Avertissement
1La psychiatrie actuelle est de plus en plus convoquée à ne traiter que la crise, à éradiquer des symptômes et à normaliser des populations. Cela au détriment de la recherche de sens et de l’élaboration psychique du sujet. La pédopsychiatrie n’est pas en reste, l’invention de l’hyperactivité comme maladie en tant que telle, à partir de la découverte d’un médicament, en est d’ailleurs le paradigme. Mais vouloir travailler le sens n’est pas si simple. C’est ce que je vais tenter de montrer à partir de l’histoire d’une rencontre vécue alors que je travaillais encore en pédopsychiatrie.
2Si ce texte comporte des longueurs, il m’est apparu dans l’après-coup de l’écriture que c’est cela qui permet de révéler et de percevoir combien, lorsque l’on s’engage dans ce type de travail, on a le sentiment qu’il ne se passe rien et qu’on ne sert à rien. Et pourtant…
3C’est fin octobre que Moussa vient pour la première fois à « l’Espace ados ». Il a 14 ans et est accompagné de sa mère. Je les reçois en entretien avec la stagiaire psychologue. La première fois qu’un jeune se présente à l’accueil, nous le recevons toujours en entretien individuel pour qu’il puisse nous dire quelque chose de ce qui l’amène. Lorsque les ados sont accompagnés de leurs parents, nous les recevons d’abord ensemble, puis nous recevons l’ado seul. À l’issue de cet entretien, le jeune peut rester ou revenir une autre fois. C’est lui qui décide. Dans nos modalités d’accueil, les jeunes ne viennent que s’ils en ont envie. Si les parents souhaitent nous rencontrer par la suite, nous leur proposerons un rendez-vous au cmp (Centre médico-psychologique) de référence.
4C’est sa mère qui parle la première. Elle nous explique que Moussa n’arrive pas à se faire d’amis, que ce soit à l’école ou dans le quartier. Puis elle raconte qu’il est né en Algérie et que son père l’a abandonné à la naissance. Il ne l’a jamais connu. Il y a six ans, sa mère est venue en France en laissant Moussa à la grand-mère maternelle de celui-ci. Et cela fait maintenant six mois que Moussa est en France. « Il est gentil, mais depuis six mois, il n’a toujours pas de copains. » « On m’a dit que chez vous, il pourrait faire des activités avec d’autres jeunes. » Nous apprenons également que sa mère était mariée. Je demande alors qui leur a donné notre adresse. Elle me répond : « C’est l’école. » Moi : « Qui de l’école ? » Elle : « L’infirmière, le docteur, l’assistante sociale, le cpe, le directeur. » À ce moment, je me dis que ça doit être un peu plus compliqué. En général, quand tous les partenaires sont mobilisés, surtout si peu de temps après la rentrée scolaire, c’est que c’est « chaud ».
5Nous recevons ensuite Moussa seul, qui n’a rien à ajouter à ce qui s’est dit. « Je veux m’amuser et me faire des copains. » Nous lui expliquons néanmoins que nous ne sommes pas une mjc, que nous sommes un lieu de soins mais que nous pourrons certainement l’aider. Il décide de rester et nous raccompagnons sa mère à la sortie. Pendant tout l’entretien, Moussa a été très calme. L’image même de l’enfant sage. À part le fait qu’il inquiète toute l’équipe de l’Éducation nationale, je n’ai rien entendu de particulier dans ce qui s’est dit.
