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Article de revue

Les exigences paradoxales de la résistance

Pages 26 à 33

Notes

  • [1]
    P. Quignard, La haine de la musique, Paris, Gallimard/Poche, 1996, p. 87.
  • [2]
    Ibid., p. 62.
  • [3]
    Sous la direction de G. Cahen, Résister, le prix du refus, Paris, Autrement, 2002, p. 13.
  • [4]
    P. Quignard, op. cit., p. 108.
  • [5]
    Ibid., p. 108.
  • [6]
    Ibid., p. 128.
  • [7]
    V. Leduc, Les tribulations d’un idéologue, Paris, Galaade Éditions, 2006.
  • [8]
    Emprunté à un entretien avec Pascal Quignard, à propos de son ouvrage La barque silencieuse, paru aux Éditions du Seuil (Philosophie Magazine, propos recueillis par Juliette Cerf, n° 34, novembre 2009, p. 59).
  • [9]
    P. Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998, p. 436.
  • [10]
    Selon la formule qu’emploie Pierre Guénancia, rapportée dans un article de Roger-Pol Droit, Le Monde, avril 2010.
  • [11]
    M. Blanchot, L’amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 130.
  • [12]
    « Au printemps de 1870, Louis Bonaparte, sentant peut-être on ne sait quel ébranlement mystérieux, éprouva le besoin de se faire étayer par le peuple. Il demanda à la nation de confirmer l’empire par un vote. On consulta de France Victor Hugo, on lui demanda de dire quel devait être ce vote. Il répondit : Non », V. Hugo, dans Actes et paroles, Paris, Flammarion, 2010, p. 233. Victor Hugo avait déjà infligé à son ennemi le même « Non » lorsqu’il s’était agi de lui proposer l’amnistie onze ans plus tôt.
  • [13]
    M. Blanchot, op. cit., p. 130.
  • [14]
    S. Moscovici et W. Doise, « Du consensus dans les sociétés modernes », dans Le consensus, nouvel opium, ouvrage collectif, Paris, Le Seuil, 1990, p. 22.
  • [15]
    P. Quignard, Les ombres errantes, Paris, Gallimard/Folio, 2002, p. 136.
  • [16]
    A. Pichot, La société pure, de Darwin à Hitler, Paris, Champs/Flammarion, 2000.
  • [17]
    Voir encadré ci-dessous.
  • [18]
    A. Pichot, op. cit., p. 10.

1Les mots nous échappent. Dans La haine de la musique, Pascal Quignard écrit : « Nul ne sait en parlant ce qu’il dit[1]. » À travers la radicalité de cette assertion, il n’entend pas disqualifier simplement et définitivement le langage ; et s’il ajoute : « Je cherche le tarabustant sonore datant d’avant le langage[2] », c’est qu’il veut avant tout nous mettre en garde contre ce qui nous apparaît, contre ce qui nous chante à l’oreille, ce qui peut, alors aussi, nous endormir. Il affirme là une posture de résistance.

2La résistance a des allures paradoxales. Mais entre résistance et paradoxe, seul paradoxe assume d’emblée sa faille. Seul paradoxe dit qu’il ne dit pas ce qu’il dit. Encore faut-il prendre garde : à trop afficher le paradoxe, il pourrait perdre sa valeur d’ambiguïté. L’oxymore ne survit qu’à l’abri de la lumière. Le traitement médiatique lui brûle les yeux. À trop plier et déplier le paradoxe, on pourrait finir avec un envers main droite et un endroit main gauche qui ne nous permettraient plus de voir la dérangeante articulation d’ensemble. Dans cet ouvrage-là, c’est la reliure qui importe. À trop plier et déplier le paradoxe, on se retrouve finalement avec les contraires en mains. En mains et en bouche. Blanc/noir. Bien/mal. Vrai/faux. Bref, les mots de l’anti-pensée. Ainsi, le discours manichéen d’aujourd’hui sur « l’engagement » paraît essentiellement opposer deux postures apparemment contraires : face aux gens qui ne croient plus à rien, ceux qui laissent faire, il y aurait l’attitude de ceux qui s’engagent, immédiatement sous-entendu ceux qui militent. Or, la résistance n’est, paradoxalement, ni d’un bord ni de l’autre. Ni du côté de la démission ni du côté du militantisme. Travailleurs aux Restos du Cœur, joggeurs pour le Téléthon, altermondialistes déclarés, écologistes radicaux, sauveurs, voire réanimateurs de la Sécurité sociale de 1948, etc. Tous affirment leur engagement au nom d’une idée – généreuse bien sûr –, au nom d’une nouvelle organisation du monde – plus juste bien entendu. Mais ces engagements sont-ils des actes de résistance ? Singulièrement, non… La résistance ne se confond ni avec l’engagement ni avec le militantisme.

