Notes
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[1]
Bureau d’aide psychologique universitaire.
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[2]
Lacan, à la suite de Freud, isole avec la notion de jouissance ce qui, dans la satisfaction libidinale, ne relève pas de l’expérience animale mais caractérise une expérience qui se spécifie d’être immergée dans les langues et les civilisations. L’interdit de l’inceste est un non porté sur la jouissance œdipienne. Voie de passage obligée pour accéder à la jouissance permise dans le rapport au sexe, il rime avec la limite que le principe de plaisir impose à la Jouissance, à entendre comme ce qui englobe aussi bien plaisir et déplaisir. Après avoir porté l’accent sur le manque qui concerne la satisfaction chez l’homme, Lacan isolera une part de satisfaction qui ne passe pas dans la moulinette de l’interdiction et de la permission. Elle ouvre à une récupération possible de jouissance hors des défilés du sexe, à partir de ce qu’il appelle un objet plus de jouir, objet dérivé des objets pulsionnels et qui prend la forme de tous les objets substituables que nous offre la civilisation.
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[3]
Jacques-Alain Miller, « Une fantaisie », Mental, Revue internationale de santé mentale et psychanalyse appliquée, New Lacanian School, n° 15, février 2005.
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[4]
Jacques-Alain Miller, « Orientation lacanienne », Leçon du 23 mars 2011 (non publié).
1Les jeunes, lycéens, étudiants ou demandeurs d’emploi, que nous recevons au bapu [1] ne viennent pas pour parler de la fête. C’est au détour d’une panne de réveil, d’un lendemain qui déchante ou d’un passage à l’acte qu’ils abordent ce qui se présente pour eux comme un rendez-vous incontournable. Car la fête, ferment brûlant du lien social, n’est pas sans revers.
2Qu’est-ce qui donne sa marque à la fête du xxie siècle ? Mettre en parallèle le déclin des idéaux et son corollaire, la permission de jouissance [2], favorisée par les avancées de la science et la généralisation des objets de consommation, est maintenant un classique [3]. Ce passage d’une culture de l’interdiction et du renoncement à la jouissance au nom des valeurs, à une culture de la permission, a révélé que la structure de la jouissance comporte en elle-même une béance. La consommation des objets dont le marché se fait le pourvoyeur ne fait que creuser cette béance, elle engendre une insatisfaction profonde qui pousse le sujet à en rechercher toujours plus. Cette béance est ainsi le ressort d’un mode contemporain de rapport à la Jouissance qui a pour nom l’addiction [4]. Tous addicts. La culture de l’interdit couvrait cette béance ; avec la permission, les sujets se trouvent pris entre manque à jouir et aspiration à une infinitude de jouissance. C’est ainsi que faire la fête prend souvent aujourd’hui, pour les jeunes, des airs d’impératif.
À les écouter, que nous apprennent-ils ?
3Déconfite de la panne de réveil qui, pour cause de lendemain de fête, lui a fait rater (une nouvelle fois) un rendez-vous, Julie m’explique que, « avec la fume et la fête, on est des mêmes ». Elle voudrait arrêter « la fume » (la marijuana), mais ça la séparerait de sa bande de potes et toutes ses tentatives d’arrêt ont échoué. Elle s’est mise à fumer très jeune, pour faire comme son frère, dans une famille où seuls les garçons comptent. Mettre sur la table le point de solitude fondamentale où la plonge sa condition de fille sera le point d’amorce d’une séparation d’avec la fume et aussi d’avec la bande, mais surtout elle s’engagera sur la voie d’une séparation plus radicale encore d’avec la jouissance clandestine qui anime son rapport à l’homme et à la féminité. Elle éclaire pour nous la dimension identificatoire de la fête, où, unifié par l’objet de consommation, l’autre c’est le même, façon de faire l’impasse sur la question du sexuel et l’altérité qu’elle emporte. Elle nous donne un des ressorts de ce qui fait de la fête ce phénomène de masse dont on reste surpris.
