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Le « tonfa » est une arme habituellement utilisée par les forces de l’ordre. C’est une grande matraque avec une poignet latérale perpendiculaire.
1Un policier envoie un coup de tonfa [1] dans l’arcade sourcilière d’un adolescent. C’est une scène de violence banalisée, qui se répète dans les interventions de « maintien de l’ordre » pendant les manifestations ou lors des contrôles quotidiens dans l’espace public et privé. C’est une violence policière qu’il est nécessaire de condamner, parce qu’elle n’est en rien une nécessité de sécurité, mais bien une volonté de réprimer, pour que cet acte ne passe pas dans nos pensées comme celui du moindre mal.
2Et donc, non, ce n’est ni « normal » ni incontournable que les choses se passent ainsi. Et ce n’est pas une certaine montée de la délinquance qui est en jeu, mais bien une ascension de la criminalisation des individus en souffrances, en errances ou en déviances. Ce n’est pas normal, c’est juste un processus de normalisation par la répression. Et cela ne se passe pas seulement dehors et loin de tout.
3Cet adolescent qui s’est fait frapper par un agent de police – il est utile d’employer les bons mots – est accueilli dans un établissement de la Protection de l’enfance. C’est là-dedans, dans ces murs qui sont censés le protéger, qu’il s’est retrouvé en danger, exposé à la violence. Et ce n’est pas parce que c’est la violence de la police qu’elle ne compte pas comme un acte violent. L’équipe éducative ainsi que l’ensemble de l’institution spécialisée ne semblent pas prendre la mesure de ce passage à l’acte. Comme si quelque part elles se sentaient extérieures à cet acte de violence. « Ce n’est pas nous, c’est eux » n’est pas seulement un discours de fuite, c’est aussi une parole sournoise de complicité à cette violence.
4Il y aurait donc inconsciemment, parce qu’une forme de surmoi éducatif interdit de le penser et de le dire, une délégation de la violence de l’institution spécialisée à l’institution policière. Et cela, chaque individu accueilli, enfant et adolescent, le ressent comme une injustice. Voilà qui est un sentiment d’humanité profonde. Un sentiment qui vient nourrir une envie de rébellion contre cette institution. Et si l’on y regarde bien, voilà qui est juste.
5Éducateur dans cet établissement d’accueil, je m’interroge. Comment travailler avec cet épisode passé ? Car il va falloir faire avec. Avec cette blessure qui fleurit sur l’œil gauche comme un œillet qui s’ouvre au soleil. Avec cette mémoire du lieu de bataille qui est lieu de vie. Avec cette colère ouverte et les pansements qui craquent dessus. Avec ça.
6Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’importe, je dirais. « Il n’aurait pas dû être là, ni faire ça, ni comme ci » sont les rengaines entendues pour tenter d’expliquer la situation. Mais je pense qu’il faut partir du seul fait qu’il n’a pas pu faire autrement à ce moment. C’est tout. Ça suffit. Parce que c’est lui. Le policier, de son côté, aurait pu agir autrement. C’est son métier. Mais il a dit lui-même que c’était pour donner une leçon.
7Le soir, je suis allé le chercher en garde à vue au commissariat. Pendant la signature de la levée de garde à vue, une policière l’interpelle et lui dit « qu’il repart avec un beau visage ». Il se retourne vers elle et lui dit qu’il « l’a bien mérité ». Je reprends ensuite ça avec lui dans la voiture. J’essaie de le faire réfléchir, mais après une journée de garde à vue, ce n’est pas simple. Non, il n’a rien mérité du tout, surtout pas ce coup dans le visage. « Mais c’est normal, ce sont des keufs », me répond-il. Non, ce n’est pas normal. Ce que je lui dis lui paraît résonner loin, assez improbable. Il a mal au crâne. Je l’engueule un peu. Il a chopé un rhume dans la cellule. « Ils ont refusé de me donner une couverture. Je me suis caillé. » Et puis il me rapporte cet échange dans l’ascenseur avec le flic qui l’a frappé. « T’as fait exprès hein ! » Le policier répond que « oui ». Il lui dit alors : « Ma mère tape plus fort que toi. » Et après, c’est le vacarme de la garde à vue. Car contrairement aux idées reçues, l’endroit n’est ni calme ni ombragé. Mais violemment illuminé et très bruyant.
