Couverture de VST_125

Article de revue

Les Z'in au service des Z'autres

Pages 7 à 14

Notes

  • [1]
  • [2]
    Défoliant à la dioxine utilisé par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam afin d’empêcher les mises à couvert sous les arbres.

1Mais qu’est-ce qui m’a pris de vouloir amener des déficients intellectuels, des z’in éducables, des z’in capables, des z’in casables, des z’in gérables, des z’in désirables, des résidents de foyer de vie, au Vietnam, dans le cadre d’une aide humanitaire ? Je me suis posé cette question, mille fois, avant de partir.

2J’avais peur, peur que dans l’avion… ils aient peur, que la chaleur sur place ne leur soit pas supportable, qu’ils refusent les repas asiatiques, bref, qu’ils redoutent l’inconnu, qu’ils ne sachent pas s’adapter, que voir des enfants handicapés et orphelins ne les intéresse pas. Je remettais en cause mon projet pour trouver immédiatement des réponses positives à mes questionnements. Non, tout ira bien. Je soupçonnais en chacun d’eux des ressources qui nous échappaient au quotidien, noyées dans la masse de leurs capacités mais aussi de leur environnement.

3Directrice d’un foyer de vie depuis quatre ans, j’avais déjà eu l’occasion, au cours de ma vie professionnelle, de travailler sur le montage de projets, mais également de les animer, de leur donner une âme, de permettre à des personnes d’investir un projet et de le faire vivre. J’ai donc élaboré le projet Vietnam avec les professionnels, les usagers du foyer de vie et la présidente de l’association Grandis et Deviens [1]. Le projet est né de la rencontre avec Marie-Hélène Burgeat, artiste peintre et bénévole pour l’association Grandis et Deviens, avec les usagers du foyer de vie. Cette association d’aide humanitaire œuvre auprès d’enfants orphelins en apportant des fonds pour des opérations chirurgicales – ces enfants sont abandonnés pour cause de malformations dues à l’agent orange [2]. Elle réalise aussi un travail auprès d’une petite école qui accueille des enfants de milieu défavorisé, et parraine un certain nombre d’enfants de la ville de Can Tho.

4Les relations avec Marie-Hélène Burgeat s’étaient construites autour d’échanges et de travail sur l’art et l’amélioration de notre cadre de vie au foyer de vie. Quand elle m’a parlé de son implication dans l’association et de ses interventions auprès de la petite école de Can Tho, j’ai souhaité qu’elle en discute avec les résidents pour qu’ils puissent s’en saisir et participer à leur façon à l’amélioration de la vie de ces enfants. Le Vietnam a encore besoin d’aide sur le plan médical, mais également dans la prise en charge des enfants, des orphelins et des personnes handicapées. Le handicap n’est pas une priorité pour ce pays actuellement.

5Vouloir montrer aux usagers avec lesquels nous travaillons la chance qu’ils ont, grâce à la prise en charge du handicap en France, dans leur prise en charge au quotidien par rapport aux enfants handicapés vietnamiens et leur demander de partager, de donner un peu d’eux-mêmes, ont été les points de départ de ce projet. Apprendre à faire la différence entre ce que j’ai, et regarder ce que les autres ont. Les adultes que nous accompagnons sont très égocentriques, ils demandent beaucoup de soins et d’attention. Pour autant, je souhaitais qu’ils oublient de se regarder pendant un moment pour regarder l’autre, qu’ils le prennent en considération, qu’ils gardent à l’avenir un peu de ce regard, sur eux et sur les autres, pour positiver leur vie et qu’ils apprennent à partager.

6Les usagers du foyer de vie, de par leur déficience intellectuelle, sont au stade concret et n’ont pas la notion du temps ni de la distance. Aussi, quand nous parlions du Vietnam, même si nous l’avions visualisé par l’affichage de cartes, nous savions qu’ils ne pouvaient pas comprendre réellement vers qui portait leur action et où se trouvaient les enfants dont nous parlions. C’est pourquoi, pour moi, la solution était d’aller, avec l’association Grandis et Deviens, faire notre part d’humanitaire, en apportant les matériels scolaires que nous avions récoltés, en visitant l’orphelinat, en allant sur place. C’était la part la plus importante du projet, surtout celle qui permettrait aux adultes de comprendre la différence entre ici et là-bas, le pourquoi de leur investissement dans ce projet. C’était également la part la plus difficile, car il fallait trouver les mots pour que tous adhèrent au voyage, les parents, le conseil d’administration… sans nous renvoyer continuellement vers « pourquoi dépenser autant, pourquoi partir avec des z’handicapés aussi loin ».

