Couverture de VST_126

Article de revue

Jardin secret au jardin public. L’intime à la rue et le tact professionnel

Pages 84 à 90

Notes

  • [1]
    Unité mobile d’action psychiatrie-précarité, à Rouen.
  • [2]
    S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1962, p. 266.
  • [3]
    D.W. Winnicott, La capacité d’être seul, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1958.
  • [4]
    J.-P. Descombey, Alcoolique, mon frère, toi. L’alcoolisme entre médecine, psychiatrie et psychanalyse, Toulouse, Privat, 1985.
  • [5]
    H. Deutsch, Psychologie des femmes, Paris, Puf, 1997 ; Les personnalités as if. Les « comme si » et autres textes inédits, Paris, Le Seuil, 2007.
  • [6]
    Voir O. Jan, « Au-delà du pire, que reste-t-il de vivant ? », vst, n° 96, Toulouse, érès, 2006.
  • [7]
    O. Jan, « Psychotiques à la rue », vst, n°83, Toulouse, érès, 2004, p. 55-62.
  • [8]
    Un plan de « ré-humanisation » a été mis en place dans les lieux d’accueil d’urgence ces dernières années. Les collectifs, moins bondés, sont équipés de cloisons entourant les lits. Ce petit confort a valu la perte de nombreuses places d’hébergement non remplacées. Par ailleurs, les lieux d’hygiène restent toujours insuffisants (toilettes bouchées…).
  • [9]
    S. Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1952.
  • [10]
    T. Nathan, 613, Paris, Odile Jacob, coll. « Roman noir », 1999.
  • [11]
    M. Pasinetti et M. Birden, « usa : l’armée des rues e.s. », France 2, Envoyé spécial, 30 mai 2013.
  • [12]
    J. Furtos, « La clinique psychosociale et la souffrance d’exclusion comme paradigmes des situations extrêmes », dans Cliniques de l’extrême, Paris, Armand Colin, 2012, p. 265-288 ; « Le syndrome d’auto-exclusion », dans Les cliniques de la précarité, Paris, Elsevier-Masson, 2008, p. 118-133.
  • [13]
    P. Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2001 ; Le sang nouveau est arrivé. L’horreur sdf, Paris, Gallimard, 2005.
  • [14]
    J. Calmettes et P. Boutinaud, La maison des sans-abri, production France 2-Anabase, 1993-1997.
  • [15]
    O. Jan, « Si l’hôpital ne se fout plus de la charité : principes actifs du travail de partenariat dans le champ de la grande exclusion », dans Santé mentale et dispositifs d’accueil et d’hébergement des personnes en situation d’exclusion. Prendre soin, une préoccupation à partager, actes du colloque de Grenoble, Centre régional de documentation pédagogique, les 12 et 13 juin 2008, p. 120-138.

L’intime de l’être

1L’intime serait, selon le dictionnaire Robert, « la part la plus profonde d’un être », la plus intérieure en quelque sorte. Substantifique part de l’être ? Je propose de questionner ici ce que serait cette quintessence chez des personnes très désocialisées de notre société telles que rencontrées avec l’équipe de l’umapp[1] depuis quinze ans.

2Pour entrer dans le vif de l’affaire, d’abord un détour impératif : après Freud [2], on peut savoir qu’on n’est effectivement pas maître en notre maison. L’inconscient est en chacun, et ce qui nous pousse à être, nos motivations, lui appartiennent pour une large part. Dans ce sens, l’intime de notre être émanerait en grande partie (pas seulement, mais beaucoup) de ce centre quelque peu obscur. L’intime conscient serait élargi chez l’analysé, qui ne serait plus sans pouvoir approcher les remous de son monde interne chaotique avec ses aspects pulsionnels (envie, violence, haine, toute-puissance…) au service à la fois d’Éros et de Thanatos.

3L’inconscient freudien serait une composante structurée identiquement pour tout psychisme humain, une donnée universelle ; dans l’inconscient idiosyncrasique de l’homme, quelle que soit son origine, il y aurait toujours les mêmes dimensions pulsionnelles à l’œuvre, les mêmes tendances. L’intime toutefois n’est évidemment pas universel : il dépend de l’histoire de chacun, et chaque sujet est unique. Il est lié à l’identité de chacun, et soutient le sujet en tant qu’être hautement différencié.

