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La mesure asell (Accompagnement socio-éducatif lié au logement) vise à l’acquisition d’une autonomie de la personne ou de la famille. L’objet de cette mesure est de favoriser l’appropriation de son logement ou le traitement des problématiques y afférant et de prévenir les situations d’expulsion. Cette mesure s’inscrit dans le cadre du Fonds de solidarité au logement (fsl), géré par le conseil général, de la loi 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, et de la loi 90-449 du 31 mai 1990 (loi Besson), relative à la mise en œuvre du droit au logement.
Les mesures asell s’adressent aux personnes ou familles éprouvant des difficultés financières ou cumulant des difficultés sociales pour accéder à un logement décent ou s’y maintenir. L’asell est prescrit par un référent social ou la commission de prévention des expulsions de la préfecture des Bouches-du-Rhône. Le dispositif asell nécessite de la part du bénéficiaire un engagement volontaire.
1Ah non, alors, pas maintenant ! Pas après tous ces sacrifices ! Il m’annonce qu’il abandonne, que ça ne sert plus à rien. Je ne l’accepte pas et lui fais savoir sévèrement...
2Il y a deux ans, il est entré à l’association dans un état déplorable. Saoul au point de tituber, une longue barbe hirsute, des poches énormes sous les yeux et cette crasse repoussante sur tous ses vêtements. Ses habits démodés et raccommodés plusieurs fois étaient tachés et trop grands pour lui, surtout la veste qui semblait lui donner une carrure de rugbyman alors qu’il n’en était rien. Nous avons tous pensé que ce monsieur était sdf.
3Je l’ai reçu. Ma première impression était fausse. Monsieur était locataire d’un superbe appartement de trois pièces en plein cœur de Marseille qu’il allait perdre, selon ses dires. Je retenais ma respiration, horrifiée par l’odeur âcre d’alcool et de transpiration qui émanait de lui. Il est reparti et je pensais ne plus le revoir après ce rendez-vous.
4Quel entretien difficile ! J’avoue avoir espérer ne plus le revoir. J’étais découragée par son histoire… Il vivait seul, divorcé depuis des années, il lui restait un an avant de percevoir sa retraite. En attendant, il vivait du rmi. Cela faisait presque dix ans qu’il vivait avec son père dans cet appartement et ce dernier venait de décéder. Le propriétaire était d’accord pour lui laisser le logement. Malheureusement, le loyer était beaucoup trop cher pour lui et il n’a jamais pu honorer un paiement. Monsieur avait contracté une dette locative de plus de 20 000 €. Nous avions passé un concours avec mes collègues, à savoir lequel d’entre nous aurait en charge la plus grosse dette locative. Humour de travailleur social, ça détend… Je venais de gagner haut la main ce concours. Bien sûr, il est venu me voir pour que je trouve une solution. Je n’en avais pas.
5J’étais déconcerté par ce monsieur qui était physiquement en état de clochardisation avancée, signe qu’il n’y croyait plus, et en même temps, on sentait son aisance dans la parole, l’écriture. Il était vraiment cultivé, intelligent.
6Je me suis donc présentée à son domicile, étape incontournable de mon travail. La visite à domicile fait partie de ma mission. Dans le cadre de mon travail, les mesures asell [1], c’est un outil obligatoire. J’interviens toujours au domicile des familles. Il y a toujours une légère appréhension en ce qui me concerne. Je ne sais jamais comment la personne va réagir. C’est son espace intime, le logement représente le nid, le lieu de protection. Y accueillir un étranger n’est pas toujours chose aisée. Pour nous, travailleurs sociaux, cela peut être perturbant. La première visite à domicile peut s’avérer éprouvante, difficile et pleine d’émotions.
7Cette fois, je ne savais pas à quoi m’attendre. C’est par ailleurs souvent le cas. Je ne fus pas surprise. L’appartement était à l’image de ce monsieur, dans un état de crasse terrible. J’ai réprimé mes hauts le cœur. Peut-être 30 centimètres de poussière au sol, des cafards partout, ça grouillait littéralement ! D’énormes araignées sur de gigantesques toiles qui se nourrissaient des cafards. La cuisine était la pièce la plus horrible. Je ne la décrirai pas tellement ce fut immonde. Monsieur avait un énorme berger allemand, très affectueux, mais dont l’odeur faisait fuir les mouches (bon, je sais, j’en rajoute un peu, mais c’est pour dire) !
8Les volets étaient à demi-clos, sans doute pour que l’on ne voie pas les détails. Il faisait si sombre dans ce lieu si froid, si impersonnel. Monsieur n’avait pas investi ce logement, il ne l’avait pas décoré. Aucune touche personnelle, pas même des photos. C’était encore le logement de son père. La tapisserie sortait des années quarante. Les lampes et autres abat-jour semblaient avoir fait la guerre.
