1vst publiait en 1987 [1] cet appel à défendre La Borde sous la plume d’un des médecins qui y intervenait. En 2015, la défense des lieux hors normes est toujours nécessaire !
2Fondée en avril 1953 par le Dr Jean Oury, la clinique de La Borde est aujourd’hui dans une situation économique qui compromet gravement, et à court terme, l’existence même de l’établissement.
3Le refus persistant de la Sécurité sociale de revaloriser convenablement le prix de journée (actuellement de 343,98 F auxquels s’ajoutent les honoraires médicaux représentant environ 20 % de ce montant) a mis la clinique dans une détresse financière qui la confronte :
- à un endettement de plus en plus important ;
- à une impossibilité d’investir qui altère les conditions hôtelières ;
- à une sous-évaluation nette des salaires du personnel compte tenu de sa qualification ;
- à un amoindrissement régulier du nombre des salariés alors qu’il faudrait actuellement embaucher du personnel supplémentaire pour travailler correctement.
4Pourtant, la Caisse régionale d’assurance maladie reconnaît tout à fait « la qualité et la spécificité des soins pratiqués par la clinique », mais en ce qui concerne l’évidente vocation de recherche, d’expérimentation et de formation inhérente à l’expérience, les responsables de la Caisse se déclarent incompétents. Le Ministère quant à lui se dit très intéressé mais renvoie à la Sécurité sociale et à sa compétence : double-bind kafkaïen… Soigner l’hôpital est le principe de base pour Hermann Simon : l’établissement est malade de la dépendance financière vis-à-vis des structures étatiques, malade des nécessités inhérentes à sa gestion même, malade du fait de la fonction qu’il assure pour la société. Mais cette maladie, cette aliénation sociale (et sa mise en question), est la condition sans laquelle il n’y a pas de possibilité d’accueil de la folie et de ses émergences les plus singulières pour chaque malade.
5L’originalité de La Borde et du mouvement de psychothérapie institutionnelle est de tenir compte de cette problématique et de la travailler pour ménager un lieu qui s’adresse à un sujet (et non aux artéfacts sociaux qu’il traîne avec lui), un lieu aussi où puissent être traités les effets pathoplastiques directement liés à l’agencement du milieu de soins et aux conditions de vie (l’agitation, le gâtisme, la sédimentation, etc.).
Quelques invariants dans l’organisation
6Ainsi les structures de la clinique se remanient sans arrêt pour déjouer ces pièges. Il n’y a pas d’organisation idéale, toutefois quelques invariants se distinguent à travers ces fluctuations :
- la liberté de circulation des malades dans l’établissement ; il n’est pas en effet de service, si technique, administratif, ou spécialisé soit-il, qui ne puisse être l’occasion pour des malades de rencontres, d’investissements, de responsabilités, et des secteurs habituellement soustraits à la dimension de soins se révèlent d’un intérêt thérapeutique majeur pour certains malades : ainsi la cuisine, la lingerie, les bureaux administratifs, le secteur de l’entretien, le standard… etc., se trouvent être des lieux à haut coefficient psychothérapique. Ce dispositif nécessite bien sûr corrélativement des réunions pour lutter contre le cloisonnement, la hiérarchie massive, la ségrégation ;
- la formation permanente du personnel se fait par un système de roulement des tâches et des fonctions, par une organisation collective des responsabilités tant vis-à-vis de la gestion de l’établissement que pour les prises en charge individuelles et collectives des patients, avec l’organisation de groupes de contrôle, de groupes de travail (dans le cadre de l’Association culturelle, loi 1901) auxquels participent personnel soignant et personnel de service quel que soit leur statut. Le Comité d’entreprise gère, quant à lui, le budget de la fpc. Cette organisation du travail, qui procède des nécessités de la thérapeutique, bouleverse les hiérarchies traditionnelles et remet en question la rigidité des statuts, non pas en raison d’un choix idéologique, mais bien dans un souci d’offrir à chaque malade la plus large possibilité de trouver le chemin de sa thérapeutique dans un investissement, fût-il le plus inattendu ;
- l’importance du Club thérapeutique (comité hospitalier Croix-Marine, loi 1901) qui gère une quarantaine d’activités culturelles, sportives, d’animation, d’accueil, d’ergothérapie, de sorties, de relations avec d’autres établissements ou clubs, etc.
Un accueil permanent
7Ces opérateurs mis en jeu pour assainir l’ambiance se révèlent être ceux-là mêmes qui vont permettre que se tissent des réseaux de relations et d’échanges, que s’ébauchent des investissements partiels, des transferts, dans le cadre d’un accueil permanent. Ainsi l’établissement reçoit environ un malade sur deux du Loir-et-Cher et des départements limitrophes, adressés par des médecins généralistes ; les autres malades viennent à la demande de psychiatres d’établissements publics de la France entière : ce sont soit les cas les plus difficiles ayant séjourné dans leur hôpital de nombreuses années, soit des malades difficiles ayant décompensé récemment, pour lesquels ils estiment qu’une prise en charge plus adéquate serait utile. La clinique reçoit également des malades des pays étrangers. Selon les modalités cliniques et thérapeutiques, les séjours sont courts, moyens ou très longs, ou modulés selon chaque cas particulier (week-end, vacances, etc.). Il faut signaler une fonction indispensable (mais non reconnue officiellement, donc sans contrepartie financière !), l’accueil de jour pour un nombre important de malades sortis mais insuffisamment consolidés (une quinzaine de personnes). De la même manière, des séjours de neige, d’été, encadrés par des membres du personnel, sont organisés sans être non plus pris en compte sur le temps de séjour.