4L’intimité et la différenciation du Moi sont corollaires. La psychanalyse a montré l’aspect fondamental du « Non » chez l’enfant comme initiation d’une pensée propre, malgré la socialisation. Le pouvoir de mentir (en abusant l’adulte potentiellement) serait, dans le développement de l’enfant, une autre étape de la validation de son autonomie psychique.

5Notre intimité accessible consciemment comporte, pourquoi pas, des choses belles et que l’on veut garder pour soi, secrètes. Elle comporte également, peut-être surtout, des choses dérangeantes, honteuses, inavouables par la crainte d’un jugement négatif d’autrui : des fantasmes, des désirs… Parfois même, l’intime est saturé de sentiments « auto-honteux », difficiles à porter. Il est plus ou moins possible à tout un chacun de supporter la confrontation à la solitude, c’est-à-dire aussi à sa propre intimité. La capacité à être seul sans trop de souffrance, étudiée par Winnicott [3], serait possible pour l’enfant à condition que ses intériorisations soient suffisantes, que son sentiment de sécurité interne, qui passe par la certitude du retour de la mère suffisamment bonne dans un délai supportable en fonction de l’âge et de la maturation psychique de l’enfant, soit affirmé, qu’il puisse être actif, c’est-à-dire puiser dans ses ressources internes pour contrer l’ennui, l’absence, pour la penser et la remplir. L’intimité est supportable quand elle n’est pas source d’angoisse primaire excessive, quand elle ne confère pas au vide.

6Certains sujets pourraient ne pas ressentir leur intimité, sembler ne pas y porter intérêt, ou ne pas pleinement y réussir. Ceux-là laissent penser aux éventuels cliniciens qui pourraient les rencontrer qu’ils ne mentaliseraient pas suffisamment leur parcours, ne pouvant évoluer au mieux qu’en présence d’autrui, c’est-à-dire à la condition de ne pas être seuls. Ces personnalités attendraient de l’extérieur, du regard de l’autre, l’assurance qu’ils n’ont pu mettre au-dedans d’eux-mêmes, suffisamment tirer de leurs liens primaires. Chez ce type d’adultes, le rôle social tend à valoir pour l’essentiel de l’identité. Il s’agit d’une dimension très présente par exemple dans la clinique de l’alcoolisme [4].

7L’intime se partage-t-il ? Pour une part, oui, avec un « ami intime », un confident. Ou pour le traiter, si besoin, avec un professionnel.

8Notons que c’est Hélène Deutsch, analyste ayant beaucoup travaillé sur la sexualité féminine [5], qui a insisté sur la fonction de la confidence intime dans le développement des adolescentes (vers leur sexualité adulte) ; c’est elle également qui a conceptualisé les personnalités « as if », « comme si », formant la base des réflexions des personnalités en « faux self » chez Winnicott ultérieurement.

Catégorisation rapide des personnalités à la rue

9Notre pratique clinique en équipe Psychiatrie précarité nous permet de proposer cette façon de rassembler les personnalités, imparfaite mais pratique.

10Des hommes et femmes ne représentant pas le gros de la troupe des exclus, ayant accédé à une existence ordinaire et sans plaquage limite, relevant de personnalités névrotiques. Confrontées à une combinatoire sociale/familiale/psychique difficile, ces personnes vont s’effondrer et se retrouver (la plupart du temps transitoirement) dans une vie précarisée jusqu’à la rue, les foyers d’hébergement d’urgence, les lieux d’accueil de jour… Ceux-là, pour peu que l’offre existe, sauront utiliser les aides sociales et psy pour s’extirper de leur mauvaise passe. Ils n’ont pas entamé leur possibilité de penser même si la dépression a pu les atteindre momentanément, de demander, d’accepter d’être aidés, ni excité excessivement leur masochisme et leur autodestructivité. On trouve ici des « accidentés de trajectoire » de chez nous, mais aussi nombre d’étrangers fuyant leur pays et en attente de papiers, présents depuis peu sur le territoire national. Ces derniers fuient leur pays pour de graves raisons la plupart du temps, et peuvent souffrir de pathologies traumatiques liées aux persécutions réelles dont ils ont été l’objet [6].

11Des personnes installées à la rue et dans les systèmes d’aides minimales, souvent bénéficiaires du rsa, présentant des personnalités de type limite, dont la vie a été marquée par les abandons, la casse des premiers liens, les traumatismes et maltraitances intrafamiliales… Pour cette population, la plus importante du contingent, les problèmes d’alcool sont fréquents, allant s’aggravant avec le temps et la vie à la rue. L’appétence toxicomane dépasse souvent l’usage simple de l’alcool. Quantité d’entre eux sont en voie de clochardisation avancée.