9J’ai oublié la saleté. J’ai concentré mon regard sur ce monsieur et sur la douceur de l’été qui commençait. Je devais me recentrer sur son histoire. Oublier l’environnement. Je me suis assise et je l’ai écouté malgré mon envie de fuir.
10Et là, j’ai tout compris. Monsieur avait été un grand chercheur dans le secteur pharmaceutique. Il avait fait une très grande erreur. Je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé, mais il a été interdit d’exercer son métier. Cette personne gagnait énormément d’argent. Il était propriétaire, marié, père. Il n’était plus rien. On lui a tout pris, sa maison, sa femme, ses enfants. Il est devenu rmiste. Un moins que rien à ses yeux. S’est ensuivi un état d’errance, un refus de vie, un trou béant a remplacé l’espoir dans son cœur.
11Son fils ne lui avait pas rendu visite depuis des années… Et cette ombre pesait dans son regard si doux. Son père, avec qui il avait vécu et dont il s’était occupé durant plusieurs années, n’était plus, c’était une épreuve de plus pour lui. Il était seul au monde. Seul dans un appartement rempli de souvenirs, rempli de la mort de son père.
12Je suis retournée à son domicile à plusieurs reprises. Il est revenu me voir au bureau. Nous convenions des rendez-vous ensemble. Lorsqu’il y avait beaucoup de dossiers à faire, il venait au bureau et nous pouvions faire des photocopies de ses papiers. Mais le plus souvent, je venais au domicile avec son accord, et nous prenions le temps de poser les choses et de se fixer le travail à accomplir.
13Nous avons appris à nous connaître un peu mieux et à nous faire confiance. Au bout d’un certain temps, j’ai donc décidé de le remuer, de l’aider à prendre les choses en main. C’était d’ailleurs sa demande. Bien sûr, l’urgence c’étaient l’hygiène corporelle et celle de l’appartement. Je ne savais pas vraiment comment j’allais m’y prendre, mais je savais qu’il fallait que monsieur réagisse au plus vite. Plus le temps passait et plus il sombrait.
14Un jour de visite à domicile, j’ai décidé de me mettre en colère. Honnêtement, j’avoue que je n’en pouvais plus. Ce jour-là, je croisai la voisine du dessous qui m’interpella dans la cage d’escalier pour me dire qu’elle n’en pouvait plus et que les nuisances sonores (aboiement du chien) et les odeurs n’étaient plus vivables. L’été était bien installé et avec lui la chaleur et toutes les conséquences qu’elle pouvait avoir sur ce modeste logement crasseux…
15Il mangeait sur sa vieille table en bois lorsque je suis arrivée. Deux cafards gisaient sur la boîte de fromage entamée, les boules de poil du chien volaient partout, l’odeur était vraiment insupportable… C’en était trop ! Je me levai et lui annonçai froidement que je partais maintenant. Tout de suite. Il me regarda interloqué, sans comprendre ma réaction. J’enchaînai sur le manque de respect qu’il avait pour moi et les autres personnes qu’il recevait, ainsi que pour les voisins, qui se plaignaient de lui.
16Il se leva, s’essuyant la barbe du reste de fromage resté accroché. Il demeura cramponné à sa chaise. Ses grands yeux bleus me suppliaient de lui expliquer.
17Je sortis mon agenda et lui déclarai que je lui donnais un prochain rendez-vous dans quinze jours : si l’état de la salle à manger était aussi terrible, je stoppais le travail avec lui. Je lui dis qu’il ne m’était plus possible de travailler dans ces conditions et que surtout je me refusais à appuyer ses demandes de logement au vu de l’absence d’entretien de celui-ci. Puis, plus doucement, je lui expliquai qu’il ne pouvait plus se faire subir tout ça. Il devait se respecter et reprendre confiance. Je rangeai mon agenda dans ma serviette et partis précipitamment, laissant monsieur, debout, sans réaction…
18De retour au bureau, j’étais peinée, mal à l’aise. J’avais peur d’être allée trop loin et de l’avoir blessé. J’avais la crainte que cette stratégie mène à l’inverse de l’effet recherché. Tant pis, les dés étaient jetés, je verrais bien dans quinze jours !
