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Article de revue

Grimpe, tu ne voleras plus !

L'escalade utilisée comme outil éducatif et/ou thérapeutique

Pages 126 à 131

Notes

  • [1]
    « Déviantes » s’entendant ici comme un écart par rapport à une norme fixée par une majorité. Aucune connotation morale n’est à y chercher.
  • [2]
    Terme emprunté à la science de l’action motrice. La logique interne se définit par les caractéristiques fondamentales d’une activité, qui la différencient d’autres pratiques. S’écarter de cette logique, c’est sortir de cette activité : empêcher les skis de glisser, interdire de « prendre » le ballon au joueur adverse au foot…
  • [3]
    Cf. les sports construits sur la codification des déplacements et de la gestuelle.

1Sans remonter jusqu’à l’éducation des jeunes Spartiates ou à l’éducation de Pantagruel selon Rabelais, voici déjà longtemps que dans les sociétés occidentales la nature est utilisée dans des programmes éducatifs et rééducatifs de toutes couleurs politiques pour des valeurs qui lui seraient propres (le scoutisme éducatif né au début du xxe siècle, les Chantiers de jeunesse en France en 1940-1944...). Le développement de la pratique d’activités dites de « pleine nature » dans des institutions éducatives et thérapeutiques, et parmi elles l’escalade, s’inscrit dans ce courant idéologique, même si la pratique contemporaine de cette activité s’est très largement éloignée des incertitudes et des matérialités de la nature sauvage. Les présupposés sont connus : « avec la nature on ne triche pas », « il y a des règles intangibles à respecter » ; la nature serait « naturellement » le lieu de la rencontre avec les grandes vérités, avec ses propres vérités.

Ne pas tomber dans les illusions du naturalisme

2Il y a cependant lieu de se méfier des approches, explicites ou implicites, qui attribuent une valeur morale supérieure à la nature ou qui visent au rétablissement d’un « ordre naturel ». Cette idéologie est non seulement profondément réactionnaire, mais également foncièrement inefficace d’un point de vue éducatif et/ou thérapeutique car elle conduit à ignorer les déterminants psychosociaux, sociétaux et économiques des pathologies ou des conduites sociales « déviantes [1] ».

3Le mythe éducatif de cette nature, mère à la fois généreuse et dure, s’est croisé avec le mythe de la Passion qu’il est possible de vivre dans des activités dites « à risques ». Non pas que le rugby ou les agrès, par exemple, soient exempts de tous risques physiques ; mais on parle ici de la prégnance du risque de blessure, voire de mort, qui plane sur les représentations des pratiques de montagne et d’escalade.

4Il n’y avait donc qu’un pas à faire pour aller chercher éducativement, rééducativement, psychothérapiquement, la confrontation au risque non pas dans les démarches individuelles classiques d’accomplissement, de dépassement de soi ou de recherche de plénitude connues en clubs ou chez les grimpeurs autonomes et volontaires, mais pour ses vertus cathartiques supposées, purgatives ou apaisantes. Qui apprend à gérer le risque dans l’activité transférerait cela directement dans la conduite de sa vie ; qui respecte les règles de cette pratique sportive visant à protéger la vie respecterait par rapide transfert les règles de la société ; qui souffre dans la pratique découvrirait ses propres limites ; qui « vide » son énergie dans l’activité en serait apaisé ensuite ; qui flancherait devant l’épreuve vécue en groupe verrait son statut de leader remis en cause… À se demander alors pourquoi on ne prescrit pas systématiquement des séances d’escalade comme thérapie sociale aux prisonniers, délinquants, toxicomanes, voleurs, mauvais élèves, marginaux et autres dangereux déviants et asociaux !

5C’est que l’homme ne fonctionne pas aussi simplement qu’un rat de laboratoire, selon une chaîne d’actions simples si aisées à comprendre : stimulus, action, récompense ou punition, vérification des acquis par une nouvelle boucle d’action, etc… Pour notre plus grand bonheur, nous sommes tous dotés d’un inconscient, boîte noire assez difficilement décryptable, qui nous rend parfois irrationnels, butés, improbables, peu malléables ou alors seulement en surface. Et les effets permanents de cet inconscient font que des attentes simples et évidentes envers l’efficacité éducative supposée de l’escalade tombent assez souvent à l’eau. Sans être radical en proclamant l’inefficacité de l’escalade pour soigner ou redresser, l’action et son efficacité ne sont ni simples ni automatiques. Bien sûr, porter attention à d’autres, leur proposer de partager une activité que l’on aime, établir avec eux des relations plus directes dans le cadre d’une pratique partagée, cela ne peut pas leur faire de mal. Cela peut même avoir des effets positifs sur les individus et sur le groupe qu’ils constituent en dehors de l’escalade ; mais c’est alors plus une question de transfert et de contre-transfert agissant dans la relation qu’une question d’escalade.