7Nous avons travaillé pendant deux ans pour les sensibiliser au travail réalisé par l’association et leur permettre de comprendre qu’ils pouvaient eux aussi faire quelque chose pour ces enfants. Ce projet s’inscrivait complètement dans notre projet d’établissement, dont nous avions mis en exergue deux points :

8

  • « développer les compétences sociales et favoriser le bien-être et la relation à l’autre » ;
  • « les compétences sociales sont un socle indispensable au développement de la personne, à son intégration dans la vie collective, familiale et sociale. Elles permettent à l’usager de positiver ses comportements. Notre objectif est qu’il soit capable d’établir des relations de réciprocité positive, de donner et recevoir avec équité, d’avoir des valeurs, des savoirs, des pratiques et d’adapter ses comportements au monde qui l’entoure. Notre projet intègre aussi la notion d’ouverture vers l’extérieur, et d’ouverture de l’établissement intra-muros ».

9Les buts de ce projet entraient complètement dans nos objectifs. Nous voulions sensibiliser les jeunes adultes du foyer de vie au respect de la différence, en voyant et en rencontrant des personnes d’un autre continent : découvrir leur culture, leurs usages, leur langue, leurs coutumes, leur alimentation ; comprendre la différence entre ce que chacun d’eux vit et la vie d’un enfant à Can Tho, et plus particulièrement la vie des enfants de la petite école qui dépend de l’orphelinat Tan Vu où viennent chaque jour une vingtaine d’enfants issus de milieux très défavorisés. Nous souhaitions développer des liens sociaux et de citoyenneté, encourager l’intervention des usagers dans une association comme bénévoles, modifier le regard des autres posé sur les z’in capables, les z’in éducables, les z’in gérables, les z’in casables, les z’in désirables… arriver à une normalisation par le regard de l’autre, une valorisation des rôles sociaux, de leur place dans la société. Il nous semblait intéressant qu’ils arrivent à comprendre que des personnes ont besoin d’eux. Il fallait que nous soyons dans la réciprocité. Quand ils sont au foyer, ils reçoivent, là, ils allaient donner de leur temps, de leur patience, de leur écoute, et donner également des produits qu’ils auront achetés et/ou recueillis. La seconde partie du projet, partir au Vietnam, a réellement vu le jour quand le directeur général a donné son aval. Nous avons pu alors entrer dans la deuxième année du projet. Tout ce qui était déjà en place – les relations avec la petite école et la fabrication des sacs – a pris corps. L’équipe s’est saisie de cette opportunité d’aller au Vietnam et s’est investie complètement. Nous étions dans la continuité.

10Nous avons gardé le projet de voyage secret auprès des adultes jusqu’en septembre. Ils devaient déjà vivre leur temps de vacances et terminer les actions commencées. Il fallait trouver la juste mesure entre la préparation, la sensibilisation, la réalisation des sacs, la récolte des matériels et le départ, l’ensemble ne devait pas se dérouler sur un temps trop long ni trop court. Les dates du départ ont plusieurs fois changé en tenant compte de tous ces impératifs. Nous partions pour dix jours, du 9 au 19 mars, pour le Vietnam du Sud, dans le delta du Mékong pendant cinq jours et cinq jours dans le centre du Vietnam. La température en mars est de 35 °, ce n’est pas la saison des pluies et l’atmosphère n’est pas humide. Les parents ou les mandataires avaient une place importante dans ce projet. La rencontre avec les parents a été un temps fort de notre action. Comment leur présenter ce projet pour qu’ils y adhèrent, sans nous renvoyer vers les z’incapacités de leur enfant, et en essayant de valoriser au mieux l’adulte qui est en eux ?