4Si la fête produit du lien social sur le mode du même, elle sécrète aussi de l’isolement sur fond d’anonymat. L’entrée à la faculté a confronté Manon à l’ouverture du cercle d’amis qui lui tenait lieu de monde. Jalouse de voir ses amis s’ouvrir à d’autres, soucieuse de ne pas faire peser sa plainte, elle a décidé de se débrouiller seule et de partir à l’autre bout de la France, c’est-à-dire à Rennes, où cette difficulté bien sûr l’attend… Elle n’arrive pas à faire ce que font ses camarades, à établir des liens qui se font et se défont rapidement, ce qu’elle appelle avoir des amis jetables. Comme elle veut travailler, elle ne peut pas sortir « le jeudi, le vendredi, le samedi et le dimanche, comme le font beaucoup de camarades », et elle se sent hors norme. Quand elle sort, elle apprécie les rencontres en petit groupe de familiers, mais très souvent, une fois la soirée engagée, le petit groupe veut aller « s’incruster » dans une autre fête, il faut aller vers un mieux, un ailleurs où personne ne les attend vraiment, et si finalement Manon ne suit pas, personne ne s’en rend compte. Pour se faire un peu plus mal, Manon, le lendemain, va lire sur Facebook ce qu’elle a raté. Cette course à la fête qui serait la bonne fait le lit d’un anonymat où elle ne trouve pas de place, ce qui nourrit son fantasme d’être, elle-même, un objet consommable et jetable. Index de ce phénomène, un nom nouveau a vu le jour de l’autre côté de l’Atlantique, qui est aussi celui d’un symptôme : être fomo, « fear of missing out », peur de manquer. Ce nom indexe la pratique qui consiste à attendre le dernier moment pour choisir, parmi toutes les offres possibles, la fête à ne pas manquer. Et bien sûr, cette fête-là est toujours manquée. Ce signifiant nouveau épingle le manque à jouir qui gît au cœur des pratiques contemporaines de la fête. L’anonymat qui est le corollaire de cette course à la fête qui serait la bonne a pour conséquence de ne plus avoir affaire au désir particularisé d’un autre qui vous attendrait. Manon s’en trouve désubjectivée et produite comme déchet.
5Pour celui qui s’y prête (je rappelle qu’au bapu on entend surtout parler des revers), la fête n’est pas non plus sans son lot de débordements et de passages à l’acte. C’est encore au lendemain d’une fête, et dans la honte, que Sol évoque ce qui arrive si souvent. Elle boit trop, se met dans « un sale état » et finit la nuit avec un homme de passage alors qu’elle aime son copain. Tout en se faisant des reproches, elle pensait secrètement que ce type de « conduites à risques » était affaire de jeunesse et passerait avec le temps. Mais d’en faire part, dans le transfert, dans cette expérience qui porte la parole au niveau d’un dire qui tire à conséquences, un changement s’introduit. Alors qu’elle se sentait fautive du point de vue de la norme et de la morale, d’un point de vue extérieur donc, Sol se surprend à conclure qu’elle a un problème et qu’elle peut arrêter ça. Par cet acte de parole, elle fait passer ses « dérives » du statut de fait social, de trouble de la conduite caractéristique des fêtes d’aujourd’hui, au statut de symptôme au sens psychanalytique du terme. Elle l’isole comme un problème qui lui est propre, elle en fait un événement singulier qui concerne sa jouissance, et par là elle s’en fait responsable. Ce franchissement la met sur la voie, non pas de l’impératif du surmoi (arrêter, recommencer), mais du déchiffrage des coordonnées du symptôme et de ce qu’elle appelle « avoir été mélangée aux histoires de ses parents ». Elle a, en effet, été mêlée très tôt aux aventures d’une mère infidèle, femme qui l’obligeait à prendre son parti dans le conflit qui l’opposait à son mari, pendant que Sol, elle, silencieusement, tentait de faire signe de son amour à son père. Cet homme qu’elle savait fragile ne savait pas lui montrer son affection. C’est à l’adolescence, à l’occasion d’une fête où ils étaient tous un peu alcoolisés, qu’ils ont pu se dire leur attachement. Elle origine dans cette difficulté du père à dire ses sentiments son besoin à elle de toujours se sentir aimée. Lors des fêtes, c’est cette nécessité de se sentir aimée qui l’habite, elle est toujours en manque de ça. Bien des choses restent à construire, mais ce premier temps de subjectivation a permis une cession d’une part de la jouissance en jeu.
6Alors, est-ce que l’abstinence serait la solution ? Que nous en dit Zoé ?
