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Article de revue

Se faire un corps

Pages 106 à 112

Notes

  • [1]
    D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995, p. 131.
  • [2]
    J.-A. Miller et R.-H. Etchegoyen, Silence brisé, Agalma-Seuil, 1996, p. 23-24.
  • [3]
    Anzieu préfère parler « d’environnement maternant » pour ne pas réduire ce lien à la mère seule.
  • [4]
    D. Anzieu, op. cit., p. 77.
  • [5]
    D. Anzieu, op. cit., p. 78.
  • [6]
    D. Anzieu, op. cit., p. 80.
  • [7]
    H. Deutsch (1965), « Aspects cliniques et théoriques des personnalités comme si », dans Les comme si et autres textes, Paris, Le Seuil, 2007, p. 296.
  • [8]
    Cette expérience de dépersonnalisation a été décrite par un psychiatre, Abély, comme « signe du miroir ». Il est l’un des indices cliniques d’un « débranchement » dans la schizophrénie.
  • [9]
    Habitudes alimentaires, de vie, changement de caractère et rejet de goûts anciens ou d’affinités (par exemple, le rejet des chiens…).
  • [10]
    J.-A. Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire », dans Retour sur la psychose ordinaire, Quarto, 2009, p. 40-51.
  • [11]
    J. Lacan (1957), « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 575.
  • [12]
    A. Birraux, L’adolescent face à son corps, Paris, Albin Michel, 2013, p. 138.
  • [13]
    Il s’agit de Marie-Annick Bellec, laquelle m’a parlé d’un patient rencontré, autrefois, qui disait avoir un estomac « en or ». Le syndrome de Cotard touche la dimension du corps ; c’est pourquoi ces sujets ont la certitude de ne pas avoir un corps « en chair et en os » mais constitué de matériaux divers, tel ce schizophrène qui disait avoir « un corps en carton ». La différenciation entre le mort et le vivant pose problème. Voir aussi G. Torris, « Cotard, syndrome de », Encyclopaedia Universalis, novembre 2014.
  • [14]
    J.-C. Maleval, Logique du délire, Rennes, pur, 2011, p. 122.
  • [15]
    Ces aspects cliniques sont développés par Lacan dans sa « Note sur l’enfant », de 1969, dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
  • [16]
    En parallèle, le juge a décidé un renouvellement du placement pour les deux enfants avec un retour des visites, avec leur mère, « en lieu neutre et avec présence d’un tiers ».
  • [17]
    D. Anzieu, op. cit., p. 85.

1Nous nous orientons, dans nos établissements, à partir d’une écoute du sujet, a contrario des démarches bureaucratiques valorisées par les « guides de bonnes pratiques ». L’éthique d’un acte suppose, forcément, de « prendre soin » de la personne dont nous avons la responsabilité, et donc de pouvoir s’impliquer subjectivement dans la relation.

2Nous traiterons de la situation d’une jeune fille de 12 ans accueillie dans notre ime. Elle nous a été orientée, par l’école, suite à des difficultés d’apprentissages majeurs, ponctuées par de nombreux passages à l’acte (insultes, auto et hétéro-agressivité). Ici, la dimension du corps et de ses atteintes des « enveloppes psychiques » est au centre de sa problématique : « La peau imaginaire dont se recouvre le Moi devient une tunique empoisonnée, étouffante, brûlante, désagrégeante. On pourrait parler là d’une activité toxique du Moi-peau [1]. »

3L’enjeu thérapeutique nécessite une pluralisation du transfert institutionnel devant l’ampleur de la symptomatologie, ainsi qu’un repérage clinique rigoureux : « La méconnaissance des distinctions fondamentales faites en psychiatrie classique et en clinique freudienne peut avoir des conséquences inhumaines [2]. »

4Après être passée par une période « comme si », dans laquelle elle s’identifiait régulièrement à des animaux ou à des personnages de dessins animés, elle s’installe, alors, dans une dévotion extrême à l’égard d’une chanteuse de rap. Au-delà des phénomènes passionnels liés à la phase adolescente, la jeune fille nous interroge sur la question du diagnostic et sur le traitement des effets de corps dont elle devient bientôt l’objet.