12Des personnes présentant des pathologies mentales avérées, psychiatriques, clochardisées, ayant « choisi » la rue comme mode de vie et tentant de vivre selon leur définition propre et délirante de l’existence [7].

Une vie sous le regard des autres

13Ce qui est commun à toute personne ainsi désocialisée, c’est la notion de perte du minimum de repli possible, d’un habitat, d’une possible vie privée : leur existence est désormais quasiment constamment sous le regard des autres car la rue est par définition l’espace de tous (sauf cas de construction cachée d’une cabane dans un recoin, dans une « dent creuse » urbaine).

14Les foyers d’hébergement d’urgence sont presque toujours des lieux uniquement de mise à l’abri et fonctionnent encore trop sur le mode de la collectivité, avec chambrées à plusieurs [8], réfectoires bruyants… Les lieux d’accueil de jour sont eux aussi collectifs. Même si existent des possibilités de prise en compte individuelle, l’essentiel du temps passé par ces usagers dans ces structures est en présence des autres. Ces autres, autour de soi, ne sont pas choisis ; du moins, la possibilité de choisir sa compagnie est limitée ; le dévoilement consenti de parts intimes de soi est peu probable.

15L’intime est ici peu partageable. La présence permanente d’autres que l’on ne connaît pas vraiment autour de soi (ce ne sont pas des amis) amène des effets de méfiance, un bouclage de l’intime sur lui-même. Quelles amitiés sont ici jouables ?

16Entre amis, la confiance peut assurer une non-divulgation, un respect des contenus évoqués. Là, aucune garantie, sauf possiblement avec les professionnels évoluant dans ce champ. « L’autre comme soi », tout autant en errance apparente, passe son temps à le perdre dirait l’opinion générale, comme le laissent penser Vladimir et Estragon dans En attendant Godot[9].

17Si nous revenons sur les trois catégories, nous repérons que pour les personnes névrosées arrivant dans cet univers, la « privation du privé » est un choc. Y étant confrontées, elles vont utiliser leur capacité d’adaptation, leur pensée réflexive, supporter l’angoisse, pourront réaliser ce qui se passe pour elles et repérer les clefs existantes pour s’en sortir au mieux et au plus vite. Elles vont accepter les entretiens avec les travailleurs sociaux, s’appliqueront à suivre les démarches sociales obligées, les dossiers, etc. Leur maîtrise d’elles-mêmes ne les incline pas à s’inconduire ; respectant les lieux, les gens, les protocoles, elles séjourneront le moins longtemps possible dans les lieux les plus mélangés (centres d’hébergement d’urgence) et trouveront dès que possible des lieux respectant leur intimité. Les névrosés en « perte de vitesse » arrivant là ne perdent pas totalement leur autonomie.

18Pour les autres, il n’en va pas de même. L’étude des parcours antérieurs aux pertes ayant conduit à la rue montre que ces hommes et ces femmes présentent des particularités telles que précisément l’autonomie n’a pas été leur orientation, que la collectivité parfois peu affective a pu être leur lot depuis très tôt, avec même des formes d’hospitalisme opératoire chez certains. Pensons aux anciens enfants placés dans de multiples lieux institutionnels ou familles d’accueil, ayant trouvé « solution » dans une arrivée à l’âge adulte dans l’armée (souvent la Légion étrangère). À la sortie de leur engagement militaire, les arrivées à la rue sont fréquentes, liées au cumul traumatique constitué par les maux passés de l’enfance ajoutés aux traumatismes dans la vie exposée de soldat. Tobie Nathan a ainsi donné à l’abréviation sdf le sens « Soldat de la France [10] ». 25 % des sans abri aux États-Unis seraient d’anciens militaires [11], peut-être du fait d’une désorganisation suffisante de leur personnalité après l’exposition aux combats, avec l’enclenchement de ce que le dsm appelle le Post Traumatic Stress Desorder. Combien parmi eux, de plus, sont d’anciens enfants maltraités ayant trouvé refuge dans l’armée ?