11Nous accueillons quinze usagers au foyer de vie et avons décidé de partir avec six d’entre eux. Pourquoi six ? Nous savions que nous ne pouvions pas tous les amener, et que tous ne se sentaient pas concernés. Nous connaissons bien les usagers et, au vu de leur investissement sur la première partie, la première année – récolte de matériel scolaire, courrier à la petite école, préparation des sacs pour les enfants –, mais aussi de leur implication dans le projet, de leur questionnement, nous avions remarqué que sur les quinze, seuls neuf s’impliquaient vraiment.

12Nous avons réfléchi au cours d’une réunion avec les personnels d’accompagnement pour savoir qui nous semblait au mieux pouvoir se saisir de cette action, participer à ce voyage, et ceux à qui nous estimions que celui-ci allait apporter quelque chose, en particulier leur permettre de se découvrir des capacités qu’ils ne pensaient pas avoir. Nous avions une liste de neuf adultes à la fin de la réunion. Ensuite, j’ai rencontré le psychiatre et la psychologue de l’établissement, pour leur parler du projet, mais également pour avoir leur avis sur les personnes que nous avions retenues. D’emblée, nous en avons retenu sept sur les neuf, au vu de leur handicap. Il ne fallait pas les mettre en difficulté pendant le voyage ; ce n’était pas notre objectif. Sur les deux adultes non retenus, une des personnes n’avale que du liquide et l’autre est très fatigable. Notre voyage n’était pas un voyage plaisir, il fallait prendre en compte ces difficultés.

13Le choix définitif s’est fait lors de la présentation aux usagers. Ce moment-là fut fort, car nous avons pu dès lors investir complètement le projet. Quand j’ai présenté le voyage à tous les usagers du foyer de vie, je n’ai pas annoncé que nous avions fait des choix de participation les concernant. J’ai simplement décrit le voyage, en mettant en avant l’investissement que nous allions leur demander, les capacités d’adaptation qui seraient requises, leur participation qui devrait être évidente. Sur les quinze usagers, six d’entre eux ont immédiatement dit qu’ils voulaient partir. J’ai alors eu la surprise de voir que les six qui se présentaient étaient ceux que nous avions retenus. Les autres ont pu exprimer le fait que l’avion ce n’était pas pour eux, ils avaient trop peur, qu’ils voulaient participer en fabriquant des sacs, en allant chercher des matériels scolaires, en travaillant avec les écoles, mais ne voulaient surtout pas prendre l’avion.

14Les familles ont toutes adhéré au projet sauf une, pour qui celui-ci semblait trop risqué pour leur enfant. Ils ont eu peur qu’il en revienne malade… Nous avons respecté le choix des parents même si, pour l’équipe, cet adulte avait toutes les capacités à participer et à partager ce projet avec les autres. Deux éducateurs impliqués dans le projet dès le premier jour ont accepté de partir. Nous serions donc trois encadrants pour six adultes. Nous avions également avec nous la présidente de Grandis et Deviens et Marie-Hélène Burgeat, qui avait été chargée de mettre en place un site pour informer au jour le jour de nos pérégrinations, via Internet, toutes les personnes qui souhaitaient suivre le déroulement du voyage.

15Les adultes qui sont partis avec nous ont pour déficience principale un retard mental moyen pour cinq d’entre eux, dont l’un avec des troubles du psychisme, et une personne présente un retard mental léger avec troubles du psychisme. La moyenne d’âge du groupe était de 25 ans. Les plus jeunes avaient 23 ans et la personne la plus âgée 29.

16Quand le projet a été écrit et soumis à la présidente de l’association ainsi qu’à Marie-Hélène, bien que fort intéressées par celui-ci, elles nous ont reposé des questions de fond. Mais que voulez-vous faire ? Pourquoi ce projet ? Le coût n’est-il pas trop important par rapport à ce que nous allons faire ? Il fait chaud au Vietnam à cette période, comment vont-ils le supporter ? Ils ne pourront pas prendre l’avion, le commandant peut refuser à son bord des personnes handicapées, si nous prenons le bateau sur le Mékong, ne vont-ils pas tomber à l’eau ?… Nous avons vécu ces moments comme des instants de remise en cause de notre projet, mais nous avons tenu bon.