6Nous rejoignons donc les autres jeunes qui sont en train de jouer aux cartes avec les membres de l’équipe. Moussa semble assez à l’aise et accepte l’invitation du groupe de s’associer à eux. Et là, très vite, ça se complique. Moussa n’arrête pas de parler. Il parle très fort. Comme s’il essayait d’occuper tout l’espace, sans laisser de place aux autres. Il n’arrive pas à se concentrer sur le jeu. Il ne sait jamais quand c’est à lui de jouer, ni ce qu’ont joué les autres. Il a du mal à tenir ses cartes dans la main, elles ne cessent de tomber. En très peu de temps, l’atmosphère est devenue électrique. On sent l’exaspération monter aussi bien chez les jeunes que dans l’équipe. Je me dis qu’il faut l’extraire du groupe et lui propose de faire une partie de ping-pong. Il accepte. Mais là, c’est pareil. Il s’excite très vite, envoyant la balle n’importe comment, oubliant qu’il y a une table, utilisant la balle comme un projectile. Au bout de quelques minutes à peine, il dit qu’il en a marre et retourne dans la cuisine. Je reste au ping-pong avec un autre jeune qui souhaite jouer avec moi. J’avoue être content qu’il me permette de me dégager un peu de Moussa. Ça n’a pas duré longtemps. J’entends des cris dans la pièce à côté. C’est Moussa qui est en train de se battre avec un jeune. Lorsque nous intervenons en rappelant à Moussa qu’il est interdit de se battre dans l’enceinte de l’accueil, il nous répond : « Pourquoi ? Je dérange ? Tu veux que je m’en aille ? » Nous sommes un peu stupéfaits de cette sortie, mais je n’entends toujours rien. Nous lui disons que non, nous ne voulons pas qu’il s’en aille. Qu’au contraire, nous pensons qu’il est important pour lui qu’il vienne nous voir toutes les semaines et que nous sommes là pour l’aider.
7Nous en sommes restés là. C’est l’heure d’arrêter. Nous saluons les jeunes et leur disons à la semaine prochaine s’ils le veulent bien. Après l’accueil du mercredi, nous avions à l’époque un temps de reprise avec Gérard Ousset, le médecin responsable de l’Espace ados, qui ne participait pas à l’accueil mais nous rejoignait après celui-ci. Dans ce temps, lorsqu’un nouveau arrive, nous reprenons avec l’équipe les éléments recueillis lors de l’entretien d’accueil. Ce jour-là, les jeunes étaient à peine partis que l’équipe a explosé. « On ne peut pas le garder à l’accueil, il va trop mal ! » ; « il fout en l’air toute l’ambiance de l’accueil ! » ; « il gêne les autres jeunes ! » ; « il est trop violent ! » ; « il est trop excité ! » ; « il lui faudrait un groupe fermé, plus cadré, il n’est pas adapté à l’accueil ! ». À ce moment-là, vu le contre-transfert négatif massif qui s’est établi en si peu de temps, je me dis qu’il faut faire quelque chose. Je commence par dire qu’effectivement, il est insupportable. Que personnellement, il m’a fortement énervé et que j’avais très envie de lui « foutre des baffes » ou de lui coller mon « pied au cul » ! Ce qui a relancé les remarques de l’équipe. J’ai repris : « Oui, mais maintenant qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on fait ? On ne va quand même pas le mettre sous Ritaline avec un diagnostic d’hyperactivité ? Le mettre dans un groupe fermé ? D’accord, mais il n’acceptera jamais, vous avez entendu ce qu’il dit dès qu’on le reprend : “Je dérange ? Tu veux que je m’en aille ?” (Tiens, aurais-je quand même entendu quelque chose ?). Je pense qu’il faut qu’on l’accueille pour qu’il puisse se poser. Mais comme il est effectivement très fatigant, on pourrait essayer de se relayer auprès de lui, de manière à ce que ce ne soit pas toujours le même d’entre nous qui s’y colle. » Nous arrêtons la réunion là-dessus.
8Dans les semaines qui ont suivi, Moussa est revenu très régulièrement tous les mercredis, malmenant toujours autant le cadre, les autres jeunes et l’équipe. En très peu de temps, il a réussi à faire tout ce qui était interdit : se bagarrer, mais également jouer au foot à l’intérieur du centre ou y faire du vélo… Nous tenions bon… mais avions la désagréable impression de ne pas servir à grand-chose, d’être totalement réduits à l’impuissance par le symptôme de Moussa. Ce qui ne pouvait qu’entretenir le contre-transfert négatif à son encontre et les fantasmes de s’en débarrasser.