19Nous avons parlé plus haut de leurs vécus abandonniques qui les axent plus sur la dépendance à autrui, la difficulté de leur pensée réflexive, leur recours puissant aux toxiques qui diminue l’angoisse immédiate tout en réduisant la possibilité de rebond et de prise en conscience et en main d’eux-mêmes en cette situation. Cette chute fait écho à d’autres, venant parfois sonner le glas de l’ère de leur pseudo-adaptation. Nous repérons ces hommes perdus, se regroupant autour d’une bouteille et se dégradant à grande vitesse. Ceux-là ne sont pas stratégiques ! Ils ne pensent pas à l’après mais à l’actuel : supporter l’actuel, déjà. Le groupe est là opportuniste, jamais élaboratif ni aidant pour un essor du sujet.

20Nous rejoignons ici l’incapacité à être seul, à réagir efficacement pour contrer le vide. La présence, plutôt vide, des autres autour d’eux semble permettre la survie, même si elle serait comparable au spectacle du mouvement vu d’une fenêtre : on voit qu’il y a de la vie, ce qui rassure peut-être, on n’est pas seul à être là, sans plus de profondeur. La parole échangée est sans intimité : c’est un « on » qui se développe, une pensée stéréotypée loin du Moi et servant à ce dernier de paravent en faux self, « as if », pseudo. Il y a ici fuite de l’intimité. Cette fuite est d’abord, chez ces sujets, adressée à eux-mêmes.

21La sortie de ces mécanismes est difficile, surtout quand ces sujets sont arrivés au plus bas. Pour parler de l’intime, nous voyons que cette dimension déjà « limite » avant la rue pour cette catégorie de sujets devient de moins en moins princeps. Ils viseraient précisément à détruire cette part douloureuse en eux, cette souffrance psychique faite de manques, d’un vide primordial et de catastrophes, ce qui rejoindrait, à terme, l’auto-exclusion [12].

22Chez les psychotiques à la rue, il en va autrement encore. Nous l’avons dit, il s’agit souvent de délirants actifs arrivés tels à la rue ; ce n’est pas la rue qui les a rendus fous. La rue, les centres d’hébergement d’urgence, les accueils à bas seuil sont encore les rares lieux où il ne leur sera rien obligé, notamment pas de rencontrer un psy et de se soigner, sauf cas de force majeure (comportements tapageurs ou dangereux) ; sinon, force est de constater qu’ils sont assez bien tolérés, à distance. Ces personnes vivent leur conviction délirante à fond, dans leur autisme. Ils évoluent sous le regard des autres, dont ils n’attendent apparemment pas grand-chose. Leur intimité n’est pas celle de sujets vides ; elle n’est pas structurée non plus comme chez le sujet normal qui sait, par exemple, que sa voix intérieure est bien la sienne ; leur vie intime est parasitée en permanence par tout un système dans lequel ils font eux-mêmes questions et réponses, en boucle aliénée.

L’intervention psy sur le temps de la rue : approche envisageable et visée

23Notre description de la vie sans domicile est assez juste et un peu fausse en même temps, assez et trop « patrickdeclerckienne » peut-être ; l’anomie est peut-être moins forte que ce qu’en dit Declerck [13], traitant à une époque légèrement antérieure d’une forme quasi « industrielle » de maniement de masse des sdf parisiens [14].

24Jusque-là, nous n’avons évoqué que succinctement des professionnels du champ de la grande exclusion (animateurs, travailleurs sociaux…) qui proposent un accompagnement aux personnes dont nous parlons. Ils nouent avec elles des liens qui sont d’une autre nature, en s’inquiétant de leurs revenus, de leurs démarches nécessaires (rsa, santé…) ; en leur rendant de nombreux services de différents ordres, en ne les abandonnant pas purement et simplement à leur sort.

25D’autre part, les sdf qui fuient tout contact et ceux qui les acceptent ne sont pas tout à fait les mêmes, les seconds étant bien plus nombreux que les premiers. Existent aussi pour les premiers des approches dites de maraude qui, localement, sont d’une grande finesse et limitent l’auto-casse que certains durs de la rue se réservent.

26Malgré notre présentation donc, ces personnes sdf gravement précarisées sont certainement plus réceptives que nous ne le laissions entendre plus haut à la présence attentive des professionnels, les identifiant très clairement dans leur rôle, leur fonction, dans leur personnalité, préférant s’adresser à un plutôt qu’à un autre. C’est affaire de sensibilité, de feeling, de rencontres, de hasard, de temps, de disponibilité…

27L’intime dans le champ de la grande précarité n’est peut-être accessible que lorsqu’il n’est pas directement recherché, c’est-à-dire quand le sujet peut d’abord repérer les intentions claires et positives de son « aidant » à son égard, la sincérité de son inquiétude et la valeur de sa réceptivité personnelle. De ce fait, la directivité d’entretiens qui iraient pile dans cette direction sans que les personnes concernées puissent jauger l’interlocuteur, dans un round d’observation plus ou moins long, n’apporte aucun effet intéressant pour le sujet.