8Qu’est-ce que la police faisait là ? Voilà une autre question que je trouve bien plus intéressante que l’inverse. Il était chez lui après tout. Pas les policiers. Je suis interloqué que les éducatrices et les éducateurs parlent de mauvaises circonstances qui ont conduit à cette séquence. Il ne devrait même pas y avoir de circonstance tout court. Les forces de l’ordre républicaines, police et gendarmerie, n’ont rien à faire dans un établissement de la Protection de l’enfance. Ni dans aucune autre institution sociale et médico-sociale.
9Il y a bien assez de portails, de murs et de portes pour qu’elles restent de l’autre côté. Et si la question se pose, si ce n’est pas évident, voire choquant, c’est que l’institution a désormais perdu du terrain éducatif sur celui du répressif. J’entends déjà la question : « Mais comment fait-on pour se protéger ? » Mais la protection, c’est nous. Il faut avoir ça dans la tête, sinon l’esprit policier va s’enrouler dans les pratiques éducatives comme le serpent Kaa sur le petit d’homme Mowgli.
10Il existait tacitement des lieux institutionnels où les forces de l’ordre ne rentraient jamais pour intervenir. Les lieux de culte, les écoles, les hôpitaux, les asiles ont été pendant des années, par exemple, des espaces fermés symboliquement à ces agents. Il s’agissait en fait d’un compromis officieux entre les pouvoirs de l’État et ces institutions afin de garantir et de réguler une certaine paix sociale. Il y avait comme cela des refuges qui avaient leur place dans l’organisation du système politique.
11Mais, depuis l’intervention à la hache des crs, en 1996, pour évacuer de l’église Saint-Bernard des centaines de personnes en lutte pour la régularisation des sans-papiers, depuis les arrestations d’enfants dans les écoles primaires et les lieux de soins ces dernières années, afin de les expulser, mais également pour criminaliser une soi-disant délinquance de l’enfance, et enfin depuis les interventions policières violentes dans les lycées et les facultés en grève, il semblerait que l’autoritarisme n’ait plus besoin de ces soupapes pour l’exercice de son pouvoir.
12Les forces de l’ordre n’ont ainsi plus de frontières. Elles s’immiscent partout, et peuvent intervenir à tous moments, à tout endroit. Elles agissent dans une forme de toute-puissance, draguées par le discours dominant sécuritaire et répressif. C’est d’une part la marque d’un recul des libertés individuelles, et d’autre part l’abandon d’un acte politique d’une exigence fondamentale à l’éthique des professionnels du secteur social et médico-social.
13Cet acte, c’est celui de refuser l’entrée aux forces de l’ordre. Elles doivent rester dehors. Et je ne parle pas des crimes, qui sont un sempiternel épouvantail et qui poussent l’idéologie de l’insécurité à montrer ses crocs. La police ne vient pas pour des crimes, mais pour de la vaisselle cassée. Ou bien pour faire un travail inavouable pour les éducateurs et les éducatrices. Mais ce que l’on n’avoue pas à celles et ceux que nous accueillons, eh bien cela n’est jamais pardonné et mène à la destruction de la relation.
14À quoi tu veux jouer ? « Si tu joues au policier, ils joueront aux bandits. Si tu joues au bon Dieu, ils joueront aux diables. Si tu joues au geôlier, ils joueront aux prisonniers. Si tu es toi-même, ils seront bien embêtés », écrivait Fernand Deligny dans Graines de crapules en 1945. J’ai été effaré de voir des policiers jouer aux éducateurs au commissariat. Et je suis effondré de voir des éducateurs jouer aux policiers au foyer. Et dans cette configuration, seul le délinquant n’a pas de double rôle. Délinquant il est, délinquant il va rester. Il ne peut pas en être autrement : c’est un adolescent perturbant. Le jeu est bien médiocre. C’est peut-être contre le sens du vent dominant, mais je le dis quand même : « La présence et la violence policières, hors d’ici. »
15En dehors de l’institution, c’est une autre histoire. Mais le positionnement est rarement schizoïde. Dedans, je suis éducateur spécialisé dans la protection de l’enfance. Dehors, je suis un délinquant pour fabriquer la résistance.
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Le « tonfa » est une arme habituellement utilisée par les forces de l’ordre. C’est une grande matraque avec une poignet latérale perpendiculaire.