17La préparation s’est déroulée en trois temps forts :

  • partager avec les écoles de Montier-en-Der notre action en mettant en place des temps d’échange autour du jeu. Les adultes du foyer de vie ont appris à jouer avec des jeux autour de la citoyenneté, de l’écologie, de l’équilibre alimentaire, de l’hygiène, et sont allés transmettre leur savoir, en animant ceux-ci pour les enfants des écoles primaires. En échange, les enfants pouvaient déposer dans une caisse prévue à cet effet des fournitures scolaires que nous avions prévu d’emmener avec nous au Vietnam ;
  • le deuxième temps fort aura été un voyage à Paris pour visiter le musée Guimet et partager la journée avec la présidente de l’association et Marie-Hélène Burgeat qui devaient nous accompagner. Nous avons mangé dans un restaurant vietnamien pour nous mettre dans l’ambiance. Pour ces personnes qui ne côtoient pas des personnes déficientes, ce fut une expérience décisive pour la suite qu’elles ont pu donner dans leur implication dans le voyage. Elles ont réellement commencé à saisir le pourquoi de notre projet et les possibilités que chacun avait en lui. Elles n’ont plus regardé de la même façon les usagers. Ils avaient des capacités à vivre en société, ils étaient curieux, ils partageaient leur étonnement ;
  • le troisième temps fort, et qui ne fut pas le moindre, a été la fabrication de sacs avec bandoulière pour les enfants de la petite école. Pour qu’ils puissent y mettre leurs cahiers et crayons après leur demi-journée de classe. Nous en avons fabriqué vingt et un. Ce travail s’est déroulé sur un peu plus d’un an.

18Tous ces temps de préparation ont concouru à l’appropriation du projet par tous, usagers, éducateurs, écoles, habitants du canton.

19Nous étions fins prêts pour le départ, et sommes partis le vendredi après-midi, pour décoller à 23 h 20. Le départ fut plutôt épique, puisque nous avons commencé par attendre trois heures dans l’avion avant d’apprendre que le vol était annulé. Nous avons donc dû ressortir de l’avion à 3 heures du matin, puis nous diriger vers les services pour accéder à un hôtel et à la prise en charge de nos repas en attendant un nouveau départ. Nous avons positivé ce temps avec les jeunes, en leur expliquant que c’était une belle expérience. Il fallait que nous nous adaptions, et nous étions en plein dedans.

20Nous sommes enfin partis à 17 h 30, avec une journée de retard. Nous avions des engagements qui nous attendaient le lendemain de l’arrivée, entre autres l’accueil du vufo, organisme d’État concernant les associations d’aide humanitaire, qui tenait à nous rencontrer tous. Le rendez-vous a dû être déplacé sur un autre jour. À l’arrivée, le vice-président de Grandis et Deviens au Vietnam nous attendait avec une banderole. Nous avons été très touchés de cet accueil. Nous avons pris un minibus pour nous rendre à Can Tho. Après douze heures de vol, ce trajet pouvait être lourd pour tous. Certains ont dormi, d’autres, très intéressés par le paysage, se sont montrés curieux pendant ce dernier temps de voyage avant notre arrivée à l’hôtel.

21Nos journées ont été bien remplies. Notre travail programmé en lien avec l’association ne nous a laissé aucun répit, ou presque.

22Le partage avec les enfants de la petite école a été un moment émouvant et valorisant pour les usagers. Ils ont offert leurs sacs la première demi-journée, et voir tous les enfants s’approprier les sacs immédiatement, en mettant leur matériel scolaire à l’intérieur, les a beaucoup touchés. Ils se sont sentis utiles. Ils ont exprimé leur bonheur par des sourires, des rires, des attentions envers les enfants. Ils les ont aidés à ranger leur sac, à le mettre sur leur épaule pour repartir chez eux. Le jeu mis en place par un éducateur après la distribution fut un temps fort. Les enfants ne jouent pas quand ils sont en classe, et nous leur avons apporté un moment de détente. Le rire était très communicatif. Même le personnel de l’école a participé.