28Côtoyant quotidiennement ces usagers, les professionnels sont dépositaires de nombre d’observations les concernant : leur comportement surtout, mais aussi des moments d’échanges où, avec le temps, un peu plus d’intime peut apparaître. Ces collègues du champ social repèrent tout à fait, derrière les attitudes, les conduites, l’existence d’autre chose : une souffrance, des répétitions, etc. Se jouent avec eux des relations qui ont l’intérêt d’accéder, derrière les oripeaux, à « plus de personnel », des confidences, des désirs (pour l’heure inaccessibles souvent), des inquiétudes, des souvenirs… Se joue sur eux un transfert favorable puisqu’ils deviennent dignes de confiance. En même temps, nos collègues du social sont en peine pour « faire quelque chose » de ce dont ils deviennent dépositaires.

29Le psy n’intervient qu’après et son intervention ne sera favorable qu’en lien avec un professionnel du social déjà investi par l’usager, dans un « intime partagé ». Nous avons parlé ailleurs d’un principe de transfert de transfert[15] qui permet que le psy puisse bénéficier d’un a priori positif pour entrer en matière doucement, en prenant du temps, en acceptant de modifier pour une part son cadre de travail.

Tact, éthique. Où parler ?

30Notre titre comporte le mot tact. Nous ne sommes jamais certains d’en avoir en vérité, mais nous pouvons toujours essayer d’entrer en contact avec égard vis-à-vis de personnalités fragiles, avec réassurance et respect. Cela commence par le fait de ne jamais cacher notre identité professionnelle de « psys ». Pour le travail psy, outre cette prudence dans le début et le lien au travailleur social, l’important nous semble de toujours respecter les défenses mises en place, de ne pas les bousculer de manière inopportune. L’intention est de permettre que l’intimité puisse être partageable mais donc et avant tout contenue, en repérant outre les cassures de la vie, les catastrophes, les dimensions les plus vivantes, en étudiant l’accessibilité au second degré (l’humour par exemple), en considérant l’ensemble de la vie, donc la réalité également, pas que l’intrapsychique. Ces rencontres peuvent être épisodiques, pas d’emblée posées dans une temporalité régulière que nos sujets ne pourraient pas honorer ni supporter dans un premier temps. En revanche, chaque nouvelle rencontre est à concevoir comme une « séance suivante » : si le sujet ne se souvient plus très bien, il peut faire l’expérience que de notre côté, nous n’avons pas oublié et nous lui proposerons encore une nouvelle fois, etc.

31Où parler ? Une seule règle : là où c’est possible pour le sujet, et dans des conditions qui permettent un minimum de confidentialité. Ces personnes ne demandant rien, c’est à nous de leur proposer nos services, d’aller vers elles. Le banc public, le jardin public ? Pourquoi pas. Si possible, mais ça ne l’est pas toujours, il est intéressant après les débuts de proposer un lieu qui marque la démarche volontaire : venez me voir (comme tout le monde) dans mon lieu de consultation et sur rendez-vous. Pour certains, néanmoins, cette démarche doit être « comme à notre demande » et restera sur ce mode éventuellement. Est-ce grave si le sujet en tire bénéfice ? L’exemple de Barthélémy est instructif : on se croise dans un centre d’hébergement d’urgence depuis des années, il ne manque jamais de me saluer mais ne me demande jamais de le rencontrer. C’est toujours moi qui continue d’aller le voir, avec la même entrée en matière : « Barthélémy, vous avez 3 minutes 50 ? » Il accepte toujours et il prend la parole pour 50 minutes, acceptant de montrer les méandres de sa vie, ses questions, ses doutes… Ça ne le changera pas ? Non, ce n’est pas d’ailleurs son but ni le mien. Ce qu’il vise, de son côté, c’est son maintien, ne plus s’exposer comme par le passé et parer à ses dangers (l’alcool, les colères), à ses impulsions qui, dit-il, ne sont plus les mêmes. Il ne se met plus en colère pour rien, il accepte l’idée d’une angoisse en lui auparavant irrecevable, « ou alors t’es pas un homme »…