Mais des pratiques réfléchies sont possibles

6Dénoncer les bienfaits illusoires des pratiques sportives n’est pas si évident, tant le sport bénéficie d’une image positive dans tous les milieux. Mais c’est une nécessité pour les professionnels des milieux du soin, du social ou de l’éducatif. L’escaladothérapie qui irait tellement de soi est à ranger définitivement avec les petits grigris porte-bonheur et autres remèdes magiques qui soignent tout. Pour autant, il ne faudrait pas que cette salutaire dénonciation prive les intervenants d’un outil supplémentaire. Gardons-nous de jeter le bébé des activités physiques épanouissantes avec l’eau croupie des adorateurs du sport magiquement thérapeutique !

7L’escalade peut être efficacement et raisonnablement utilisée pour enrichir ou servir de support à des démarches éducatives ou thérapeutiques. Il s’agira bien d’une utilisation : celui qui l’utilise en définit le but, et choisit la manière de l’utiliser en fonction des caractéristiques de l’activité et en fonction des caractéristiques des publics concernés.

8Depuis le début des années 1980, des éducateurs, des intervenants en toxicomanie, des surveillants de prison, des soignants… se sont engagés de façon réfléchie, construite, dans la proposition et l’utilisation de pratiques sportives de pleine nature et à risques avec leurs publics. Ici l’activité n’est pas proposée, structurée, pratiquée comme dans les pratiques individuelles ou collectives de loisirs. La performance, l’autonomie, le progrès ne sont plus retenus comme objectifs principaux de la pratique. Les buts sont autres : estime de soi, capacité de partage et d’attention aux autres, confrontation à des difficultés particulières, acceptation d’une réussite différée… S’ajoutent à cela les préparations collectives, les anticipations et les projections organisationnelles liées aux nécessaires prises de contacts préalables avec les lieux d’accueil, les règles de comportements à adopter avec d’autres pratiquants… Parfois la complexité du groupe et de ses membres appelle à pratiquer plutôt de façon isolée, parfois les comportements des participants sont plus acceptables par des grimpeurs « normaux », et le fait de partager le pied d’un mur ou le bas d’une falaise avec eux permet aux membres du groupe de se sentir, pour partie, membres d’une communauté nettement mieux considérée socialement que celle qui leur fait habituellement identité.

9La question de savoir si l’escalade soigne ou éduque se trouve alors déplacée et démultipliée. Il s’agit de repérer les dimensions mobilisables de l’activité, les formes de pratiques et d’encadrements adaptées, les « effets bénéfiques » pouvant être raisonnablement escomptés dans ces logiques éducatives et/ou thérapeutiques. Dans cette perspective, utiliser l’escalade nécessite alors de bien identifier ce qui peut être mobilisé dans la logique interne[2] de cette activité. Les encadrants peuvent jouer ici sur trois registres : la créativité gestuelle, l’intensité des émotions liées à la hauteur, les relations entre le grimpeur et la personne qui l’assure.

La créativité gestuelle

10La motricité des grimpeurs n’est pas codifiée par une règle qui structurerait la pratique [3], elle se présente comme un espace d’adaptation et d’invention corporelle. Mettre les genoux, se tirer sur un piton ou mettre le pied dessus n’est pas sanctionné par un arbitre. À l’inverse de gestes préétablis qu’il faudrait apprendre et reproduire, chacun, expert ou néophyte, peut inventer les gestes qui vont permettre son déplacement sur la paroi. Cette création est cadrée, limitée par la réalité du milieu (mur d’escalade lisse, pauvre en propositions complexes, ou riche paroi naturelle sculptée par la nature) et par les possibilités du grimpeur (force, souplesse, capacité de prise d’information, etc.). Elle l’est également par l’état psychique du pratiquant : crainte ou confiance, curiosité ou inhibition, apathie ou appétit… Pour tous ceux qu’une pathologie a tendance à figer dans une mobilité limitée, cette invitation au mouvement peut être bénéfique tant sur le plan corporel qu’affectif. Éprouver le plaisir de se mouvoir, découvrir une motricité inhabituelle peut les aider à restaurer une confiance dans leurs possibilités. Pour ceux qui vivent dans une impression de toute-puissance, la rencontre accompagnée mais indiscutable avec ses limites et avec la paroi peut être utile.