23Le lendemain, nous sommes revenus pour donner les matériels scolaires, partager une activité peinture à l’initiative de Marie-Hélène, jouer, faire des colliers de perles et manger tous ensemble. Pour l’atelier peinture, chaque petit Vietnamien devait choisir un adulte et faire son portrait, et inversement, tout cela assis sur le sol, avec des matériels que nous avions apportés. Le résultat a été étonnant. Aucune différence entre les peintures des tout-petits et celles des adultes du foyer. Une grande naïveté transparaissait au travers de ces instantanés.

24Sur place, nous avons réalisé ce que nous avions prévu – travail avec les enfants, échanges, dons, repas –, mais aussi, pour les usagers, don de leur temps et de leur tendresse pour les enfants de l’orphelinat victimes de malformations physiques. Ils ont réussi à dépasser la barrière de la différence physique, de ce qui fait reculer plus d’un d’entre nous, le dimorphisme, pour aller vers eux et les prendre dans leurs bras. Ils rayonnaient de bonheur, et une grande beauté se dégageait d’eux. Ils étaient heureux de donner un peu d’eux, de leur temps, de leur amour.

25La deuxième partie du voyage prévoyait la visite du pays : visite de Hué, de Hoi An, et bain dans la mer de Chine. Ce temps de découverte leur aura permis de voir une partie du Vietnam, de faire les marchés, de découvrir des fabriques de laque, de soie, de visiter le palais impérial, le pont japonais, les maisons typiques, et de se baigner dans la mer de Chine. Qui aurait cru, un an auparavant, que nous serions devant cette mer en mars 2012 ?

26Les repas étaient toujours de grands moments. Nous avons goûté à tout ce qui nous était présenté. La présidente de l’association, d’origine vietnamienne, nous commandait toujours des plats typiques. Alors que certains jeunes sont difficiles dans le quotidien pour manger, au cours de ce voyage ils ont goûté à tout, ils n’ont jamais réclamé autre chose que ce que nous avions commandé, ils avaient même, sur la fin du voyage, repéré des plats qui leur convenaient un peu plus.

27Un des moments exceptionnels aura été la soirée massage. Nous avions près de l’hôtel un centre de massage. Trois de nos jeunes ont souhaité découvrir le massage avec les poissons et le massage du corps. Pour le massage avec les poissons, on doit plonger ses pieds dans un bassin où des poissons viennent pour manger les peaux mortes. Il faut être calme, se poser, parler doucement. Même si les premières minutes ont été difficiles pour eux, ils ont réussi à se contenir. Nous avons passé un moment inoubliable entre le rire et la concentration pour laisser les poissons faire leur travail. Ce fut pour eux une expérience riche. Ils en reparlent régulièrement.

28Le stress était quelquefois au rendez-vous, en particulier quand nous devions traverser une rue. On nous avait dit qu’il fallait avancer sans regarder, que les voitures et les motocycles vous évitent. C’est vrai, nous l’avons constaté, néanmoins il a fallu que chacun s’adapte et arrive à dépasser sa peur. De même, nous ne nous disputions pas pour être à côté du chauffeur quand nous nous déplacions en bus. Il y a des voitures et surtout des motos qui arrivent de partout, qui passent devant le bus, sans aucune règle, nous semble-t-il. Aussi c’était plutôt à celui qui ne serait pas devant.

29Il aura fallu une matinée aux adultes pour s’habituer au petit déjeuner servi en buffet. Ils n’avaient pas besoin de savoir parler la langue pour se faire servir – des œufs au plat, des soupes avec nouilles et viande, des fruits, etc. – et se servir eux-mêmes. Des bénévoles de l’association ont mangé avec nous tous les soirs, à Can Tho. Des échanges ont été possibles, entre tous, chacun s’attachant à parler avec l’autre. Les bénévoles soit apprenaient le français à l’école, soit l’avaient déjà appris. Les adultes du foyer étaient ravis de ces échanges. Cela leur a permis de rencontrer la femme et la fille d’un représentant de l’association. Des liens se sont créés qui perdurent aujourd’hui.