32L’intimité, c’est ce qu’on aime travailler, en tant que psy. C’est ce pour quoi nous existons. La clinique de la grande précarité nous fait mériter cet accès, donné d’emblée dans d’autres champs d’exercice. Il est des cas où l’intime n’arrive pas, malgré des promesses (les « stripteaseuses » dont parle Declerck). On montre une part et on s’en va avant de passer à table ! Insupportable ? Des fois. Il n’y a pas d’angélisme à faire ici et nous connaissons des échecs. À la rue existent tous types d’aménagements de personnalités ; la perversion aussi est présente et ces cas sont délicats… Cette clinique est variée, difficile, nécessite que l’on puisse entre soignants et avec nos partenaires la partager et tenter d’en comprendre quelque chose. D’en comprendre l’humain toujours, le ressort parfois.

33Le destin de l’intime peut être celui d’une élaboration. Même imparfait, même minime, ce type de travail permet un peu plus de conscience de soi, de différenciation, d’ouverture à la vie, à la compréhension, à la tolérance, etc. L’intérêt de pouvoir partager un minimum d’intimité réside dans le fait de pouvoir mieux se connaître, de mettre les spots un peu sur soi au travers de l’écoute de l’autre. Le sdf n’est pas qu’un sdf, c’est un homme, unique, comme tous les autres, qui, nous l’avons vu, tend parfois excessivement à s’oublier lui-même et ce faisant à se dédifférencier pour n’être plus lui, pour se fondre dans une image voire un modèle négatif, anti-modèle social sinon modèle d’inconduite. Mettre l’accent sur l’intimité, c’est tenter de lutter contre cet oubli de soi, tenter de restaurer le sujet.


Date de mise en ligne : 21/05/2015

https://doi.org/10.3917/vst.126.0084

Notes

  • [1]
    Unité mobile d’action psychiatrie-précarité, à Rouen.
  • [2]
    S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1962, p. 266.
  • [3]
    D.W. Winnicott, La capacité d’être seul, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1958.
  • [4]
    J.-P. Descombey, Alcoolique, mon frère, toi. L’alcoolisme entre médecine, psychiatrie et psychanalyse, Toulouse, Privat, 1985.
  • [5]
    H. Deutsch, Psychologie des femmes, Paris, Puf, 1997 ; Les personnalités as if. Les « comme si » et autres textes inédits, Paris, Le Seuil, 2007.
  • [6]
    Voir O. Jan, « Au-delà du pire, que reste-t-il de vivant ? », vst, n° 96, Toulouse, érès, 2006.
  • [7]
    O. Jan, « Psychotiques à la rue », vst, n°83, Toulouse, érès, 2004, p. 55-62.
  • [8]
    Un plan de « ré-humanisation » a été mis en place dans les lieux d’accueil d’urgence ces dernières années. Les collectifs, moins bondés, sont équipés de cloisons entourant les lits. Ce petit confort a valu la perte de nombreuses places d’hébergement non remplacées. Par ailleurs, les lieux d’hygiène restent toujours insuffisants (toilettes bouchées…).
  • [9]
    S. Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1952.
  • [10]
    T. Nathan, 613, Paris, Odile Jacob, coll. « Roman noir », 1999.
  • [11]
    M. Pasinetti et M. Birden, « usa : l’armée des rues e.s. », France 2, Envoyé spécial, 30 mai 2013.
  • [12]
    J. Furtos, « La clinique psychosociale et la souffrance d’exclusion comme paradigmes des situations extrêmes », dans Cliniques de l’extrême, Paris, Armand Colin, 2012, p. 265-288 ; « Le syndrome d’auto-exclusion », dans Les cliniques de la précarité, Paris, Elsevier-Masson, 2008, p. 118-133.
  • [13]
    P. Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2001 ; Le sang nouveau est arrivé. L’horreur sdf, Paris, Gallimard, 2005.
  • [14]
    J. Calmettes et P. Boutinaud, La maison des sans-abri, production France 2-Anabase, 1993-1997.
  • [15]
    O. Jan, « Si l’hôpital ne se fout plus de la charité : principes actifs du travail de partenariat dans le champ de la grande exclusion », dans Santé mentale et dispositifs d’accueil et d’hébergement des personnes en situation d’exclusion. Prendre soin, une préoccupation à partager, actes du colloque de Grenoble, Centre régional de documentation pédagogique, les 12 et 13 juin 2008, p. 120-138.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions