment de la construction de la personne. Cette figure reste symbolique, elle a pu être portée par une grand-mère, par une institutrice. Je peux donc le proposer également, en ayant dans l’idée que la dépendance ne s’installe pas. Pour être dans le soin, il est juste de prêter pour mieux laisser libre par la suite. Déposer ici dans l’entre-deux séances permet de ne pas tout avoir à porter dans cet intervalle (comme entre deux séances de psychothérapie ?). Il s’agit donc de mettre au travail du côté psychique et physiologique, et de pouvoir « imaginer » que les deux se rejoignent, que l’impression du corps vécu vient non plus faire trauma, mais imprimer de façon positive un changement.
11Tout peut être prétexte à ce que la personne se mette au travail. Quel que soit le matériau utilisé, c’est la façon dont je le présente qui importe. C’est la manière dont je le porte (aussi), l’analyse que j’en fais, qui va inciter le patient à être et/ou à devenir ce qu’il souhaite et qui lui semble acceptable.
12En cela, l’ergothérapie se distingue du simple registre de l’occupationnel, que l’on peut observer par ailleurs et qui a probablement sa propre fonction. À ce propos, une personne qu’il m’a été donné d’accompagner a choisi d’éviter l’atelier d’ergothérapie à mesure que je lui proposais d’opérer un dévoilement de ses conflits. La raison énoncée était qu’elle « préférait aller faire des activités manuelles », en groupe ouvert (ce qui favorise les échanges superficiels), lors desquelles un aide- soignant ou un aide médico-psychologique est présent.
Des objets supports de médiation
13Je joue avec les je/jeux, de sorte que ces médiateurs permettent la prise de contact, l’observation de la personne. Ils viennent soutenir l’expression, accueillent les souvenirs, de toutes sortes, et la manifestation de ce qui est douloureux. C’est comme si la médiation avait ce presque pouvoir d’ancrer dans un réel partagé les personnes qui s’en servent. Ce qui se passe n’est plus du registre des « paroles en l’air », mais la concrétisation des conflits internes. Rendre les choses palpables pour et avec des patients dont le quotidien ne l’est plus. Les ruminations, les hallucinations les projettent hors du réel, tandis que la médiation et la relation qui se créent, qui se construisent autour d’eux pour étayer, tendent à les y raccrocher. Ceci non pas pour la contrainte sociale, mais bien pour leur propre désir, une amélioration de l’être (comme une idée de souffrir moins et de vivre plus, chacun selon ses capacités). J’ai ainsi à disposition des feuilles, des crayons, des feutres, de la peinture, de la soie, des jeux de société, une caisse à bazar, des perles, des masques, des objets à décorer.
14Les crayons évoquent assez spontanément les souvenirs scolaires, outils de communication avant même la parole pour certains. Et colorier, tout le monde sait le faire, selon sa méthode. Les contours rassurent, contiennent. C’est le média le plus choisi, pourtant défini après coup comme infantilisant.
Quelles indications thérapeutiques ?
15J’accueille donc une personne qui souffre puisqu’elle se trouve à l’hôpital ; ou en tout cas, la société actuelle déclare que son état nécessite de la protéger (ou de la protéger d’elle-même). Sa venue est conditionnée par des symptômes invalidants regroupés et communément appelés schizophrénie, psychose infantile, état dépressif majeur, repli autistique, décompensation maniaque, etc. mon souci est de prendre soin d’elle, et pour ce faire, je dois être dans une disponibilité qui permet la rencontre.
16Il y a plusieurs façons de prendre contact, en voici quelques exemples : « Comment on fait pour venir vous voir ? » « La dernière fois, j’avais bien aimé bricoler chez vous. » « Quand est-ce que vous me donnez un p’tit papier ? » (un carton de rendez-vous, du format d’un papier qui se glisse dans le feuillet transparent du paquet de cigarettes) – sur le ton de la boutade, mais l’intérêt est réel en psychiatrie avec la place de la cigarette, de la pause clope, de l’ennui que cela vient combler, de l’oralité que cet acte suppose, et ce paquet de cigarettes, les patients le consultent plusieurs fois par jour, donc se préparent à la séance : « Je m’ennuie, vous ouvrez quand ? »
17De la part du médecin : « Telle personne reste confinée dans sa chambre, est-ce que vous pouvez la rencontrer ? » « Il ne sollicite pas l’équipe mais semble avoir besoin de s’exprimer, vous pouvez le voir ? » « L’élaboration par l’expression orale est difficile (donc l’accès au psychologue l’est aussi), peut-il aller en ergothérapie ? » Est-ce à entendre comme on va au travail ? Ou bien qu’on ne sait plus comment s’en occuper : donc occupez-le, ou occupez-vous en ! Avec le faire, la mise en acte que permet et favorise la médiation, peut-être que le patient s’y retrouvera, ce sera par ce biais que le travail psychique pourra s’opérer ou débuter… quitte à passer le relais (en plus) au psychologue, par la suite, de ce mouvement initié grâce à la spécificité de l’ergothérapie. À ce moment, le médecin prend la décision de le confier à un autre membre de son équipe, comme si, les médicaments ne suffisant plus, il faut autre « chose », en plus ou autrement, car le patient (son corps et son esprit, lui en entier) va être considéré sous un autre éclairage.
18L’éclairage, ici de l’ergothérapeute dans l’atelier d’ergothérapie, vient en complément des observations et des soins de l’ensemble de l’équipe (médecin, infirmier, aide-soignant, assistant social, aide médico-psychologique). Les compétences d’analyse, de connaissance des médiations et de ce qu’elles viennent mobiliser chez la personne viennent valider la prescription d’ergothérapie individuelle. Certains diront « ergotologue ».
19Les objectifs fixés, c’est-à-dire demandés le plus souvent par le médecin prescripteur, sont : le travail de l’expression, de l’ancrage dans la réalité, favoriser le réinvestissement (de la personne vis-à-vis de son rôle social, parental…) et viser à la diminution de la charge anxieuse.
Étude clinique
Vignette 1
20L’établissement accueille un individu renfermé, qui ne semble pas comprendre sa venue ici ni vouloir échanger. Des séances d’ergothérapie lui sont proposées. Après avoir consulté son dossier médical, pris quelques éléments, réfléchi à ce que je peux lui soumettre et de quelle manière, je lui remets un carton de rendez-vous (ceux qui vont bien dans les paquets de cigarettes, je sais qu’il fume). je le croise également dans le long couloir, ce qui me permet de me présenter et de lui (re)signaler la séance.
21Je décide de l’accueillir en allant le chercher tant la compréhension semble difficile. Je me rends devant la porte de sa chambre, demande l’autorisation d’entrer (une manière de faire un choix dans cette rencontre tout de même dictée par la prescription). J’entre donc et vois un homme assis à une table, devant lui quelques papiers dont le rendez-vous d’ergothérapie. À côté, accrochées à la fenêtre, des photos qui semblent de famille. Il tourne la tête vers moi, enfin vers la personne en blanc qui a demandé à rentrer, il a le regard fixe, dur ou vide je ne sais pas. La seule mimique qui apparaît est ce que j’appelle une moue, comme si même les muscles de son visage ne voulaient donner à voir quelque expression (la notion de partage semble bien loin). Je m’avance, le salue de nouveau, de plus près, pour lui montrer que je suis bien là pour lui, que je ne me suis pas trompée de chambre (lui semble s’être trompé d’endroit car il a dit à des collègues ne pas comprendre ce qu’il fait là). Pour rentrer en contact ou essayer de combler le silence, ou susciter quelques autres mimiques, je regarde les photos et là… rien, il reste immobile, ne dis rien, je me pense alors intrusive, inadaptée à la rencontre. J’utilise donc une autre approche et lui propose de me suivre jusqu’à l’atelier d’ergothérapie en lui expliquant brièvement la situation géographique dans l’établissement. Il est situé du même côté que le réfectoire (lieu qu’il fréquente trois fois par jour), une façon de donner un repère, de lui faire vivre ce déplacement, de faire en sorte que tout ne soit pas inconnu pour lui. Devant son immobilisme, j’ajoute une impulsion verbale : « On va aller ensemble dans l’atelier d’ergothérapie, maintenant. » Il se lève, se retrouve de fait face à moi, sans trop de distance d’ailleurs, si bien que je me recule, il était rentré dans ma bulle, n’ayant pas conscience de la sienne propre (?). Et nous nous déplaçons ensemble, côte à côte, une mise en route, dans tous les sens du terme, nous cheminons ensemble, il semble l’accepter ou au moins ne pas y être opposé, comme un début d’engagement. J’ai peut-être dans l’idée que la circulation motrice et la circulation de sa pensée peuvent, ont le droit de se mettre en (non-) place.
22Devant la porte de l’atelier, je prends les clés, ouvre et l’invite à entrer. Je lui propose ainsi de partager un espace commun qu’il ne connaît pas, il me fait (assez) confiance pour y aller, le tour de clé représentant peut-être la notion de confidentialité de la séance, qui a commencé pour celle-là dès mon entrée dans sa chambre (ou encore plus tôt, dès le papier ?). Je lui propose de s’installer, de prendre place car il a sa place, une chaise l’attend pour la matérialiser. Une autre manière de l’attendre est d’avoir préparé, rangé l’espace, de le rendre relativement neutre (pour ne pas majorer l’anxiété), avec juste ce qu’il faut pour qu’il puisse se sentir à l’aise ou pas mal à l’aise (atmosphère calme mais vivante). Il s’assied. Ne sachant ce qu’il aime faire, ses capacités et envies actuelles, je lui montre les classeurs de dessins. Il répond un « mouais » à peine articulé (ou justement articulé avec peine, avec effort) et choisit celui où il y a des animaux, feuillette avec ma guidance et s’arrête sur le contour d’un caméléon. Je lui tends la feuille, la sors pour lui. Ce qui signifie son choix, et aussi que malgré les copies, il y en a une qu’il fait sienne. Lui donnant ainsi une visée unique (de la même manière qu’il doit trouver sa place au milieu de tous).
23Il se colle, comme aimanté, à l’autre partie de son travail qui est de mettre en couleur(s) ce caméléon. Avec le choix de cet animal, je peux émettre l’hypothèse qu’il cherche à se mêler au décor, qu’il reste emmêlé dans ses difficultés, qu’il ne peut choisir (entre deux couleurs). Il a justement un projet pour lui mais qui ne vient pas de lui. Son projet, il ne semble pas vouloir l’énoncer. Alors ainsi il se fond dans le choix des autres ? Et son travail, il le fait de façon abrupte, avec presque la même couleur, le vert (espoir, dit-on) et l’orange (sa couleur de cheveux avant qu’il ne soit rasé). Il appuie tellement fort sur les feutres qu’il en transperce la feuille, il s’y encre/ancre de cette manière ?
24Puis il déclare dans un souffle : « C’est bon pour aujourd’hui. » Mouvement pour le coup articulé, me signifiant qu’il a donc été présent avec moi, a priori, et que c’en est assez. Qu’il décide (dit et fait) que c’en est assez. Il prend une décision pour lui, a minima et grâce à ce travail. Il terminera son dessin, l’emportera aussi dans son « lieu de projet pas vraiment à lui ». Au cours d’une autre séance, il choisira une activité pour se concentrer. Prend-il à ce moment conscience de ses difficultés, d’un bout du symptôme ? A-t-il envie de voir ce qu’il peut faire ? Je mets à sa disposition des photos qui vont par paires, ayant cinq différences. Des photos de scènes qui sont susceptibles de faire émerger des émotions. Il cherche, trouve et écrit les différences, mais n’exprime rien de plus, puis met fin à la séance comme la première fois.
25Il a, semble-t-il, voulu garder ce travail pour lui, ne pas se donner accès à ses souvenirs ou à ceux exposés. Il en fera ce qu’il voudra ou pourra. L’espace de l’atelier d’ergothérapie a permis cette action soignante.
Vignette 2
26Une patiente est venue me voir grâce à (ou à cause de) la prescription médicale. Le médecin souhaitait qu’elle sorte de son enfermement, qui se montrait par le fait (non-action ?) qu’elle ne sortait de sa chambre que sur sollicitation et qu’elle parlait très peu. j’avance ces constats sachant par ailleurs qu’elle était en capacité physiologique de parler et de se déplacer, ne souffrant pas de désorientation ni de difficulté de compréhension.