3Étymologiquement d’abord, ensuite dans son usage protéiforme, en physique, en politique, en éthique, le mot résistance apporte son lot d’interrogations troublantes. Mais que la résistance trouble, voilà qui, par contre, lui va bien. D’abord la résistance, terme physique, terme de la physique, qui plus est terme électrique. On pourrait balayer d’un geste et rapidement cette dimension scientifique et technique pour aller de suite à l’éthique ; ce serait dommageable, nous perdrions du même coup quelques ouvertures paradoxales abyssales. La physique dit : « la résistance est une grandeur ». Nous ne pouvons qu’acquiescer. « Une grandeur caractérisant une force. » Bien sûr. La physique dit plus précisément : « une grandeur caractérisant la force avec laquelle le corps – le conducteur – s’oppose au passage du courant ».

4Mais le courant, c’est aussi l’habituel, l’habitude, le banal, le commun. Le courant, c’est ce que tout le monde fait. Et le courant va dans un certain sens. Qu’il soit continu ou alternatif, le sens du courant l’emporte, il faut une coupure pour l’arrêter. Une coupure ou un court-circuit. Philosophiquement, on pourrait ajouter, le courant : c’est le sens du « on » – de l’inauthenticité – et le discours du « on dit » – le bavardage, le bruit qui court – heideggériens. À la différence, et à contre-courant, la résistance serait donc une posture qui fait face et tient le corps dans un mouvement d’opposition à ce qui paraît entendu par tous, habituel pour tous, facile pour tous. Le courant est commun, il est répandu et se répand ; la résistance est rare, précise et propre à chacun. Et Lacan n’aurait pas laissé passer l’homonymie amusante, à moins qu’elle ne soit dramatique. La résistance s’exprime en ohms. Certainement dramatique pour l’homme en effet. Accointances mystérieuses des dessous du langage. Si la résistance s’exprime en ohms, tâchons de montrer que l’homme s’exprime en résistance ; que l’essence et l’essentiel de l’homme s’expriment en résistance.

5La résistance est donc une tension dans laquelle et pour laquelle l’homme se détermine, dans laquelle et pour laquelle il se risque. La résistance est une capacité et une détermination à supporter les contraintes physiques et morales. Ne pas tomber à genoux. Ne pas s’affaler. Ne pas se coucher. Tenir, déterminé. Résister, c’est demeurer debout. « Selon l’étymologie même du mot (resistere, de stare : être debout) [3]. »

6La résistance au courant évoque également l’image du corps du nageur – à contre-courant. Mais pour le résistant, il ne s’agit pas tant d’aller vers que de s’opposer à. Résister, non pas parce qu’il faut aller ailleurs, résister parce qu’on n’ira pas là où on veut nous mener. Parce qu’on n’ira pas là où il faudrait aller. Il s’agit de s’opposer à une force directionnelle contraignante et à propos de laquelle la plupart d’entre les hommes ont lâché prise. Ils ont fini par donner leur accord, sinon abandonner leur désaccord. La résistance, elle, ne lâche jamais prise, au risque sinon de se nier. La résistance n’accepte aucun accord. Aucun autre accord que celui du lieu de la résistance – seul le lieu est partageable. C’est en ce sens qu’elle est le drame de l’homme. Et par ce drame, elle le construit en valeur. Ce qui caractérise aujourd’hui le discours sur l’ultralibéralisme, c’est qu’il nous est annoncé comme la seule voie possible. Il n’y a pas d’autre chemin. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’un chemin où l’on pourrait marcher, courir, s’arrêter, rêver, puis le rebrousser. C’est un courant. Une sorte d’entonnoir qui aspire le riche multiple pour ne laisser couler à sa bouche étroite, trop rapidement, sous pression, que le pauvre filet du simplifié. Nous sommes pris au filet du simplifié. Le libéralisme extrême comme seul avenir. Sous-entendu, les autres possibilités : les socialismes, les communismes, les aristocraties, les tyrannies même, ayant échoué, la seule voie acceptable est le libéralisme. Mais alors, pourquoi les doctrines altermondialistes par exemple ne seraient-elles pas des mouvements de résistance à cette force du courant ambiant ? Parce que, autant que les mouvements libéraux, elles sont idéologiques et militantes. C’est sur cette tension entre résistance et militantisme qu’il paraît intéressant de creuser un peu.