19Le jour du rendez-vous arriva. J’avais quelques appréhensions en montant les marches qui mènent à son logement. Monsieur m’ouvrit la porte avec un grand sourire, visiblement fier de lui. Et, ô surprise, je découvris la salle à manger propre. Du moins, beaucoup moins sale. Il se lança dans un monologue, expliquant tout le travail qu’il avait fait. Il décrivait avec de grands gestes les efforts pour frotter, récurer cette pièce. Son regard brillait et, bien sûr, il m’observait et attendait ma réaction. Je fis le tour, je constatai que les poils du chien avaient disparu et qu’on commençait à voir les coussins dans les deux fauteuils. Je me suis aperçu qu’on pouvait peut-être regarder la télé à présent, car la poussière avait disparu. Et la vieille table en bois n’était pas si ancienne finalement…
20Cet homme n’était plus un sdf, mais un père Noël au regard rieur dans sa grande barbe blanche hirsute. Certes, un père Noël rock’n roll, mais un père Noël quand même…
21J’étais touchée, émue et un peu fière de moi. Mais aussi de lui. Je le lui fis savoir, ce qui le toucha, je le sentis. C’est alors qu’il me dit une phrase que je n’ai pas oubliée : « J’avais besoin qu’on me mette un coup de pied aux fesses, vous l’avez fait, je vous en remercie. » Cette phrase est toujours dans un coin de ma tête lorsque je rencontre une famille en errance totale, sans réaction. Elle me sert.
22Nous nous sommes fixé des objectifs. Prochain rendez-vous dans la cuisine, puis la salle de bains et les toilettes (quelle horreur !). Petit à petit, l’appartement et monsieur reprirent forme humaine. Évidemment, ce n’était pas parfait, il restait des cafards et un peu de saleté, mais vraiment, quel changement ! J’en étais stupéfaite.
23Mais surtout, monsieur changeait… Il tailla sa barbe, changea ses vêtements, se peigna les cheveux. Un homme était en train de renaître. Il suivit tous mes autres conseils afin d’améliorer sa situation, il reprit le paiement du loyer, pas au complet car il ne le pouvait pas, mais payait une somme tous les mois. Il trouva donc un appartement plus petit, moins cher, mais très lumineux. Sa sœur, avec qui il avait repris contact, l’aida financièrement. Monsieur était ravi. Il réglait tous les mois sans problème et sa situation administrative était à jour. Bien sûr, il continua ses efforts sur l’hygiène.
24Le plus important à ses yeux, c’est que son fils avait repris contact. Ils se voyaient et renouaient doucement une relation. L’ombre dans son regard avait disparu. L’accompagnement, qui dure un an, était terminé, je le laissai, pleine d’espoir, dans sa nouvelle vie teintée de lumière.
25Un an et demi après, je reçus un appel d’une assistante sociale de son quartier. Celle-ci était en charge du suivi de monsieur dans le cadre de son rmi. C’est monsieur qui lui avait parlé de moi. Il ne payait pas son loyer depuis des mois et avait sombré dans l’alcool. Elle m’appelait pour avoir des informations et pour savoir comment faire avec lui.
26J’ai revu monsieur une fois au bureau afin de lui proposer un nouvel accompagnement asell. Il allait se faire expulser de l’appartement. Sa barbe était redevenue grise et hirsute, il sentait l’alcool et la misère. Son discours était confus et difficilement compréhensible tant il était imprégné d’alcool. Je n’oublierai jamais son regard qui disait sa honte, son humiliation d’avoir échoué après tant et tant d’efforts. L’ombre était revenue. Son fils, avec qui il avait repris de timides contacts, l’avait de nouveau abandonné.
27Je n’ai pas pu l’aider. Il n’est pas revenu me voir. Je me suis présentée à son domicile deux fois, j’ai laissé des mots sous sa porte et dans la boîte aux lettres. Il ne m’a jamais rappelée.
28Quand je pense à lui, j’ai la gorge nouée. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, s’il a vécu l’expulsion de son logement et s’il est vraiment en errance cette fois.
29Je sais juste qu’il est possible de renaître et de s’en sortir même si c’est temporaire. Sa vie passée, il n’a pas pu en faire le deuil. Comment le lui reprocher ? Il a perdu ce qui était essentiel, sa femme et surtout son fils. Comment pourrait-on s’en remettre ?
30Je l’ai vécu comme un échec les premiers temps, et puis j’ai vite compris que je ne pouvais pas y faire grand-chose. Il avait fait son choix depuis longtemps. Je n’ai été qu’un sursis, une parenthèse heureuse dans toute cette misère active qu’il vivait. C’est déjà pas mal…
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La mesure asell (Accompagnement socio-éducatif lié au logement) vise à l’acquisition d’une autonomie de la personne ou de la famille. L’objet de cette mesure est de favoriser l’appropriation de son logement ou le traitement des problématiques y afférant et de prévenir les situations d’expulsion. Cette mesure s’inscrit dans le cadre du Fonds de solidarité au logement (fsl), géré par le conseil général, de la loi 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, et de la loi 90-449 du 31 mai 1990 (loi Besson), relative à la mise en œuvre du droit au logement.
Les mesures asell s’adressent aux personnes ou familles éprouvant des difficultés financières ou cumulant des difficultés sociales pour accéder à un logement décent ou s’y maintenir. L’asell est prescrit par un référent social ou la commission de prévention des expulsions de la préfecture des Bouches-du-Rhône. Le dispositif asell nécessite de la part du bénéficiaire un engagement volontaire.