9Un mercredi, Catherine et Mathieu (l’éducatrice et l’infirmier de l’accueil) ont proposé à Moussa de le recevoir en entretien pour faire le point avec lui. Lorsqu’ils lui ont demandé ce que faisait son père, il s’est effondré en larmes et est sorti en courant du bureau. Ils en ont reparlé à la reprise et c’est alors que je me suis rendu compte que la première fois, nous n’avions pas repris son histoire. Nous étions tellement pris par son symptôme d’agitation que nous ne pouvions nous centrer sur autre chose. J’ai eu le sentiment d’avoir été agité et agi par son symptôme de la même manière que lui. Je m’en rendais compte, mais je n’entendais toujours rien ! Nous nous sommes dit que si nous continuions à le reprendre chaque fois qu’il ferait une bêtise, cela allait être très persécuteur. Nous avons donc déterminé que ce serait plutôt moi qui m’en chargerais et qui me mettrais dans la position du mauvais objet.
10Pour la semaine suivante, il a été décidé de regarder un film au magnétoscope. Bien sûr, Moussa veut assister à la projection. Pour ma part, je suis resté dans la salle de ping-pong, lorsque j’entends des cris. Cris parmi lesquels je reconnais distinctement ceux de Moussa. J’attends un peu, mais comme cela ne semble pas se calmer, j’y vais. Comme d’habitude, il a été incapable de regarder tranquillement le film. Après avoir commencé par faire des commentaires tout en bougeant continuellement, il a fini – après seulement 5 minutes de projection – par se disputer avec tout le monde. J’interviens en lui disant que ce n’est pas possible de continuer comme ça. Il me ressert sa phrase rituelle : « Pourquoi moi, et pas les autres ? Je dérange ? Tu veux que je m’en aille ? » Je lui réponds que non. Je ne veux pas qu’il s’en aille, au contraire je pense que c’est important qu’il vienne nous voir et que, justement, ce serait bien qu’on aille en discuter dans un bureau. Ce qu’on a à se dire ne regarde pas les autres ados. Il refuse en disant qu’il est là pour s’amuser et qu’il ne veut pas me parler. J’insiste. Il refuse, interpellant les autres jeunes. À ce moment-là, je lui dis qu’il n’a plus le choix, que je veux qu’il vienne avec moi. Nouveau refus. À bout, je décide donc de le saisir et de l’emmener physiquement dans le bureau. Ce qui ne se passe pas sans heurts ni cris. Lorsque nous sommes enfin arrivés dans le bureau, il s’assoit « sagement », baissant la tête, attendant que ça se passe. Avec Stéphanie, la stagiaire psychologue qui participe à ce drôle d’entretien, nous sommes perplexes. Nous ne savons pas trop par où commencer, lui disant que son attitude à l’égard des autres n’est pas tolérable. Il ne répond pas. Nous avons le sentiment d’être mis visiblement dans la position du cpe ou du proviseur qui réprimande un élève dissipé. Lorsque nous lui disons que nous sommes là pour l’aider à comprendre pourquoi il agit constamment comme ça, il répond qu’il ne fait rien de mal, pas plus que les autres, et nous demande invariablement : « C’est fini ? J’peux y aller ? » Renforçant notre sentiment d’être pris pour le cpe ou le proviseur. Comme cela ne débouche sur rien, très vite nous lui avons dit : « C’est fini, tu peux y aller… » Je me sens vaincu alors. Non pas vaincu par Moussa, mais vaincu par son symptôme.
11Nous rejoignons les autres dans la cuisine. Ils avaient renoncé à la projection, l’incident ayant été trop perturbant. Notre arrivée a pour le moins plombé l’atmosphère. Je sens les autres jeunes partagés entre le soulagement que je sois intervenu aussi fermement (moi je dirais violemment !) et la crainte que justement je n’y sois allé un peu fort – et donc inquiétude vis-à-vis de Moussa. Du coup, Antoine, un des ados, me propose de faire un ping-pong, histoire d’aller prendre l’air et de quitter cette ambiance à couper au couteau. Ça ne fait pas deux minutes que nous échangeons des balles que nous voyons pointer le bout du nez de Moussa. Il est très calme et s’assoit pour nous regarder jouer, sans un mot. Je sens qu’il ne vient pas par hasard et qu’il est essentiel que je réponde à son attente.