7Qu’il s’agisse de réfléchir à un autre ordre économique, à la manière d’envisager l’organisation sociale au sein d’une société, qu’il s’agisse de mettre en place des actions sanitaires ou de recherche médicale, ou bien encore de vouloir pallier de soi-disant vides sociétaux, la question est toujours la même : qu’est-ce qui se cache au plus profond, derrière nos bonnes œuvres ou nos bonnes intentions ? Sommes-nous encore occupés à penser ou bien validons-nous sans réfléchir un courant qui, pour apparaître sympathique, n’en est pas moins occultant ? À qui ne profite pas l’ultralibéralisme ? Sommes-nous prêts à ne plus bénéficier de l’emballement du marché immobilier lorsque nos propres biens sont à la vente ou à la location ? Que cache notre participation au Téléthon ? Que cache notre engagement au sein des multiples associations bâties aux pieds des maladies incurables ? Une envie d’aider les malades et les personnes handicapées, ou bien le désir plus ambigu de les voir disparaître ? Que faisons-nous quand nous confions à des « spécialistes » – aides-soignants, infirmiers, psychologues ou médecins – le soin de s’occuper de nos proches qui vieillissent ou qui meurent? Qu’est-ce qui pousse ceux-là à s’en occuper ? Y aurait-il autant de soignants s’il y avait moins de chômage ?

8Autant de questions dérangeantes parce que du côté de la résistance. Des questions qui ne sont d’aucun parti, d’aucun militantisme, d’aucune autre idéologie que celle d’essayer de voir clair. Des questions personnelles, individuelles, existentielles. Montant de soi, qu’on peut laisser entrer au risque de les affronter ou laisser enfermées derrière nos barricades idéologiques. Face à ces questions, la résistance réagit, s’oppose, conteste. Elle désobéit. Elle est anti-protocolaire. À travers sa capacité d’endurance, à travers sa solidité, la résistance demeure toujours désobéissance. Elle n’entend pas. « Ouïr, c’est obéir. Écouter se dit en latin obaudire, qui a dérivé en français sous la forme obéir. L’audition, l’audientia, est une obaudientia, c’est une obéissance [4]. » Eh oui, l’ennui avec les oreilles, c’est qu’elles « n’ont pas de paupières [5] ». Pas de paupières pour résister. L’œil, lui, peut résister en se fermant à la vision qu’on voudrait lui imposer. L’oreille est l’organe sans résistance, offert, dont le bruit perce le tympan. Une porte ouverte sur le son commun du monde. Le bruit viole l’oreille sans défense, sans paupière, sans même un hymen à forcer.

9Ainsi, la résistance est aussi silence. « Se taire, c’est d’abord s’arracher à la surdité dans laquelle nous sommes à l’égard du langage en nous et dans laquelle le locuteur est tout entier immergé dans le circulus social, rythmique, rituel. Le langage ne s’entend jamais en parlant : il se produit en devançant son écoute. Le locuteur reste bouche ouverte dans l’ouverture de sa perte exsufflée et la fuite en avant sonore de la poupée ou du fétiche de son propos [6]. » Si la résistance est avant tout et paradoxalement silence, elle n’est pas muette. Le muet, en ce qu’il lui est impossible de se déterminer entre parler ou se taire, perd toute liberté et toute possibilité de résistance – sur ce terrain de la parole. La résistance est détermination. Détermination à se taire, détermination à parler aussi, mais alors, avec parcimonie, à la mesure du risque encouru. Prendre la parole, ou plutôt la saisir, pour la taire ou bien la dire.