30Au retour, nous pouvons dire que nous avons réussi – ou plus exactement, qu’ils ont réussi leur challenge. Ils ont eu un comportement adapté à chaque circonstance, à chaque situation, même les plus stressantes (annulation du vol, changement d’hôtel, bateau en panne sur un bras du Mékong, traversée des rues qui aurait pu être très anxiogène, massage des pieds…). Ils ont entretenu avec les autres, les personnels accompagnants et les étrangers des relations de confiance. Nous avons eu des journées bien remplies : le matin debout à 6 h 30, pour un coucher vers 22 h 30, et ce tous les jours. Ils ont vécu leur voyage pleinement. Chaque jour était source de découverte mais également de partage avec l’autre : le copain, les accompagnateurs, mais aussi l’étranger. Tout était prétexte à parler, à échanger. Ils nous ont montré qu’ils avaient soif de découverte. Ils ont appris à dire merci en vietnamien et en anglais. Nous avons trouvé qu’ils avaient su se mettre en valeur pendant ce voyage. Ils ont compris le voyage extraordinaire auquel ils ont participé et nous l’ont exprimé maintes fois. Tous ces moments ont nécessité de leur part du calme, de l’écoute, savoir sortir de situations difficiles par le rire plutôt que par des larmes ou des crises.

31Ce voyage a été une expérience exceptionnelle, pour eux, pour nous, il nous a apporté une grande richesse. La participation active de notre partenaire, l’association Grandis et Deviens, au travers de sa présidente et des bénévoles français et vietnamiens sur place, aura permis une réelle intégration de notre projet dans le projet humanitaire de l’association. L’implication des usagers dans ces temps plus particulièrement liés à l’aide humanitaire n’aura pas été de façade. Ils se sont saisis du projet, ils ont donné, ils ont partagé, ils ont communiqué, ils se sont adaptés.

32Quand nous leur faisons confiance, quand nous leur demandons de se dépasser, quand on leur explique, quand on prend le temps de parler, de discuter, de poser nos attentes, ils ont la capacité à comprendre et à partager avec nous. Si nous les respectons, ils nous respectent, ils évoluent avec nous. Quelle belle leçon pour nous qui nous faisions tant de soucis avant de partir. Ils avaient leur place sur ce voyage, et ils ont leur place dans notre société. Depuis que nous sommes revenus, il n’y a pas une journée sans qu’ils nous parlent des enfants, du voyage en bateau, des massages, des personnes qu’ils ont rencontrées, du désir de repartir.

33Malgré tout, cette expérience nous renvoie au fait que rien n’est acquis en matière de handicap. Autant nous tous pouvons participer à une œuvre humanitaire, et personne ne remettra en cause notre participation. Autant, dès que nous parlons de personnes handicapées, le projet semble représenter des difficultés, auxquelles on nous renvoie, qui sont de l’ordre du factuel – la chaleur, l’avion, les échanges, l’hôtel. Et beaucoup n’osent pas exprimer : « Pourquoi des handicapés ? » Ce qui sous-entend : est-ce bien leur place ? Mais que peuvent-ils apporter ? Qu’est-ce que vous allez faire là-bas ? Pourquoi engager des dépenses aussi importantes, pour des z’in éducables, des z’in capables, des z’in casables, des z’in gérables, des z’in désirables ? Mais nous, nous y avons cru, nous avons investi ce projet, nous l’avons porté, ils l’ont vécu.

34Dernier point, le budget : le coût du voyage s’élève à 22 600 euros. Chaque participant (six usagers, trois encadrants, deux membres de Grandis et Deviens) a contribué pour 100 euros. Des entreprises partenaires ont participé pour 6 000 euros. Le budget « normal » de l’établissement a pris en charge les salaires, les repas, l’achat des fournitures… Le conseil général (au titre du foyer de vie) a donc assuré un différentiel final de 8 000 euros en report positif de l’année précédente. Une aventure pareille pour un « surcoût » budgétaire de 8 000 euros, ça valait la peine !

Notes

  • [1]
  • [2]
    Défoliant à la dioxine utilisé par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam afin d’empêcher les mises à couvert sous les arbres.
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