La dimension émotionnelle

11Grimper c’est aussi, peu ou prou, mettre en jeu des émotions. L’inquiétude, la peur, voire l’angoisse peuvent être ressenties à la vue d’un modeste mur d’escalade. Alors, au pied d’une falaise… Exprimée ou non, la peur du vide et de la chute est toujours présente à des degrés divers. Cette impression de prise de risque est sans lien avec le risque réel qui, dans les pratiques encadrées, est réfléchi, contrôlé, et ainsi réduit à un minimum. C’est alors avec ce risque imaginé que les intervenants agissent. Quitter le sol volontairement par ses propres moyens, progresser vers le haut, autant d’actes qui déclenchent des émotions et mobilisent des symboles. Oser, un peu, beaucoup, trop… L’intensité ressentie est sans lien avec le niveau de performance, mais diminue avec la pratique. Le vécu de cet engagement pourra être repris ensuite par les encadrants. Dans ce contexte, exprimer avec des mots ce qui a été vécu, entendre et pouvoir prendre appui sur l’expérience des autres dans un contexte de groupe devient une étape importante d’un travail sur le ressenti : je verbalise, je comprends, et alors j’intègre peu à peu ce qui m’arrive. Ces paroles sont souvent pour l’encadrant une mine d’informations, et pour le grimpeur une voie possible de prise de conscience de son propre fonctionnement.

La relation grimpeur-assureur

12Qu’elle soit établie entre pairs ou entre encadrant et participants, la relation grimpeur-assureur constitue le troisième levier d’intervention. Confier sa protection à quelqu’un ou s’engager à veiller sur lui sont des actes éminement engageants, tant pour celui qui grimpe que pour celui qui assure. Tous les grimpeurs ont nécessairement éprouvé les différents affects qui peuvent circuler au sein de la cordée, quelle que soit la situation d’escalade. Et ce qui est vrai pour tout un chacun est amplifié avec des personnes pour qui la relation à l’autre ne va pas de soi. L’assureur est celui qui procure et garantit la protection, en qui on a confiance pour cela, mais des néophytes n’ont pas les moyens d’apprécier cela si cette fonction rassurante n’est pas assurée par un encadrant. Et même là, des inquiétudes se disent. L’assureur est aussi le spectateur attentif, celui qui voit la réalité du grimpeur. Pour ceux qui craignent d’être vus en situation de faiblesse, ce regard peut être redouté et redoutable, l’exposition au regard de l’assureur restant nécessaire et continu. Ici pas de blagues, ni de triche ; la réversibilité de la situation et des fonctions est claire, et rappelle avec force l’adage « ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’il te fasse ». Le respect de l’autre n’est pas, là, une simple convention sociale. Ce que le grimpeur éprouve vis-à-vis de l’assureur, l’image qu’il donne de lui-même et celle que lui renvoie l’autre, réellement et symboliquement, sont autant d’éléments qui peuvent être mobilisés dans le travail d’éducation ou de soin. Aux deux extrémités de la corde, accepter ou refuser de soutenir ou d’être soutenu représentent les termes de la confiance en soi et en l’autre. Et le soignant ou l’encadrant n’est pas un simple spectateur ou vérificateur technique de cette relation, il peut en constituer le tiers structurant.

13Jouer de ces trois dimensions, en tirer parti pour des finalités éducatives et thérapeutiques suppose une double compétence. « Pour enseigner le latin à John, je dois connaitre le latin… et John » : cette maxime qui articule savoirs et pédagogie prend, dans ce contexte, une pertinence particulière. En effet, il ne suffit pas d’avoir su repérer la richesse potentielle de l’activité, encore faut-il que l’encadrant puisse la proposer sous des formes adaptées à son public et à ses intentions. Il doit donc pour cela disposer d’une palette de propositions, de situations variées qu’il utilisera et adaptera au fil des séances. Nous sommes donc aux antipodes de l’application stricte d’un protocole ou d’un mémento. D’autre part, souvent les façons de faire, de proposer de grimper, s’éloignent, voire s’opposent aux formes des pratiques dominantes et habituelles de l’activité développées dans des contextes de loisirs avec des publics demandeurs et « socialisés ». Cette double compétence est rare chez les éducateurs et les soignants, mais elle peut être alors remplacée par un binôme éducateur-encadrant technique ou soignant-encadrant technique. Pour fonctionner efficacement, chacun dans ce duo devra, au préalable, s’accorder pour faire un pas vers la culture professionnelle de l’autre.

14Reste qu’on ne peut pas traiter de la pratique de l’escalade en institution, éducative ou de soin, sans la rapporter au projet et au fonctionnement de l’institution. Quelques règles valables pour l’escalade comme pour bien d’autres activités sont issues des pratiques partagées. Si elles ne garantissent jamais la réussite, leur application laisse penser que les conditions de celle-ci ont été réunies.