10La résistance semble donc s’opposer point par point au militantisme. Ce dernier a des origines militaires, il est, par nature, obéissance. Le militant, c’est le soldat, militis. Il est l’engagé. Militant est le participe présent de militer. Et militer, c’est faire la guerre, combattre. Du latin militari qui a donné militaire et… milice. Et voilà ici un écart de plus. Comment est-ce que la résistance pourrait ne pas s’opposer à la milice ? L’affrontement entre Français lors de l’occupation allemande au cours de la Seconde Guerre mondiale s’est bien appliqué à faire s’opposer résistants et miliciens. Le militant, comme le milicien, est celui qui obéit. Au nom d’une idée, d’une philosophie, d’une religion, d’un mouvement politique… Au nom d’un mot d’ordre. Le militant va dans le sens de son courant, il s’affiche et affiche, au propre comme au figuré. S’il s’affronte à d’autres idéologies ce n’est pas pour enrichir sa pensée. Il reconnaît pour sienne et sans critique la voie – la voix – de son dogme. Sa posture, si elle peut prendre des risques, s’avérer dangereuse, n’en est pas moins confortable, dépendante, simple et affichée. Pascal Quignard, dans Vie secrète, écrit : « J’aimais mieux une vie inconfortable, indépendante, compliquée et discrète. Je me dérobais aux distinctions […], aux fonctions, aux honneurs pour éviter les charges qu’ils entraînent […]. La plus petite décoration introduit dans une hiérarchie et soumet les mœurs à une surveillance sociale, ne serait-ce qu’intérieure. » Voilà donc la posture résistante. Et voilà également pourquoi le résistant ne s’engage pas, contrairement à ce que voudrait laisser croire l’expression « s’engager dans la Résistance ».

11Dans la Résistance française des années 1940, il y avait des militants et des résistants, certains passants d’un état à un autre. Ce qui les différenciait est à la fois simple et complexe, comme toute chose après tout. Le simple est un complexe qu’on n’a pas encore appréhendé. La Résistance française, comme tous les mouvements opposant un peuple à son occupant, était traversée de multiples courants, de multiples militantismes ; des chrétiens, catholiques ou protestants, côtoyant des athées, des juifs et des antisémites, des communistes aux côtés de conservateurs de droite, etc. Ce qui déterminait l’engagement, c’est-à-dire, étymologiquement, le combat, l’échauffourée mais aussi l’enrôlement, la politisation, c’était le but de cette association disparate : vaincre l’envahisseur, le statut d’occupant de la force envahissante ayant plus de poids dans le rassemblement à son encontre que ses convictions nazies. On sait avec quelles violences la Résistance se déchira après guerre pour retrouver ses idéologies premières et ses quelques véritables élans de résistance. La dénonciation de Jean Moulin ne fut probablement qu’un épisode avant-coureur de ces déchirements. Ce que l’on appelle, probablement improprement, Résistance, c’est cet ensemble inhomogène de personnes allant, pour un moment, vers le même objectif, mais conservant au fond d’elles-mêmes leurs croyances, leurs dogmes, leurs convictions, leurs idéologies, leurs intolérances, et pour certaines leur capacité à résister. C’est le lieu du partageable que nous évoquions plus haut. Faire l’amalgame entre la Résistance, comme mouvement de libération d’une nation, et la posture de résistance est un à-peu-près fautif. S’engager dans la Résistance est un acte militant. Un acte qui s’inscrit dans un élan groupal. Être en posture de résistance provient bien plutôt d’une détermination solitaire mettant en acte une éthique exigeante qui, par définition, ne se soumet à aucun militantisme. Seul le lieu de son refus est habité parfois par d’autres et pour d’autres motifs ; la résistance est solitude. Solitude, mais peut-être pas esseulement. La solitude a des vertus extraordinaires de ressourcement et de plénitude que notre société s’acharne à ne plus reconnaître – société où l’esseulement saisit les êtres dans le train de la foule en plein rer. Visages figés, fermés. Les mains serrées sur le journal ou sur le livre, les yeux enchaînés à la page ou bien collés au vernis des chaussures pour ne surtout pas croiser le moindre regard qui signifierait un saut vertigineux dans l’intimité d’autrui. C’est pour cela que l’on brutalise ou même que l’on tue l’autre qui s’est permis cette effraction, ce viol : « je l’ai frappé car il m’a mal regardé » ; « mal regardé » signifiant « seulement regardé », « regardé seulement », mais c’est déjà trop car « ai seulement regardé », « esseulement regardé ». Attitude de meute instinctive où le regard soumis au dominant ne projette qu’une ombre sur le sol, l’ombre de soi à l’ombre du groupe. Jean-Pierre Vernant, dans sa préface au livre de Victor Leduc intitulé Les tribulations d’un idéologue, écrit : « Être bâti intérieurement en militant, c’est penser et agir d’instinct avec les autres, par et pour les autres ; en compagnie, toujours [7]. » Attitude de meute ! À cela, le résistant oppose sa solitude, son indépendance. Anachorète des temps modernes, il revendique non pas une misanthropie, non pas un solitarisme, mais un abandon de soi à soi, une déréliction salutaire permettant de se survivre et de vivre l’autre dans un rapport vrai, authentique et sincère, sans consensus, sans consentement, sans complaisance. La résistance est une opiniâtre mutinerie au pays de l’incertain, chaque jour remise en cause. Elle a à voir avec « la défascination, la désidération, la déthéisation, de l’âme individuelle au cours de l’histoire, […] une valeur si rare, si fragile, si peu viable, tellement persécutée [8]… ».