7Zoé sait par avance comment se déroulera la fête, tous sauf elle boiront, ils boiront trop, beaucoup trop, rapidement elle ne sera pas dans l’ambiance. Elle observera le jeu des attirances qui se dévoileront peu à peu, elle dessinera secrètement les flèches reliant les uns aux autres et aucune ne viendra vers elle. Zoé, de son regard, dans une jouissance à elle-même ignorée, se voue ainsi à compléter la scène. Pourtant, elle a un copain, mais cette première rencontre l’a jetée dans les affres de la jalousie et ce au point qu’elle préfèrerait faire partie des « ex » dont son copain a un bon souvenir, alors qu’elle-même est si insupportable avec lui. Elle a donc l’œil sur l’autre femme qui pourrait susciter le désir d’un homme, son regard lui donne consistance et faute de pouvoir, elle, se soutenir à cette place, elle est prête à s’en priver pour une autre à laquelle elle pourrait s’identifier. Si le mode boulimique de rapport à la jouissance et à son défaut est d’en demander toujours plus, son versant anorexique, qui est d’en rejeter l’objet, a pour effet de la maintenir dans sa radicalité d’insatisfaction. L’abstinence de Zoé n’est pas moins problématique que les excès de Sol, elle joue elle aussi la partie de la singularité de sa position féminine.
8Pour Marc enfin, faire la fête avec les copains, c’est-à-dire boire et rire avec eux sans qu’on lui demande rien, est le lien minimal qu’il a pu rétablir avec l’autre après la catastrophe intérieure déclenchée par une rupture amoureuse.
Diverses formules de la fête. Alors, quelles conséquences, quelle politique, quel projet ?
9Au fond, quelle que soit l’option prise par le sujet, celle du renoncement à la jouissance ou celle de la permission de jouir, la question reste pour chacun de comment vivre la pulsion, alors qu’avec le changement dans l’ordre symbolique contemporain, elle tend à s’exprimer et à se vivre d’une façon illimitée.
10Au bapu, il s’agit pour nous, à chaque fois, de redonner une place au sujet, dans cette rencontre incontournable avec une jouissance qui a souvent un effet objectivant. Cette mise au travail passe par l’attention portée au petit détail propre à chacun, au un par un. Elle passe par la construction d’un symptôme que le sujet isole comme tel, c’est-à-dire qui concerne quelque chose qui fasse problème pour lui, ce qui ne correspond pas forcément à ce qui fait trouble du point de vue de l’ordre social. C’est à partir des signifiants « jeune, étudiant et psy » que Julie et bien d’autres sont venus nous rencontrer.
11Contrer la pente à la désubjectivation nécessite une pratique qui ne se fasse pas au nom des idéaux de la société, par ailleurs nécessaires. Il nous importe de ne pas figer le sujet sous un trouble ou bien une étiquette, mais de reconnaître une valeur à ce qu’il a de hors norme, pour en accompagner les développements, les déplacements. Il s’agit plutôt de faire une place aux bricolages de chacun pour faciliter les inventions, les réponses fondamentalement imprédictibles et surprenantes qui, en prenant appui sur l’impasse rencontrée, lui donneront une autre issue.
Notes
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[1]
Bureau d’aide psychologique universitaire.
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[2]
Lacan, à la suite de Freud, isole avec la notion de jouissance ce qui, dans la satisfaction libidinale, ne relève pas de l’expérience animale mais caractérise une expérience qui se spécifie d’être immergée dans les langues et les civilisations. L’interdit de l’inceste est un non porté sur la jouissance œdipienne. Voie de passage obligée pour accéder à la jouissance permise dans le rapport au sexe, il rime avec la limite que le principe de plaisir impose à la Jouissance, à entendre comme ce qui englobe aussi bien plaisir et déplaisir. Après avoir porté l’accent sur le manque qui concerne la satisfaction chez l’homme, Lacan isolera une part de satisfaction qui ne passe pas dans la moulinette de l’interdiction et de la permission. Elle ouvre à une récupération possible de jouissance hors des défilés du sexe, à partir de ce qu’il appelle un objet plus de jouir, objet dérivé des objets pulsionnels et qui prend la forme de tous les objets substituables que nous offre la civilisation.
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[3]
Jacques-Alain Miller, « Une fantaisie », Mental, Revue internationale de santé mentale et psychanalyse appliquée, New Lacanian School, n° 15, février 2005.
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Jacques-Alain Miller, « Orientation lacanienne », Leçon du 23 mars 2011 (non publié).