Une inscription dans la durée d’un projet thérapeutique et/ou éducatif

15Seuls les rats de laboratoire apprennent vite des choses simples. Ici, la durée est nécessaire pour que, peu à peu, des chemins personnels se fassent, s’inscrivent dans de nouvelles habitudes, prenant sens pour les personnes. Certes, une activité éphémère, parfois surmédiatisée, fera rêver ; mais au mieux elle ne laissera que de beaux souvenirs d’un impossible trop brièvement côtoyé.

Une inscription dans un projet éducatif global

16La pratique d’une activité dans un cadre institutionnel éducatif et/ou thérapeutique peut servir, à condition d’être une des composantes du projet. Cela ne se réduit pas à être ajouté sur la liste de ce qui est entrepris ; il faut que l’activité soit construite en cohérence et en interaction avec tout ce qui est entrepris d’autre part.

Une présence des « encadrants du quotidien » pendant l’activité

17Les professionnels du soin ou de l’éducation spécialisée peuvent ne pas être les encadrants techniques de l’activité. Mais ils doivent être présents et actifs dans les moments de pratiques, à leur niveau de technicité qui peut être le même que celui de leur public, parce que c’est avant, pendant et juste après que les participants parlent, verbalisent, disent, s’interpellent, qu’émergent des affects, que se manifestent corporellement des tensions qui seront autant de points à reprendre et à travailler plus tard avec eux. Le travail de l’éducateur ou du soignant ne s’arrête pas au moment où il a livré le groupe à l’encadrant technique, sinon bien peu de choses restent possibles ensuite.

Une adaptation des didactiques

18Reprenons de façon plus globale ce que nous avons développé auparavant. Les démarches classiques de l’encadrement et de l’animation en escalade-loisirs et en escalade sportive doivent être passées au crible des objectifs poursuivis. On cherchera pour certains une réussite immédiate à leur mesure, pour d’autres une confrontation à leurs impossibles du moment. On proposera de l’escalade en tête ou de la moulinette selon les inquiétudes, les angoisses, les fonctionnements de chacun. Et cela parfois de façon apparemment paradoxale. On proposera de la faible hauteur ou de la hauteur impressionnante, du physique ou du fin. On ne fera pas forcément assurer par les pairs, pour assurer soi-même par garantie de la sécurité.

19Reste, enfin, la conception globale que chaque intervenant a de l’activité. Souvenons-nous des discours mortifères sur l’Alpe dangereuse, des récits d’accidents, de chutes… Ce registre situé globalement du côté des angoisses et de la mort peut être heureusement évité au profit d’un registre centré sur les découvertes de soi, portées, soutenues par des encadrants qui investissent du désir dans ce qu’ils proposent. Il s’agit d’être des encadrants de chair, pas seulement des techniciens neutres et froids garantissant seulement un bon retour à domicile et en bonne santé.

Bibliographie

Bibliographie

  • Anstett, M. ; Sachs, B. (sous la direction de). 1995. Sports, jeunesses et logiques d’insertion, Paris, La Documentation française.
  • Charrier, D. 1997. Activités physiques et sportives et insertion des jeunes, Paris, La Documentation française.
  • Chobeaux, F. 2007. « Sports à risques et pratiques éducatives », Vie Sociale et Traitement, n° 93, p. 50-52.
  • Chobeaux, F. ; Segrestan, P. 2003. « Le sport : un moyen d’intervention sociale… sous conditions », Empan, n° 51, p. 48-50.
  • Dubouchet, D. (sous la direction de). 2002. L’insertion par l’ailleurs. Des projets sportifs, culturels et humanitaires en mission éducative, Paris, La Documentation française.
  • Ministère de la Jeunesse et des Sports et Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie. 2000. Actes du séminaire européen « Pratiques sportives des jeunes et conduites à risques », ministère de la Jeunesse et des Sports.
  • Pistre, F. 2007. « Escalade. « Aujourd’hui, je ne grimperai pas ! », Vie Sociale et Traitement, n° 93, p. 30-41.

Notes

  • [1]
    « Déviantes » s’entendant ici comme un écart par rapport à une norme fixée par une majorité. Aucune connotation morale n’est à y chercher.
  • [2]
    Terme emprunté à la science de l’action motrice. La logique interne se définit par les caractéristiques fondamentales d’une activité, qui la différencient d’autres pratiques. S’écarter de cette logique, c’est sortir de cette activité : empêcher les skis de glisser, interdire de « prendre » le ballon au joueur adverse au foot…
  • [3]
    Cf. les sports construits sur la codification des déplacements et de la gestuelle.
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