8La prise en charge de chaque malade, outre la sociothérapie, associe psychothérapie, traitements médicamenteux et biologiques, consultations des familles, et pour éviter les risques de sédimentation (rejets, difficultés sociales, etc.), un travail permanent de reclassement, de placements familiaux, d’appartements collectifs, de relations avec l’Office social Croix-Marine, etc.
9Le nombre de séjours depuis plus de trente ans est approximativement de 5 000 et l’équipe médicale reçoit chaque semaine environ 200 consultations externes.
La clinique, centre de formation
10Sur un autre plan, la clinique est reconnue comme centre de formation. Elle accueille en permanence une quinzaine de stagiaires :
- psychiatres en formation (terrain de stage reconnu par les universités de Tours, Paris, Bruxelles, Heidelberg, etc.) ;
- psychiatres étrangers (Belgique, Allemagne, Italie, Suisse, Japon, usa, Canada, Espagne, Brésil, Algérie, etc.) ;
- psychologues, éducateurs, infirmiers, ergothérapeutes en cours d’études…
11La durée des stages varie entre un mois et un an, le programme de formation et les séminaires étant assurés par l’Association culturelle.
12Cette dernière organise deux sessions annuelles de cinq jours, ouvertes aux bénéficiaires de la formation professionnelle continue, à la charge des établissements et qui propose une approche de la psychothérapie institutionnelle. L’Association culturelle et le Club accueillent aussi de très nombreux visiteurs (équipes médicales et infirmières) venant tant de France que de l’étranger pour des contacts, des échanges, et de nombreux établissements publics sollicitent la présence d’intervenants de La Borde pour des débats, des conférences sur des thèmes en rapport avec la psychothérapie institutionnelle.
La spécificité de La Borde
13Tout cela souligne bien l’intérêt que suscite, pour ceux qui travaillent dans le champ de la santé mentale, ce qui s’élabore à La Borde. Champ de praxis qui se présente pour beaucoup comme le contrepoint idéal de ce qu’ils vivent dans la quotidienneté de leur pratique. Champ d’élaboration conceptuelle de la psychose en tant que phénomène humain. Approche du vécu psychotique et de la qualité spécifique de l’espace indispensable à la rencontre et au processus thérapeutique pour des malades dissociés. Possibilité d’un redéploiement de la fonction médicale et de la responsabilité psychothérapique dans l’implication concrète de chaque membre du personnel dans la vie institutionnelle. Élaboration d’une réflexion collective sur l’organisation optimale du travail dans un milieu de soins, où les malades organisent leur propre existence selon une logique radicalement différente de la logique névrotico-normale habituelle du bon sens et des préjugés. Responsabilisation des malades donnant la possibilité de (re)trouver un mode de vie à partir du retrait autistique ou délirant, de restaurer des dimensions vivantes d’existence dans les zones de stase de destruction qui produisent la pathologie.
14C’est bien cette spécificité qui est visée dans les très nombreuses demandes d’admission qui nous sont adressées, indiquant bien la difficulté de soigner certains malades dans d’autres lieux et la place que peut occuper La Borde dans le champ psychiatrique. « La Borde le plus public des établissements privés », disait Jean Ayme, président du Syndicat des psychiatres des hôpitaux, pointant bien un style de travail en étroite coopération avec les hôpitaux publics et un accueil qui s’organise au service des usagers, c’est-à-dire dans le respect de la singularité de celui ou de celle qui est hospitalisé, dimension éthique qui vient faire contrepoids à la dimension commerciale engagée dans ce qui s’offre comme prestation, où le mercantilisme a pour visée le réinvestissement dans l’entretien et l’amélioration de l’outil de production.
Éthique, mercantilisme
15La question s’était d’ailleurs posée sérieusement il y a quelques années de ce que produisait La Borde, la réponse prudente, apparemment teintée d’humour, avait été « La Borde ça produit du psychos ».
16Le psychos ne semble pas très à la mode de l’actualité.
17Les réformes réglementaires et législatives de ces dernières années marquent un recul important dans la manière dont notre société définit le sort des malades mentaux. La loi sur les handicapés du 30 juin 1975 a créé une catégorie d’infirmes assistés et figés dans leur handicap (l’attribution d’une allocation grevant largement le dynamisme thérapeutique). Le décret du 18 avril 1980 préconisant la création de services de moyens et longs séjours avec un personnel réduit et moins qualifié (les mas), pour lesquels est rétabli le gardiennage des malades qui ne guériront pas en quelques semaines dans les services de court séjour. Les menaces qui pèsent sur La Borde se situent dans ce contexte.
18La Borde est un site dans le champ de la psychiatrie connu et reconnu comme tel, aussi bien en France qu’à l’étranger, un lieu de recherche et d’expérimentation qui, dès sa création, a participé activement à tout ce qui a pu s’élaborer de novateur : Fédération des sociétés de Croix-Marine, stages ceméa, mouvement de psychothérapie institutionnelle, Groupe de Sèvres, École freudienne de Paris, fgeri [2], cerfi [3], gtpsi [4], etc.
19Il serait à l’honneur des pouvoirs publics de ne pas méconnaître que La Borde tient cette place importante dans l’histoire de la psychiatrie et constitue aujourd’hui, pour beaucoup, un des lieux de référence dans les recherches sur la psychose, c’est-à-dire sur une dimension de l’existence où pour l’homme s’origine son humanité.
20La Borde, juin 1987