12On aura compris que je considère Pascal Quignard au rang de ces résistants, pas seulement sur le plan de l’écriture d’ailleurs. Mais sur ce plan-là aussi il est inclassable. Est-il philosophe ? Romancier ? Essayiste ? Philologue ? Misologue, comme il se plaît à le prétendre [9] ? Probablement rien de tout cela et tout cela à la fois. Il est avant tout résistant. Sa résistance résistant même à la volonté qu’on pourrait avoir de la classer, de la cataloguer, de la normer…

13D’autres figures de résistance peuvent nourrir notre approche. Si Albert Camus prit des engagements dans la Résistance, dans le but de chasser l’occupant, comme d’autres, il se distingue très nettement de Jean-Paul Sartre, par exemple, au sens où il refusa après guerre toute compromission idéologique, notamment de soutien aux régimes communistes totalitaires. Ce au risque de se voir mis au ban de la jet-set littéraire de l’époque au motif de la trahison politique. Camus qui refusa également la simplification idéologique manichéenne à propos du conflit algérien. Sur le plan littéraire, Camus, pas plus que Quignard, n’est classable dans un genre particulier. Ils résistent tous deux.

14Le véritable philosophe est lui aussi résistant. Il résiste autant dans ce qu’il pense, dans ce qu’il écrit, que dans ce qu’il vit. Il résiste au point de « rompre avec la complicité envers soi-même [10] ». Beaucoup ne comprirent pas que Michel Foucault ait refusé de s’impliquer politiquement aux côtés du gouvernement de François Mitterrand arrivé aux affaires en 1981 ; on ne comprit pas, tout bonnement, qu’il lui était impossible de le faire au risque de perdre sa capacité de résistance.

15La résistance est posture de refus. Qui mieux que Maurice Blanchot pour dévoiler cette attitude ? Blanchot qui nous explique qu’« en 1940, le refus n’eut pas à s’exercer contre la force envahissante (ne pas l’accepter allait de soi), mais contre cette chance que le vieil homme de l’armistice, non sans bonne foi ni justifications, pensait pouvoir représenter. Dix-huit ans plus tard, l’exigence du refus n’est pas intervenue à propos des événements du 13 mai (qui se refusaient d’eux-mêmes), mais face au pouvoir qui prétendait nous réconcilier honorablement avec eux, par la seule autorité d’un nom [11] ». Le refus est l’acte de résistance au même titre que l’engagement est l’acte de militantisme. Le « Non » confirme la posture de résistance. Ce même « Non » proféré par Victor Hugo, en 1870, depuis son exil à Hauteville-House en réponse au plébiscite demandé aux Français par Louis Bonaparte. « Non. En trois lettres, ce mot dit tout. Ce qu’il contient remplirait un volume. Depuis dix-neuf ans bientôt, cette réponse se dresse devant l’empire. Ce sphinx obscur sent que c’est là le mot de son énigme. À tout ce que l’empire est, veut, rêve, croit, peut et fait, Non suffit. Que pensez-vous de l’empire ? Je le nie. Non est un verdict [12]. »

16À condition de bien prendre la mesure de ce qu’exige le refus, on pourra alors voir se dessiner un peu plus distinctement les exigences paradoxales de la résistance.