12Mais il attend quoi ? Ça, c’est une autre histoire. Je n’en sais fichtrement rien, mais faisons comme si on savait. En tout cas, il ne vient pas par hasard. C’est moi qu’il cherche. Je lui demande : « Tu veux prendre le gagnant ? » Il répond « oui ». Comme je ne joue pas trop mal, j’élimine rapidement mon adversaire qui, au lieu de prendre la place de Moussa, sort. J’ai l’impression qu’il a compris qu’il fallait nous laisser seuls. Et là, au lieu de jouer n’importe comment en oubliant qu’il y a une table, Moussa se met à jouer correctement. Il alterne les engagements longs et courts, m’oblige à faire beaucoup d’efforts pour rattraper les balles. Je suis en nage, mais j’ai du plaisir. C’est un vrai échange. Et même au-delà de mes espérances, puisqu’il me dit la bouche en cœur et un sourire plein les yeux : « J’te fais courir, hein ? », et moi de lui répondre du tac au tac avec le même regard malicieux : « Ça, tu l’as dit !… » À ce moment-là, nous avons compris l’un et l’autre, dans une précieuse complicité, que nous ne parlons plus du ping-pong.
13Le soir à la reprise de l’équipe, nous avons bien entendu évoqué tous ces événements. Les collègues insistant sur le fait qu’il était de plus en plus insupportable, empêchant maintenant même les activités avec les autres. Moi, insistant sur le fait que dans l’entretien, je me suis senti enfermé dans ce rôle de cpe. Puis, faisant le lien avec ce qui s’est passé sans témoins au ping-pong, j’exprime le sentiment que lui aussi me semble enfermé dans un rôle. Mais qu’au travers de ce qui s’est joué, il a montré – certes très fugacement – qu’il pouvait être dans un autre mode de relation à l’autre. Je n’ai toujours rien entendu, mais je commence à le percevoir autrement que comme un « sale gamin ».
14Dans les semaines qui ont suivi, je continue à le reprendre quand il déborde mais c’était suffisamment gérable sans qu’il soit nécessaire de le prendre à part dans le bureau. J’étais néanmoins bien perçu comme le mauvais objet, celui qui ne cesse de le harceler. Cela se traduisait par exemple, lorsqu’il me voyait en arrivant, par des remarques du genre : « Ah non, il est là, il va encore tout gâcher. » Ce que nous tolérions sans le reprendre et qui, comme nous le souhaitions, permettait aux collègues d’être dans une relation moins conflictuelle avec lui. C’est d’ailleurs une situation que nous avions déjà vécue avec une autre adolescente, il y a quelques années.
15Quelques semaines plus tard, je suis en train de peindre sur une boîte en carton. Il vient s’asseoir à côté de moi et se met également à peindre, sur une autre face de la boîte. Il est très calme, concentré sur son travail, absorbé par ce qu’il fait. Et en plus, c’est beau ! Nous sommes là tous les deux, chacun sur son côté, mais pas de son côté. J’ai le sentiment que nous sommes ensemble, de partager un moment agréable. Inutile de se parler. On est bien… Et parce qu’on est bien, je ne peux pas m’empêcher de lui proposer d’aller en parler dans le bureau. Ça partait d’un bon sentiment. Je voulais le revaloriser, lui dire combien ce moment partagé avec lui fut agréable, combien je l’ai senti détendu… Et là, il me regarde, interloqué, et me lance : « Pourquoi t’as dit ça ? T’as tout gâché ! » Et effectivement, je me rends compte que j’ai tout gâché. Fallait-il vraiment souligner par des mots le travail du transfert qui s’établissait entre nous ? Je m’excuse, tout confus.
