1Les espaces d’accueil dits « à bas seuil d’exigence » sont nés aux États-Unis durant les années sida, quand des boutiques désaffectées de quartiers abandonnés ont été reprises par des intervenants médicosociaux militants, qui les ont transformées en espaces d’accueil de première ligne d’usagers d’héroïne. Auparavant, la France avait découvert dans les années 1950, avec la création des premiers clubs de prévention, cette pratique de l’accueil et de l’attention inconditionnelle peu à peu développée et institutionnalisée. Mais ce cousinage n’a alors pas été identifié, au détriment d’une construction partagée des pratiques qui n’a toujours pas eu lieu.
2Aujourd’hui, des espaces d’accueil inconditionnel, « à bas seuil d’exigence », existent sur tout le territoire national : accueils de jour, accès immédiat à l’hébergement de longue durée, proposition de jobs à la journée…
De quoi le bas seuil est-il le nom ?
3Le terme « accueil à bas seuil » est souvent utilisé dans le jargon professionnel. Il est aussi régulièrement discuté, interpellé, refusé, par certains acteurs sociaux impliqués. Pour les inventeurs du terme, la notion de « bas seuil » s’appuie sur une métaphore architecturale : plus le seuil de la porte est haut, plus il est difficile à franchir. Travailler « à bas seuil » signifie donc ne pas mettre de seuil, de barrière, à l’accès aux lieux. Mais la notion de « bas » ne plaît pas toujours, synonyme de peu, de faiblesse, et certains préfèrent parler de « haut seuil de tolérance » afin de qualifier l’attention apportée aux personnes.
Bas seuil ou inconditionnalité ?
4À quelle limite minimum se situe le seuil ? Qu’est-ce qui est acceptable, qu’est-ce qui est impossible ?
5Il apparaît vite à l’observateur que l’inconditionnalité totale est un mythe, un absolu qui n’existe pas.
6Dans les espaces professionnels ou bénévoles institués, quelques règles sont systématiquement mises en avant : pas de consommation de « produits » quels qu’ils soient, y compris l’alcool ; pas de violences. Reste évidemment à fixer des seuils : qu’est-ce qui est violent dans des paroles, des comportements, tellement violent que c’est une infraction, et qu’est-ce qui est acceptable, qui plus est de façon personnalisée, individualisée ? Ces niveaux d’acceptation/refus peuvent avantageusement être discutés collectivement au sein des équipes d’accueil, voire travaillés avec les personnes accueillies. Sinon c’est chacun sa règle, son seuil d’acceptation, et l’incohérence se développe très vite. Attention cependant aux règles mises en place par les usagers, souvent beaucoup plus exigeantes et contraignantes que celles pensées par les intervenants sociaux !
7On pourrait toutefois penser que l’inconditionnalité réelle existe dans les espaces alternatifs tels les squats, et dans les lieux de regroupements volontaires situés dans l’espace public. Pourtant, là aussi, des seuils existent. Des comportements qui mettent les personnes en danger, ou qui mettent le groupe en danger dans son fonctionnement et son installation, sont refusés, qu’il s’agisse de micro squats de misère ou de squats militants, et même de regroupements dans la rue. Les mineurs sont très souvent éconduits, ou très vite orientés ailleurs, pas tant au titre de leur protection ou dans la volonté de leur éviter des rencontres ou des expériences trop précoces que pour ne pas s’attirer de problèmes avec les autorités.
Dans les structures d’hébergement
8Est-il possible d’être admis en accueil de nuit tel qu’on est : accompagné d’un chien, avec une dépendance à l’alcool ou à des produits moins communs et moins légaux, avec son ami-e, son copain ou sa copine ? Pendant que certaines structures refusent les chiens, d’autres se sont organisées pour qu’ils puissent être dans les chambres. Ici l’incohérence interinstitutionnelle est reine. Elle est également reine à propos de l’alcool : ici interdiction totale – donc impossibilité de l’accueil de certains –, là possibilité de laisser sa bouteille au poste d’accueil afin de venir la visiter en cas de besoin. Dans certains lieux, il est possible de choisir avec qui être en chambre, dans d’autres on a et on est un numéro. Faut-il chercher plus loin l’explication du refus d’aller dans les accueils de nuit régulièrement formulé par des personnes à la rue, y compris par grand froid ? Bien souvent, l’absence de réflexion sur la question des seuils au nom de la gestion certes complexe de personnes complexes fait qu’on est très éloigné du « bas seuil », et que les personnes les plus en rupture ou en difficulté ne viennent pas.
9La question des chiens et des produits psychoactifs se retrouve dans les fonctionnements des chrs, avec ici également de grandes différences locales et institutionnelles, qui vont des impossibles et des interdits sanctionnés par l’exclusion à des pratiques de tolérance implicite dans le registre du « pas vu, pas pris » ou du « on ne veut pas voir ».
Le logement d’abord
10« Logement d’abord », « un chez-soi d’abord », « housing first ». Depuis quelques années, les pratiques d’accès à l’hébergement de longue durée bougent, certaines se situant explicitement sur le versant du bas seuil. Il ne s’agit pourtant pas d’inventions récentes ; voici des décennies que des pionniers le font avec le développement de la psychiatrie ouverte en ouvrant en ville des appartements thérapeutiques, accompagnés, où il est possible d’être à la fois hébergé ou locataire, et fou. Ce qui change, c’est que cette pratique est en train de devenir dans l’action sociale, sinon un mouvement de fond, du moins une importante composante des politiques d’accès à l’hébergement et au logement. Il est aujourd’hui possible de passer directement de la rue ou du squat à un appartement en ville, soit dans le cadre institutionnel d’un chrs « éclaté », soit dans une dynamique de préparation à un glissement de bail. Et ceci tout en étant en couple, avec un ou des chiens, en étant usager actif de produits psychoactifs, et surtout en n’ayant pas à s’engager au préalable dans un programme d’insertion. Le « logement d’abord » ne nécessite pas de faire semblant de vouloir s’insérer, ni d’être conforme à une norme de comportement montrant sa capacité à s’intégrer.
Les jobs à la journée
11Ici aussi, le moins de conditions possibles. Être présent à l’heure convenue dans un état qui garantisse la disponibilité, faire ses 3-4-6 heures de travail, toucher son salaire à la fin, et basta. Pas besoin, là non plus, de faire semblant de vouloir travailler pour de vrai, de vouloir se qualifier professionnellement… Aux accueillants et accompagnants de signifier, en douceur, pas tout de suite, qu’il y a du possible dans la durée. Sans obligation.
Accueillir la personne telle qu’elle est
12L’accueil – presque – inconditionnel est en fait construit sur les besoins directs de la personne tels qu’elle les ressent, et telle qu’elle est. Il n’exige aucune conformité comportementale, ni aucune contrainte de faire semblant d’adhérer à un dispositif, à un programme de mobilisation ou d’insertion. Ce faisant, il tend à rompre la relation de domination douce qui sous-tend fréquemment le travail avec les exclus par la reproduction inconsciente des normes sociales de la « bonne » insertion. Et, répondant sans jugement à des besoins primaires souvent peu ou mal pris en compte, il permet de restaurer une relation professionnelle souvent mise à mal par de nombreuses expériences précédentes.