17« À un certain moment, face aux événements publics, nous savons que nous devons refuser. Le refus est absolu, catégorique. Il ne discute pas, ni ne fait entendre ses raisons. C’est en quoi il est silencieux et solitaire, même lorsqu’il s’affirme, comme il le faut, au grand jour. Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation commune leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié de ce Non certain, inébranlable, rigoureux, qui les tient unis et solidaires. Le mouvement de refuser est rare et difficile, quoique égal et le même en chacun de nous, dès que nous l’avons saisi. Pourquoi difficile ? C’est qu’il faut refuser, non pas seulement le pire, mais un semblant raisonnable, une solution qu’on dirait heureuse [13]. »

18Or nous sommes envahis par les solutions qu’on dirait heureuses. Dans les institutions, dans les champs politique et social. Nous sommes les enfants violentés du compromis, les âmes assoupies du consensus. Car le consentement qu’on recherche obstinément et qu’on affiche partout finit par nous faire violence. Recueillir le consentement éclairé du malade ? Ou comment extorquer le consentement du malade ? À quoi peuvent-ils bien consentir les malades ? Doivent-ils consentir à être malade ? Consentir à cet examen désagréable, voire douloureux, qu’on leur dit nécessaire au risque de ne pas guérir ou d’aller encore plus mal ? Consentement au licenciement pour les ouvriers de cette usine ou d’une autre ? Consentement au réchauffement climatique ? Consentement à la pollution des terrains et à l’empoisonnement des abeilles selon Monsanto ? Consentement des mariés de l’an 2000 pour une planète gouvernée par la force souterraine des trusts et des arrangements politiques ?

19Société du consensus. « Chacun sacrifie, […], des fragments de sa conviction, des aspects de sa réalité propre ; il renonce à un degré d’individualité pour retrouver l’entente et une vision que tous partagent [14]. » Tout oppose l’attitude de ce chacun à la résistance, elle qui n’a que faire de la modération ou d’un point de vue partagé. Elle qui ne transige pas, elle qui refuse. Le consensus, pour reprendre et détourner une phrase de Pascal Quignard, c’est « le regard de tous sur le reflet de personne [15] ». L’exigence de la résistance est telle qu’elle obère même nos refuges de jeunesse, les idées qu’on avait crues indestructibles, tellement évidentes qu’inattaquables, les mots beaux et marquetés comme des commodes Louis XV, des mots trop commodes justement, des mots à tiroirs et à tiroirs secrets. Trop évidents, trop commodes, pour que la belle insoumise n’y résiste pas. Une idée exemplaire parmi d’autres : l’humanisme. Comment ne pas croire en l’humanisme ? Ou bien alors, c’est à se pendre. Eh bien pendons-nous ! L’humanisme, pas plus qu’aucun autre militantisme ne peut se tirer sans dommage d’une analyse historique, même succincte. Dans son ouvrage intitulé La société pure, de Darwin à Hitler[16], André Pichot égratigne ainsi quelques idées toutes faites, tout en décortiquant l’immensité du paysage de l’intolérance humaine cachée sous les façades altruistes. Il démonte au passage cet humanisme qui nous paraît si clair alors qu’il n’a cessé de se déhancher, protéiforme, au long des siècles. Il rappelle, par exemple, qu’Alexis Carrel, l’auteur de L’homme, cet inconnu, pétainiste déclaré – loué par les nazis pour ses idées progressistes [17] –, a avec cet ouvrage acquis une réputation de grand humaniste. André Pichot ajoute « En 1935, l’humanisme n’était tout simplement pas ce qu’il est aujourd’hui [18] », sous-entendu les idées eugénistes étaient partagées par une large majorité de la communauté, notamment scientifique, et le racisme ambiant rangeait le livre de Carrel au rang des ouvrages modérés.

20Pourtant, les gens de cette époque n’étaient ni plus ni moins tolérants que nous ne le sommes. Ce qui signifie que notre époque cache, elle aussi, ses attitudes insupportables, encore faut-il les débusquer sous la figure tant et tant brandie de la bonne volonté. La résistance demeure dans chaque société, malgré ses terribles exigences, la seule posture possible… Sinon, c’est à se pendre ! Car, la résistance est résistance… à mort, ou bien elle n’est pas.