Psychogenèse et fonction du « Moi-peau »

5En s’appuyant sur de nombreuses études cliniques, Didier Anzieu a décrit et posé l’existence de signifiants formels qui sont des représentations des contenants psychiques. La permanence d’une dyade mère-enfant [3] est constitutive à la formation d’un sentiment d’existence chez le nourrisson. À la naissance et dans les jours suivants, l’infans présente une ébauche du « Moi », en raison des expériences déjà vécues (intra-utérine, patrimoine génétique…), et par l’exploration de son environnement. Pour survivre, il aura besoin d’être l’objet de stimulations, « de recevoir les soins répétés et ajustés d’un entourage maternant, mais aussi d’émettre à l’égard de cet entourage des signaux susceptibles de déclencher et d’affiner ces soins [4] ». Cette réciprocité a été définie par Brazelton comme double feedback ; cette possibilité qu’a le bébé d’agir sur son environnement lui autorise l’intégration de « la distinction fondamentale de l’animé et de l’inanimé, d’imiter les imitations de certains de ses gestes que lui renvoient les adultes et de se préparer ainsi à l’acquisition de la parole [5] ».

6« Ce pré-Moi corporel est un précurseur du sentiment de l’identité personnelle et du sens de la réalité, qui caractérise le Moi psychique, proprement dit [6]. » Cette enveloppe psychique constituée, elle a pour fonction de servir d’interface entre le sujet et son extérieur. L’enfant acquiert au prix d’un processus de séparation et d’intériorisation son propre Moi, et l’unicité de ses enveloppes corporelles.

7Si ce système d’échanges réciproques ne fonctionne pas, alors les conséquences cliniques peuvent être désastreuses ; l’enfant, devant un visage froid, placide, peut rapidement se mettre en retrait et devenir indifférent au monde extérieur. À l’inverse, un bébé ne répondant pas aux sollicitations « maternelles » peut rendre sa mère dépressive.

Animaux et autres personnages de fiction

8Freyja se distingue par ses gesticulations, ses cris et ses imitations d’animaux. Au cours d’un séjour éducatif, l’un des encadrants me rapporte qu’il l’a surprise imitant la démarche et le cri d’un gorille : « L’imitation était troublante de réalisme », me précise-t-il. Elle peut aussi parfaitement coller à des personnages de fiction tels que les Monsters High, ou diverses célébrités dont elle épouse « la forme ». Freyja se montre obsédée et fascinée par son modèle. Son attitude pourrait s’apparenter à un fonctionnement « comme si », décrit par Hélène Deutsch, « dans lequel l’identification avec un objet extérieur engage la totalité de la personnalité pendant une période plus ou moins longue. Cette identification inclut toutes les zones vitales des fonctions du moi [7] ». Les éducateurs disent qu’ils n’ont pas accès à elle car elle vit « par procuration », via une image ou un personnage. Cette capacité d’imitation permet au sujet de s’adapter à la réalité. De graves carences affectives sont à l’origine de cette déficience durable du Moi. Le sujet manque d’une armature, d’une consistance psychique qu’il peut, ainsi, stabiliser à travers cet excès de conformisation à l’Autre. C’est pourquoi H. Deustch semble peu optimiste quant à des possibilités de guérison. En revanche, elle précise que des effets thérapeutiques peuvent être produits si l’accroche transférentielle avec un thérapeute est solide et régulière. De même, un suivi précoce peut permettre une évolution plus favorable.

Rencontre avec une jouissance énigmatique et débranchement

9Le « comme si » peut être l’indice d’une phase prépsychotique. Le sujet lutte contre des angoisses internes, et l’accrochage à une « image » peut contenir, pour un temps, le sujet.

10L’entrée dans « l’adolescence », avec ce que cette période peut déclencher comme remaniements corporel, émotionnel et psychique, peut faire basculer toute l’économie libidinale instaurée par un sujet. Dans ses Trois essais, Freud s’interroge sur les conséquences de la période pubertaire. Il s’intéresse aux mutations du désir que cette période pubertaire entraîne : en tant que réactualisation d’une problématique antérieure, le sujet se doit de trouver une nouvelle signification aux événements vécus. Face à l’appel de la jouissance, il est exposé comme objet sexuel et il aura à se positionner en tant que sujet. C’est l’œdipe qui lui permettra de produire « une barrière contre l’inceste ». Dans la psychose, la forclusion de la fonction paternelle ne permet pas au sujet de réintégrer psychiquement l’expérience de la rencontre sexuelle.

11C’est lors d’une première expérience amoureuse que la jeune fille vacille : l’impossibilité de mettre en mots, de trouver une signification à cette jouissance nouvelle, en fait un événement « traumatique ». Cette non-symbolisation produit une liquidation de son « unité corporelle ». Au bout de quelques mois, la jeune fille devient de plus en plus violente de sorte que les professionnels n’ont pas eu d’autre solution que de demander une hospitalisation en pédopsychiatrie. Nous ne comprendrons que rétrospectivement les coordonnées subjectives d’un tel événement.

12Freyja parle d’une expérience hors du temps, de jouissance absolue. Elle évoque une grande fatigue, un état dépressif. Certains phénomènes élémentaires sont présents, dont une sensation de « dépersonnalisation ». L’image de son corps ne tient plus, et Freyja fait de fréquents allers-retours devant son miroir, de façon à pouvoir vérifier la consistance de son image. Puis, ce mouvement amorce un refus de l’autoscopie : Freyja fait état d’une « image vide, étrangère », ensuite l’impression d’y voir « une tronche de macaque [8] ». Suite à cette expérience d’étrangeté, la jeune fille décrit un changement radical dans sa façon d’être et dans ses habitudes [9], ainsi que sa fascination pour une chanteuse de rap.

« C’est comme un vieux chewing-gum collé sur un vieux meuble ! »

13Les professionnels sont inquiets pour cette jeune qui ne cesse de se mettre en danger. Nous avons organisé, à l’interne, des réunions cliniques. Un épisode qui nous a été rapporté par sa famille d’accueil nous met sur la voie d’un diagnostic structural. Avant son hospitalisation, Freyja développait des attitudes compulsives au travers desquelles elle entreprenait de recouvrir tous les murs et le sol de sa chambre, avec des posters de sa chanteuse préférée. « Il n’y avait plus d’espace libre », nous explique l’assistante maternelle, puis elle a commencé à couvrir les meubles du salon.

14C’est ce côté « sans limite » du comportement qui nous interpelle. Dans son enseignement sur la psychose, Lacan invente la métaphore paternelle pour conceptualiser la structure. Autant le sujet névrotique, au sortir de l’œdipe, possède le signifiant du Nom-du-Père (le signifiant de la loi) pour s’orienter dans l’existence, autant le sujet psychotique échappe aux fourches caudines de la castration. Il a, alors, « l’objet dans sa poche ». C’est pourquoi il peut être envahi par des phénomènes élémentaires (de type hallucinations, dissociation corporelle, etc.). Tout ce qui n’a pas été symbolisé fait retour dans le réel. C’est le signifiant Nom-du-Père qui vient capitonner la structure, dans la névrose, mettant une limite à la désorganisation. Les sujets psychotiques n’ayant pas ce « régulateur psychique » ne peuvent canaliser la jouissance « en trop ». Il leur faut donc inventer autre chose… en passant par un « appareillage » externe à la structure œdipienne (l’écriture, l’art, la métaphore délirante…).

15Le côté « sans limite » que l’on peut percevoir chez certains sujets peut être une indication d’une psychose non déclenchée [10]. C’est dans la dimension excessive de l’ancrage ou du comportement que nous pouvons voir les effets cliniques d’une forclusion du signifiant paternel : « C’est dans un accident de ce registre et de ce qui s’y accomplit, à savoir la forclusion du Nom-du-Père à la place de l’Autre, et dans l’échec de la métaphore paternelle que nous désignons le défaut qui donne à la psychose sa condition essentielle, avec la structure qui la sépare de la névrose [11]. »

« Être une Barbie, et ne plus aller aux toilettes »

16L’identification à la chanteuse semble faire suppléance à la défaillance de l’image du corps : l’adolescente se recouvre de vêtements à l’effigie de son héroïne, et dort emmitouflée dans des posters. Les cd qui la collent, la nuit, semblent faire bord à l’angoisse. Cet appareillage du corps ne dure pas : Freyja se retrouve de plus en plus marginalisée auprès de ses pairs, des risques de passages à l’acte apparaissent, et elle se trouve affectée d’une constipation morbide laquelle nécessitera plusieurs interventions médicales.

17Un authentique délire se développe à propos de l’immortalité de la chanteuse. Elle se dit possédée par la star ou par un démon. Elle a entendu dire que la chanteuse n’allait jamais aux toilettes. Elle pose, donc, comme une évidence : « Je me ferai opérer pour ne plus aller aux toilettes. »

18Freyja développe un délire hypocondriaque localisé sur certaines parties de son corps qu’elle voudrait modeler à sa guise par de multiples interventions chirurgicales. Elle semble reconstruire les limites de son corps face à un « corps en pièces détachées ». En parallèle, elle tente d’incarner son « être femme » par un bricolage artificiel supposé lui apporter réparation. Désormais, « se faire un corps, se faire un corps de femme », semble être sa priorité à partir de l’identification à « la putain ». Sa féminité en passera par l’adjonction de prothèses diverses (ou la mutilation de certains organes) : « J’aime pas tout ce qui est naturel. J’aime ce qui est artificiel […] un corps en plastique comme une poupée. »

19« Il y a peu d’adolescents épargnés par le désir de changer l’aspect extérieur de leur corps et par le fantasme que rien ne peut les en empêcher (avoir un autre nez, d’autres seins, un autre sexe), conviction qui renvoie d’abord à l’évitement du corps irréversiblement sexué et à la difficulté de son intégration », nous explique Annie Birraux [12]. Cependant, dans le cas de Freyja, il s’agit d’un véritable délire dont le pronostic à plus ou moins longue échéance nous inquiète. Sa structure se déplie autour de ce qui fait point de réel pour elle : « être une Barbie, et ne plus aller aux toilettes ».

20C’est à partir d’une discussion avec la pédopsychiatre de l’ime[13] que je trouverai à m’orienter à partir d’un repérage clinique beaucoup plus précis.

« Je suis née sans… »

21« Je suis née sans… », me lance un jour Freyja. « Sans quoi ? » je lui demande. C’est avec beaucoup de réticence que la jeune fille me livre sa théorie : elle est née sans anus, et c’est pourquoi on lui en a fait un… artificiel. Sa construction psychique semble s’être organisée à partir de ce déni d’organe. Elle a surtout la certitude d’avoir un « corps en plastique », c’est pourquoi, m’explique-t-elle, « dans le feu, mon corps fond ».

22Le syndrome de Cotard est un syndrome délirant, décrit par le neurologue Jules Cotard, en 1880, à partir de l’observation de patients gravement dépressifs ou franchement mélancoliques : il se déplie à partir de thèmes hypocondriaques associés à des idées d’immortalité, de damnation, de négation d’organe ou du corps (le sujet pense que ses organes sont bouchés, pourris, transformés en pierre ou qu’il n’a pas de bouche, de corps, ou qu’il est déjà mort…). À l’instar des délires chroniques, le délire mélancolique possède sa propre logique d’évolution : « Les classiques s’accordent sur le fait que les tendances suicidaires disparaissent avec l’émergence du délire d’immortalité. Cette clinique atteste que le travail du délire mélancolique contribue à une sédation de l’angoisse, et que celle-ci s’accentue à mesure que ce travail s’élabore [14]. »

23À partir de l’indication de Freyja, « C’est pour ça que je me retiens… Si je vais aux toilettes, j’ai peur que tout l’intérieur de mon corps se vide », je vais m’appliquer à travailler autour des limites réelles du corps. Je lui explique l’impossibilité de ce « vidage » des organes internes, et lui indique la permanence des enveloppes corporelles (dedans/dehors). Cette nomination produit, rapidement, des effets thérapeutiques : apaisement de l’angoisse, et diminution de son symptôme de constipation chronique.

La parole, comme coupure

24Le choix d’une organisation psychique (névrose/psychose, structuration déficitaire…) relève de la responsabilité inconsciente du sujet, ce que Lacan énonçait comme « insondable décision de l’être ». Une attention particulière doit être apportée dans le travail avec des enfants. La position de dépendance de celui-ci (liée à la spécificité de l’enfance) fait de lui un sujet enserré dans le discours familial ; le symptôme infantile n’en est, alors, que le représentant. L’enfant peut venir incarner, dans le réel, ce qu’il est comme objet pour la mère ou être inclus dans le symptôme du couple [15]. C’est pourquoi, face à cette aliénation de structure, dans l’accompagnement d’enfants en institution nous sommes particulièrement vigilants sur le travail avec les familles.

25Nous nous sommes interrogés sur ce que fait la mère de Freyja de la parole du Père. Mme I. ne semble pas entendre la place d’un tiers séparateur : elle a décidé, elle-même, la grossesse de ses deux enfants et le choix des deux prénoms. La référence à la fonction paternelle ne semble pas être intégrée chez cette femme, et la place inconsciente qu’elle réserve à sa fille est celle d’avoir été « l’objet d’un Autre tout-puissant », celle d’avoir été « victime d’un traumatisme sexuel ». Malgré l’enquête qui a eu lieu à cette époque, malgré l’opposition de sa fille, elle persévère dans cette certitude, et veut « la faire voir par un hypnotiseur pour savoir la vérité ». Le rappel des conclusions de la justice n’a pas d’effet chez Mme I. Pour contrer les conséquences ravageantes du discours maternel sur Freyja, nous avons fait barrage à ces tentatives de scrutation du corps et de l’esprit. La parole, le « dire que non à l’hypnose » des professionnels face à une mère sans loi a consisté l’axe principal de nos interventions : ce « dire que non » opère comme coupure face à une mère toute-puissante [16].

26Il semblerait que l’accompagnement pluridisciplinaire inscrit autour d’un dispositif de parole ait eu un effet d’apaisement et de limite face aux risques de passage à l’acte : alors que, dans un premier temps, l’adolescente tentait de nouer l’image du corps au découpage par le scalpel, dans un second temps le point de capiton s’est constitué autour de l’enveloppe du corps par le recouvrement du corps par des habits « en peau de bête »…

Des vêtements « en peau de bête »

27Dans la psychose, il n’existe pas de signifiant du « Nom-du-Père » susceptible de permettre au sujet de donner une signification à l’expérience sexuelle. Au moment de la puberté, la rencontre avec une jouissance énigmatique, hors sens, produit des effets de « débranchement » pour Freyja. Les identifications imaginaires, du début, vacillent. Au bout de quatre années, l’accompagnement « à plusieurs » en institution, avec la jeune et sa famille, a permis une stabilisation progressive. Le « prendre soin » s’attache à limiter les ravages de la pulsion de mort. Ses deux modes de jouir (le passage à l’acte et la constipation morbide) se sont noués au signifiant à partir d’une offre de parole. Ce dispositif collectif permet de « pluraliser » les effets du transfert dans les cas de pathologies graves.

28Aujourd’hui, l’adolescente se singularise par le port de vêtements « originaux », des « vêtements en peau de bête », nous explique-t-elle. La « peau de bête » l’enveloppe des pieds à la tête : chaussures, chemisettes, boucles d’oreille… Ces tenues près du corps lui servent de « serre-joint » face à un corps disloqué qui risque, à tout moment, de partir « en morceaux ». « Être à la mode », comme tous les adolescents de son âge, lui permet une inscription dans un lien social.