16Ce soir-là, à la reprise, ce travail du transfert m’a enfin ouvert les « esgourdes ». Il m’avait fallu toutes ces semaines, tous ces mois, pour pouvoir enfin commencer à entendre quelque chose de sa souffrance. Souffrance liée à une succession d’abandons. L’abandon par son père à sa naissance, puis celui de sa mère quand elle est venue en France. Et lorsqu’il retrouve enfin sa mère, c’est au prix de l’abandon de sa grand-mère et de ses copains. Et en plus, il y a un autre homme dans le lit de sa mère. Et si son agitation, son côté insupportable, sa difficulté à faire du lien n’étaient en fait que le moyen qu’il a trouvé pour ne plus risquer d’être abandonné ? Le meilleur moyen d’éviter de souffrir de l’abandon de l’autre étant de ne s’attacher à personne. Et si c’était ça qu’il exprimait lorsqu’il disait chaque fois qu’on lui disait quelque chose : « Je dérange ? Tu veux que je m’en aille ? » Et si c’était pour ne pas risquer d’évoquer ces abandons qu’il était tellement opposé à venir dans un bureau, comme il en avait fait la douloureuse expérience avec Mathieu et Catherine ? Je ne sais toujours pas si c’était de ça qu’il s’est agi, mais nous avons décidé de travailler à partir de ce postulat. Bon, mais si de penser cela nous a permis de voir un garçon profondément déprimé plutôt qu’un petit monstre insupportable, cela n’a pas modifié pour autant son comportement. En plus, depuis quelque temps, il avait décidé de venir aux deux temps d’accueil, le mardi soir et le mercredi après-midi. Il n’en ratait pas une miette. Il était accro, continuant à nous provoquer, à provoquer notre rejet. Animant notre contre-transfert négatif. Et pourtant, si je continue à me sentir agi par son symptôme, je ne peux m’empêcher d’apercevoir son désarroi derrière son attitude.
17Un mardi soir, il est le seul ado avec Mathieu et moi. Il veut jouer sur l’ordinateur. Son grand plaisir est d’aller sur des sites de voitures de course et de les imprimer. Mais une fois imprimées, elles ne l’intéressent plus. Par ailleurs, nous avons établi pour règle que l’imprimante ne pouvait être utilisée que pour imprimer certains documents. En tout cas, on ne peut imprimer sans restriction des documents qui vont directement à la poubelle. Nous disons ok, mais on va faire un jeu ensemble. Mathieu propose une partie de billard. Il commence avec Moussa, je prends le gagnant. Au début, Moussa gagne. Tout se passe bien. Entre-temps, Ahmed, un ado, nous a rejoints. Et puis ça se gâte, il perd. Du coup, il se désintéresse de la partie suivante qui oppose Mathieu à Ahmed, à qui j’ai laissé ma place. Il va sur l’ordinateur à côté chercher son site de bolides. Je lui dis que c’est pas très sympa et que maintenant nous sommes censés encourager les nouveaux joueurs. Il persiste. Je n’insiste pas trop, mais lui rappelle la règle concernant l’imprimante. Et là, il se met à faire semblant d’allumer l’imprimante qui est entre nous. Je lui dis « Non ». Il retire sa main, puis recommence. Je réitère mon interdiction. Ce petit jeu dure quelques instants. Mais au fur et à mesure, je sens la tension monter. C’est comme avec ces petits enfants, quand on sent que le jeu va dégénérer en colère et que ça va se finir par une fessée. À un moment, il arrive à déjouer ma vigilance, et allume l’imprimante. Je lui prends vivement la main, trop tard il a déjà lancé l’impression. Je lui dis quand même qu’il est allé trop loin et éteins l’ordinateur sur lequel il joue. Il me lance : « Tu fais chier ! T’es comme mon beau-père ! Ça serait tellement mieux si t’étais pas là… » Puis se tournant vers Mathieu : « Hein Mathieu, on serait mieux s’il était pas là. » Et Mathieu de répondre : « Oui, mais comme c’est lui le chef, s’il n’était pas là, on ne serait pas là non plus. » Il se lève alors et sort de la pièce. Je crains un moment qu’il ne s’en aille. En fait non, il est allé dans la cuisine. Voyant qu’il a laissé la feuille imprimée, j’en prends prétexte pour le rejoindre. « Tiens, tu as laissé ça à côté. Je crois que tu y tiens beaucoup. » Et je le laisse.
18Le fait que plutôt que de me servir sa sempiternelle phrase « Je gêne tu veux que je m’en aille », il dise « ce serait mieux si toi tu n’étais pas là » ; qu’il sorte tout en restant dans la structure ; que je le rejoigne en lui signifiant, au travers de la feuille que je lui tends, que ce n’est pas parce que j’ai tenu le cadre que je lui en veux ; tout cela me fait penser que ce fut certainement un des moments les plus féconds de notre relation. Et surtout qu’il m’ait assimilé à son beau-père, quel cadeau ! Il y a eu là du transfert au travail. C’est la preuve qu’il y a eu de l’élaboration psychique.
19Dans les semaines qui ont suivi, il a pu peu à peu se poser, s’apaiser, trouver sa place, même si par moments il continue à nous agacer. Et si sa situation persiste à revenir régulièrement en réunion de reprise, c’est beaucoup plus positif. Ça a continué comme cela jusqu’aux vacances d’été. Nous savions qu’il devait aller en Algérie. À la rentrée, c’est moi qui lui ouvre la porte. Il a changé physiquement. Il a grandi et est plus élancé. Je lui en fais part : « Dis donc, t’as maigri et grandi. T’es superbe ! » Je lis dans son regard un mélange d’étonnement et de plaisir. Il me dit : « Ah bon ? Comment que t’as vu ça ? C’est vrai, j’ai maigri, je me sens mieux. » Nous ressentons une émotion partagée. Je sens combien notre relation transférentielle est forte. Malheureusement, durant l’été il avait déménagé en banlieue et venait nous annoncer qu’il ne pourrait plus venir nous voir. Depuis, je ne sais pas ce qu’il est devenu. A-t-il pu continuer à se poser et à oser s’attacher aux autres ?
20En tout cas, j’ai le sentiment que, malgré tout ce contre-transfert négatif qu’il induisait et qui me donnait tellement envie de le soigner du côté du « cure », de l’éradication du symptôme, de la normalisation pour ne pas dire de la rééducation normative, avec tout ce que cela comporte de connotation totalitaire pour moi, nous avons réussi à prendre soin de lui, et ce faisant, lui redonnant une dimension de sujet singulier, à resituer le symptôme dans son histoire singulière et sa psychodynamique propre. Pour finalement lui permettre sinon de se passer de son symptôme, du moins de l’atténuer fortement.
Épilogue
21Je pense que dans cette prise en charge, nous avons permis à Moussa de faire un réel travail d’élaboration psychique, même si nous ne lui avons pas exprimé verbalement l’« interprétation » du trauma de l’abandon. Ce travail d’élaboration lui a néanmoins donné la possibilité de résoudre en partie son conflit psychique, de se risquer à nouveau à la rencontre de l’autre et même de supporter la séparation sans que ce soit pour autant un arrachement.
22Le fait que dans l’équipe, Catherine et moi soyons formés et pratiquions le psychodrame nous a certainement aidés à inventer cette modalité de travail. Modalité où le travail dans le transfert passe surtout dans le jeu, dans l’agi, avec un minimum de verbalisation. C’est aussi cette pratique qui nous a permis de tenir tout naturellement des rôles distincts, de jouer le clivage sans tomber dedans, et de nous départir d’une position trop homogène qui aurait pu être très persécutrice, voire perverse eu égard à ce qu’il induisait chez chacun de nous.
23Le fait que nous ayons pu exprimer ouvertement ce contre-transfert négatif ainsi que l’agressivité et le rejet qu’il provoquait nous a permis de nous mettre au travail. Parce que nous l’avons placé dans le champ du transfert, et il s’agissait donc de le travailler et non de le subir.
24Enfin, nous avons pu supporter de nous engager sur une durée relativement conséquente en prenant le risque que cela n’ait pas d’effet, puisque l’efficacité de ce travail clinique ne peut se juger que dans l’après-coup et n’est jamais acquise d’avance.