21

« Chaque matin le vernis de la sève sur le bourgeon des ongles
La révolte débitée avec parcimonie
La paresse de vivre et le temps d’oublier
La soif atténuée au comble du malheur
Quelques éclats brisés
Quelques mots mal forgés
La gouttière où scintille une goutte de sang… »
Pierre Reverdy, « Pente douce », dans Main d’œuvre.

« Il y a encore le problème non résolu de la foule immense des déficients et des criminels. Ceux-ci chargent d’un poids énorme la population restée saine. Le coût des prisons et des asiles d’aliénés, de la protection du public contre les bandits et les fous, est, comme nous le savons, devenu gigantesque. Un effort naïf est fait par les nations civilisées pour la conservation d’êtres inutiles et nuisibles. Les anormaux empêchent le développement des normaux. Il est nécessaire de regarder ce problème en face. Pourquoi la société ne disposerait-elle pas des criminels et des aliénés d’une façon plus économique ? […] Comment peut-elle faire ? Certainement pas en bâtissant des prisons plus grandes et plus confortables. De même que la santé ne sera pas améliorée par la construction d’hôpitaux plus grands et plus scientifiques. Nous ne ferons disparaître la folie et le crime que par une meilleure connaissance de l’homme, par l’eugénisme, par des changements profonds de l’éducation et des conditions sociales. […] Le conditionnement des criminels les moins dangereux par le fouet, ou par quelque autre moyen plus scientifique […]. Quant aux autres, ceux qui ont tué, qui ont volé la main armée, qui ont enlevé des enfants, qui ont dépouillé les pauvres, qui ont gravement trompé la confiance du public, un établissement euthanasique, pourvu de gaz appropriés, permettrait d’en disposer de façon humaine et économique. Le même traitement ne serait-il pas applicable aux fous qui ont commis des actes criminels ? Il ne faut pas hésiter à ordonner la société moderne par rapport à l’individu sain. » A. Carrel, L’homme, cet inconnu, Paris, Librairie Plon, 1935, p. 387-388-389.

Date de mise en ligne : 16/04/2012.

https://doi.org/10.3917/vst.113.0026

Notes

  • [1]
    P. Quignard, La haine de la musique, Paris, Gallimard/Poche, 1996, p. 87.
  • [2]
    Ibid., p. 62.
  • [3]
    Sous la direction de G. Cahen, Résister, le prix du refus, Paris, Autrement, 2002, p. 13.
  • [4]
    P. Quignard, op. cit., p. 108.
  • [5]
    Ibid., p. 108.
  • [6]
    Ibid., p. 128.
  • [7]
    V. Leduc, Les tribulations d’un idéologue, Paris, Galaade Éditions, 2006.
  • [8]
    Emprunté à un entretien avec Pascal Quignard, à propos de son ouvrage La barque silencieuse, paru aux Éditions du Seuil (Philosophie Magazine, propos recueillis par Juliette Cerf, n° 34, novembre 2009, p. 59).
  • [9]
    P. Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998, p. 436.
  • [10]
    Selon la formule qu’emploie Pierre Guénancia, rapportée dans un article de Roger-Pol Droit, Le Monde, avril 2010.
  • [11]
    M. Blanchot, L’amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 130.
  • [12]
    « Au printemps de 1870, Louis Bonaparte, sentant peut-être on ne sait quel ébranlement mystérieux, éprouva le besoin de se faire étayer par le peuple. Il demanda à la nation de confirmer l’empire par un vote. On consulta de France Victor Hugo, on lui demanda de dire quel devait être ce vote. Il répondit : Non », V. Hugo, dans Actes et paroles, Paris, Flammarion, 2010, p. 233. Victor Hugo avait déjà infligé à son ennemi le même « Non » lorsqu’il s’était agi de lui proposer l’amnistie onze ans plus tôt.
  • [13]
    M. Blanchot, op. cit., p. 130.
  • [14]
    S. Moscovici et W. Doise, « Du consensus dans les sociétés modernes », dans Le consensus, nouvel opium, ouvrage collectif, Paris, Le Seuil, 1990, p. 22.
  • [15]
    P. Quignard, Les ombres errantes, Paris, Gallimard/Folio, 2002, p. 136.
  • [16]
    A. Pichot, La société pure, de Darwin à Hitler, Paris, Champs/Flammarion, 2000.
  • [17]
    Voir encadré ci-dessous.
  • [18]
    A. Pichot, op. cit., p. 10.
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