29La jeune fille a gagné en apaisement, de sorte qu’actuellement les professionnels réfléchissent à une possible intégration en milieu scolaire dans un impro « externalisé ». L’aide d’une unité thérapeutique ou d’un service de soin pourrait soutenir l’inclusion au collège.

30Malgré une apparente « normalité », la jeune fille n’a pas abandonné sa théorie du déni d’organe(s), ni du « corps plastique ». Le port de vêtements « originaux » laisse entrevoir une version plus « soft » du délire sous-jacent. L’inscription de son devenir de « femme » reste fragile, et en passe par un bricolage encore incertain. Freyja ne supporte pas la séparation avec sa mère, décidée par le juge. Cette étroite porosité entre elles deux me fait dire que « cette peau commune » dont parlait Anzieu, qui les tient attachées ensemble, n’a pas permis d’introduire la séparation promise : « Cette peau commune, en les branchant l’un sur l’autre, assure entre les deux partenaires une communication sans intermédiaire, une empathie réciproque, une identification adhésive : écran unique qui entre en résonance aux sensations, aux affects, aux images mentales, aux rythmes vitaux des deux [17]. » Il nous faudra donc l’accompagner très progressivement à se distancier de cette dépendance étroite.

31Ces « vêtements en peau de léopard » viennent rappeler, en creux, l’identification première aux animaux… mais cette fois-ci un déplacement s’opère. Son corps n’est plus investi, réellement, par l’animal, mais un trait subsiste de cette identification primordiale par la texture des habits qui lui enveloppent le corps.

Notes

  • [1]
    D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995, p. 131.
  • [2]
    J.-A. Miller et R.-H. Etchegoyen, Silence brisé, Agalma-Seuil, 1996, p. 23-24.
  • [3]
    Anzieu préfère parler « d’environnement maternant » pour ne pas réduire ce lien à la mère seule.
  • [4]
    D. Anzieu, op. cit., p. 77.
  • [5]
    D. Anzieu, op. cit., p. 78.
  • [6]
    D. Anzieu, op. cit., p. 80.
  • [7]
    H. Deutsch (1965), « Aspects cliniques et théoriques des personnalités comme si », dans Les comme si et autres textes, Paris, Le Seuil, 2007, p. 296.
  • [8]
    Cette expérience de dépersonnalisation a été décrite par un psychiatre, Abély, comme « signe du miroir ». Il est l’un des indices cliniques d’un « débranchement » dans la schizophrénie.
  • [9]
    Habitudes alimentaires, de vie, changement de caractère et rejet de goûts anciens ou d’affinités (par exemple, le rejet des chiens…).
  • [10]
    J.-A. Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire », dans Retour sur la psychose ordinaire, Quarto, 2009, p. 40-51.
  • [11]
    J. Lacan (1957), « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 575.
  • [12]
    A. Birraux, L’adolescent face à son corps, Paris, Albin Michel, 2013, p. 138.
  • [13]
    Il s’agit de Marie-Annick Bellec, laquelle m’a parlé d’un patient rencontré, autrefois, qui disait avoir un estomac « en or ». Le syndrome de Cotard touche la dimension du corps ; c’est pourquoi ces sujets ont la certitude de ne pas avoir un corps « en chair et en os » mais constitué de matériaux divers, tel ce schizophrène qui disait avoir « un corps en carton ». La différenciation entre le mort et le vivant pose problème. Voir aussi G. Torris, « Cotard, syndrome de », Encyclopaedia Universalis, novembre 2014.
  • [14]
    J.-C. Maleval, Logique du délire, Rennes, pur, 2011, p. 122.
  • [15]
    Ces aspects cliniques sont développés par Lacan dans sa « Note sur l’enfant », de 1969, dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
  • [16]
    En parallèle, le juge a décidé un renouvellement du placement pour les deux enfants avec un retour des visites, avec leur mère, « en lieu neutre et avec présence d’un tiers ».
  • [17]
    D. Anzieu, op. cit., p. 85.
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