27Elle se présente donc devant moi, devant surtout (de son point de vue) les feutres, et me dit d’emblée que c’est un travail qu’elle fait avec ses petits-enfants (lien avec la famille, avec des émotions positives, avec quelque chose de vivant). Elle montre ainsi sa difficulté à venir, à accepter d’être prise en compte, qu’on se tourne vers elle de cette façon. Elle était habituée (conditionnée, c’était sa condi-mi-ssion d’existence) à s’occuper des autres, de sa famille, de ses clients. La maladie, les symptômes l’ont amenée à venir travailler pour elle et non pour les autres. J’ai proposé une médiation qu’elle ne connaissait pas, qu’elle ne maîtrisait pas, pour la mettre en position d’apprentissage. L’objectif était de lui faire expérimenter le fait « d’avoir besoin » et de mobiliser chez elle ses capacités à s’appuyer sur l’autre pour « aller mieux » ou rendre sa vie plus vivable, pour ouvrir ses possibilités personnelles. C’était également lui proposer de « s’appuyer sur », de façon positive et adaptée (soit différemment de ce qu’elle pouvait demander à ses enfants, collègues…). Je l’ai donc invitée à découvrir qu’une fois accepté et acquis – c’est-à-dire pris pour soi –, le support peut s’effacer, laisser une trace, mais juste (et surtout) pour l’estime de soi.
28Elle réalise dans ces conditions la décoration d’un objet fleuri, de manière minutieuse, se forçant à venir en séance, me disant que c’est compliqué pour elle. Elle élabore aussi son projet de sortie et accepte l’aide médicamenteuse et d’écoute proposée. À la mesure de son travail effectué en ergothérapie. Par un (faux) concours de circonstances, elle ne reprendra pas son objet, c’est-à-dire ne l’abandonnera pas en bagagerie, ni dans sa chambre, ni ne le jettera.
29Elle éprouvera de nouveau la nécessité de venir dans l’établissement quelques années plus tard. Elle suivra, de nouveau, des séances d’ergothérapie, dans le même cadre thérapeutique. Me disant : « Vous vous souvenez, je n’aimais pas venir. » Je lui réponds que oui, je me souviens que c’était bien compliqué. Que l’on se connaît un peu aujourd’hui, que ce sera peut-être moins difficile maintenant. Elle est venue s’installer, ne souhaitait rien créer de ses mains. Elle a repris la conversation, comme si nous l’avions suspendue la veille. Elle a choisi des morceaux de musique à écouter/partager avec moi. A-t-elle pu se détacher de la création pour élaborer, mettre en mots son parcours, ce qui était très délicat lors des précédentes rencontres ? A-t-elle pu mettre en perspective le chemin qui a été le sien entre deux, s’en trouver rassurée, le faire dans ce cadre thérapeutique précis et contenant ? Situation qui nous renvoie non seulement à « la nécessaire articulation corporo-psychique pour reprendre pied dans la vie quotidienne, mais aussi la nécessaire reprise en compte concrète du roman de la vie quotidienne pour reprendre corps dans la vie psychique », comme le souligne Pierre Delion [5].
30L’idée et la nécessité de prendre soin des êtres en difficulté a de tout temps existé. La manière de le faire s’est enrichie et a pris en compte des données historiques plus ou moins hasardeuses.
31Il me semble essentiel de remobiliser la personne en souffrance, dans tous ses aspects, ce que peut permettre l’ergothérapie lorsqu’elle s’avère être « non seulement une source d’informations cliniques incomparable, mais aussi un moyen pour le patient de reprendre contact avec le monde interhumain », pour reprendre les mots mêmes de François Tosquelles.
32À l’heure où le temps semble vouloir se précipiter, prenons le temps d’être auprès des patients, prenons le temps de les accompagner dans leur propre réalisation, leur création intime. L’analyse de notre pratique doit rester au cœur de la clinique pour la soutenir et être au plus juste de ce que l’on doit proposer à celui qui nous est confié.
Notes
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[1]
F. Tosquelles, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, ceméa/Éditions du scarabée, 1967. Réédité sous le titre : Le travail thérapeutique en psychiatrie, Toulouse, érès, 2009.
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[2]
H. Simon, Une thérapeutique plus active à l’hôpital psychiatrique, document polycopié, chs de Saint-Alban, p. 41.
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[3]
Ibid., p. 35.
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[4]
I. Pibarot, « Activité thérapeutique et ergothérapie », dans Ergothérapie en psychiatrie, de la souffrance psychique à la réadaptation, Marseille, Solal, 2007.
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[5]
P. Delion, préface à F. Tosquelles, Le travail thérapeutique en psychiatrie, op. cit.