1« La maison est un lieu commun, c’est à dire contenant tout, d’où tout prend sa source, où tout est potentiellement contenu. C’est à ce lieu commun, suscité par le souvenir de l’unité intra-utérine, que l’homme retourne chercher le repos, le calme, l’harmonie à laquelle il aspire [1]. »
2Si la maison est la seconde enveloppe du corps, une sorte de seconde peau pour un corps groupal, la cuisine pourrait en représenter la bouche, la salle à manger le ventre, le bureau le cerveau, le salon le cœur, et la chambre le sexe… « Il est indiscutable que chambres et salles de bains jouent un grand rôle dans les rencontres incestueuses [2]. »
3Force est d’admettre qu’il n’y a qu’au domicile, bien souvent, que l’on apprend qui dort où, avec qui, qui rêve de quoi et de qui, qui fantasme sur quoi et sur qui… C’est au domicile que l’on prend, par les sens, la mesure des fusions, infusions, diffusions, perfusions, confusions, intrusions familiales. Et l’on ne peut qu’être sérieusement perturbé des climats qui nous sont alors suggérés dans la résonance profonde des quelques détails entrevus, assemblés, qui viennent droit se loger dans nos propres représentations.
4C’est dans la chambre d’un adolescent que j’ai eu, un jour, l’intuition des relations homosexuelles qui l’avaient poussé à se réfugier au domicile d’un jeune majeur, au prétexte des conflits l’opposant à sa mère : posters, extraits de poésies épinglés sur les murs, citations relatives à l’infamie – « l’in femmie… » – du sexe dit faible, et gribouillis obscènes de quelques photos d’une excopine… Pour avoir cohabité des années durant en internat avec le trouble des relations homosexuelles qui s’y consommaient, je ne pouvais qu’être sensible au patchwork de ces messages qui auraient, peut-être, laissé un autre intervenant complètement indifférent. « C’est toujours dans ce qui résonne en nous qu’il y a matière à travailler… ou matière à raisonner [3]. »
5Dans la chambre d’Axel – 17 ans –, les dessus de lit à fleurs et volants assortis aux rideaux en disaient long sur le refus de la mère de le voir grandir et de lui consentir un espace d’homme. Axel fuyait les dentelles fleuries du jupon maternel au domicile des copains du quartier, où il nourrissait son jardin secret, en s’initiant aux délices des paradis artificiels. « Je ne comprends pas, pleurait la mère, il ne manque de rien… », et justement, c’était bien là le problème ! En consommateur averti, l’adolescent n’avait qu’à laisser négligemment la liste de tous ses desiderata sur le coin d’une table de cuisine et la « Mère Noël » s’exécutait en soupirant, sans plus de préalables que la traditionnelle promesse de devenir enfin sage, ou de reprendre le chemin de l’école depuis trop longtemps déserté. Du coup, Axel manquait de manque… et n’en consommait guère l’épreuve (les preuves !) que dans la dépendance aux drogues qu’il avait choisies « douces », comme pour mieux se garder des risques du sevrage. Certain de ne pas être aliéné aux effets du produit, il n’en était pas moins rivé aux rituels d’une consommation qui n’était pas sans rappeler celle du biberon : toutes les trois heures ! À défaut de tiers opérant la coupure qui lui aurait permis de s’affranchir d’une mère plutôt louvoyeuse avec l’interdit de l’inceste, il s’en remettait au diktat du « père a dit » artificiel… Plutôt bienveillant jusque-là, mais lassé de le faire travailler dans son commerce pour le voir céder à la facilité de piquer dans la caisse, le beau-père se fâcha, finalement. Ayant mis son beaupère en pétard… Axel fut mis en pension, avec l’accord d’une mère éplorée mais résignée, à l’idée que la nourrice avait peut-être fait son temps !
6La mère de Sofiane – 14 ans – s’étonnait du caractère ombrageux et des sursauts d’agressivité d’un fils par ailleurs décrit comme serviable et généreux (une « bonne pâte »), qui ne cessait de se bagarrer violemment avec les deux frères dont il partageait la très petite chambre. À l’évidence, ses aînés prenaient un malin plaisir à le tyranniser, à le « chambrer » à tout propos et à l’exploiter dans l’accomplissement des tâches matérielles. Le père, peu investi dans les tâches éducatives, riait de ce qu’il considérait comme de simples enfantillages. La mère, agacée par les plaintes répétitives de Sofiane, qui voulait s’installer dans le salon qu’elle avait elle-même repeint, tapissé, meublé selon ses voeux, avait fini par le mordre violemment au bras… ce qui n’était pas passé inaperçu au collège et avait motivé le signalement de sa situation.
7A priori, Sofiane demandait à être soutenu dans son désir de ne plus être le « valet de chambre de ses frères », par la réorganisation d’un espace familial dont l’idée même rendait la mère enragée. Mais comment le soutenir dans ce projet apparemment bon enfant, qui relève du légitime besoin d’être protégé et d’avoir une place bien à soi dans la maison, sans prendre le risque de décupler la rage de la mère et de le mettre dans une position encore plus inconfortable au sein de sa propre famille ? Qu’est-ce qui, au fond, met la mère en rage, dans l’idée que son fils, malmené par les aînés, réclame protection et suggère de s’installer au salon, lieu d’apparat peu utilisé mais surinvesti par elle comme celui des relations sociales qu’elle n’a pas mais voudrait bien avoir… Lieu d’expression de ses indiscutables talents de décoratrice dont elle aurait aimé faire son métier, mais que son père possessif et rigide a refusé de lui voir concrétiser dans une école trop éloignée du domicile, lorsqu’elle était elle-même adolescente.
8De l’intolérable frustration d’une perte qui la renverrait au seul espace de sa cuisine, à la crainte d’un fils trop frileux dans l’affirmation de sa virilité, qui préférerait « faire salon » que devenir un homme parmi les hommes, au regret de n’être mère que de garçons, alors qu’elle voulait des filles… Les hypothèses peuvent aisément se construire sur papier, à partir d’un bureau ; elles ne prennent sens que dans l’écoute et l’observation « in situ », soit dans le milieu naturel où se vivent les relations quotidiennes.
9En l’occurrence, dans cette situation, la jeune femme était si fière de son intérieur qu’elle fit en sorte de nous y amener en déclinant toute possibilité de rencontre au service… tandis que Sofiane, maniéré et servile, préparait puis servait le café, en véritable jeune fille de la maison, sous les tirs nourris des ricanements et persiflages de ses frères… tandis que le père, séducteur, imbu de sa personne, nous faisait un numéro de drague impressionnant, à faire enrager une épouse qui s’échinait dans l’indifférence générale à proposer la visite de son musée…
Ainsi sommes-nous toujours confrontés à la réalité d’un tableau de famille qui met en scène de façon quasiment caricaturale les grandes lignes de sa problématique, un peu comme le fait l’enfant dans son expression picturale spontanée, livrant pêle-mêle, entre traits et couleurs, les aspects réels, imaginaires et symboliques de sa situation.
Ainsi sommes-nous toujours confrontés à des énigmes puisque les réalités éducatives sont sous-tendues par des réalités psychiques. La visite à domicile n’est qu’un moyen de les appréhender, au plus près du contexte où elles se sont sinon formées, du moins développées, nourries et fortifiées… à la source en tout cas de leur expression la plus intime, lorsque celle-ci s’autorise à nous en faire le cadeau – à recevoir et traiter comme tel !