1Le Service de soin et d’aide à domicile Handas de Villeurbanne (Rhône) a été créé en 2003 sous l’impulsion de Roue Libre, une association de parents en manque de solution pour la prise en charge de leurs enfants souffrant de polyhandicap. Il s’agissait de leur permettre d’accéder à un premier accompagnement à domicile, incluant les soins et les prises en charge répondant aux différents besoins spécifiques de l’enfant. D’autre part, était demandée la mise en place d’un accueil séquentiel favorisant une première expérience de socialisation de l’enfant, et permettant aux parents un relais dans la difficulté de porter leur enfant au quotidien.
2Une première question s’est tout de suite posée à moi à mon arrivée au ssad, concernant son appellation : quelle raison avait fait disparaître le terme d’éducation spécialisée (es) du sigle (sessad ou sessd) ? Cela interrogeait directement sur la présence éducative dans le service, bien que les attentes formulées par l’association fassent référence de manière évidente à des actes éducatifs : socialisation des enfants, développement et épanouissement, accompagnement des parents… Quelles particularités présente le polyhandicap pour les enfants, les parents et les professionnels qui en font un handicap à part, pour lequel la place de l’éducation spécialisée est si particulière qu’elle n’est pas mentionnable ?
3À la lumière de trois années de cheminement avec l’équipe pluridisciplinaire dans laquelle j’interviens, à la rencontre des enfants et de leurs familles, j’ai pu mieux éprouver et appréhender la réalité de leur vécu. C’est en mesurant avec eux à la fois leurs difficultés et leurs potentiels dans le quotidien le plus concret que j’ai pu trouver des éléments de réponse à ma question de départ, et développer une pratique éducative, non pas clandestine au sein du ssad, mais bien ancrée dans une pluridisciplinarité, adaptable à chaque enfant et chaque famille.
4Je présenterai ici quelques-uns de ces éléments, et la manière dont ils ont été à la fois déstabilisants et déterminants dans l’accompagnement que j’ai pu réaliser.
L’annonce du handicap, un instant qui dure… à vie
5En arrivant au ssad, j’ai rencontré des enfants particulièrement abîmés par leur(s) handicap(s). J’appréhendais de les rencontrer, de connaître leurs souffrances, leurs difficultés de vivre, qui pour moi devaient être insupportables, à la mesure de la lourdeur de leur état de santé. J’ai été surpris par la facilité de ces premiers contacts : les parents me décrivaient leur histoire et leur situation, je rencontrais l’enfant, et nous passions aux modalités pratiques du suivi, entre les visites à domicile des uns et des autres, un accueil selon la demande des parents… Ce n’est que dans la durée que j’ai pu constater les difficultés de vécu autour des enfants, tant pour les parents que pour moi-même. Comme si la conscience des troubles de l’enfant, pour être supportable, devait se mettre entre parenthèses, pour réapparaître ensuite, par petites touches. Les parents évoquent la première annonce du diagnostic du handicap de manière souvent détachée, précise et médicale. Leurs demandes sont souvent d’ordre rééducatif, réparatrices, comme pour effacer ce handicap. D’abord investi d’un souci de lutter contre ce que je pensais être leur déni ou leur perception erronée, je me suis mis en quête de travailler avec eux leur « acceptation du handicap » de leur enfant. Au fur et à mesure que je cheminais avec eux, constatant la difficulté, voire l’impossibilité de dialogue que nous avions ensemble, ou qu’ils pouvaient avoir avec les partenaires extérieurs (école, médecins, travailleurs sociaux…), j’ai éprouvé un sentiment grandissant d’impuissance et de colère contre eux, puis en l’analysant en différents lieux, contre leur situation.
6Comment peut-on « accepter » un handicap ? Comment peut-on renoncer à le combattre ? Où se situe la raison ? Dans le souhait du meilleur pour son enfant ou dans l’acceptation d’une « orientation adaptée » à son enfant ? Pour aller encore plus loin, qu’est-il possible d’envisager, de projeter pour son enfant quand il est si décalé par rapport à ses pairs ?
7À chaque étape critique de l’accompagnement de l’enfant et de sa famille se réactivent ces questions (suivi médical et orthopédique de l’enfant, bilan de l’école sur les limites de l’enfant, séparation parents-enfant pour un lieu de vie…). Souvent reviennent dans les discussions les mots prononcés lors de l’annonce du handicap, et avec eux, les affects du début. Quand j’ai pu accueillir et accepter ces étapes, j’ai réalisé que mes « intentions éducatives » m’empêchaient d’être présent à la réalité des enfants et de leurs parents. Je n’ai alors plus réfléchi l’accompagnement en termes de perspectives possibles ou impossibles a priori, mais plutôt dans une créativité du projet, menée conjointement, au rythme de la famille, qui connaît le mieux l’enfant.
La famille, creuset vital de l’enfant
8Le ssad Handas accorde, de par sa mission basée sur le domicile et sa culture institutionnelle, une place toute particulière aux familles. En plus d’un souci de les accueillir au mieux et de répondre au plus près à leur demande, le personnel (et celui de l’iem, Institut d’éducation motrice, auquel il est rattaché) a été formé au travail familial avec un éclairage systémique.
9Cette approche a renforcé ma pratique et mon accompagnement, me permettant d’aller plus avant et de manière plus ajustée dans le lien avec la famille pour le suivi de l’enfant. Bien que ma formation initiale et ma première approche du travail au ssad m’aient permis de constater l’importance de ce lien, j’ai pu alors mieux situer les véritables enjeux du fonctionnement familial et plus particulièrement dans la situation d’un enfant porteur de polyhandicap.
10Ainsi, observer la manière dont s’organise la famille autour de l’enfant et considérer les places de chaque membre met en évidence des points de vigilance à avoir lorsque l’on vise le changement et l’amélioration de la situation de l’enfant dans sa famille. Le traumatisme de la venue d’un enfant porteur de polyhandicap dans une famille rejaillit sur les parents, mais également sur la fratrie de l’enfant, lorsqu’elle existe, et sur la famille élargie. Accompagner l’enfant sans tenir compte de ce qui le lie à ses frères et sœurs (attachement, honte, jalousie, haine, loyauté) ou de ses liens particuliers avec tels ou tels membres (complicité, rejet, lien fusionnel) conduit à être peu efficace, car notre compréhension reste alors trop partielle concernant des éléments fondamentaux de sa réalité.
Lorsque la situation d’accompagnement de la famille est bloquée par un désaccord sur le sens du suivi, je peux ainsi réajuster, à la lumière de cette approche, individuellement ou en équipe, ma position et mon regard. L’idée-phare étant de partir des compétences de la famille, et des parents, premiers éducateurs et « experts » de leur enfant, et d’en être convaincu, même dans les situations les plus difficiles. Il s’agit, là encore, de se mettre au même niveau que les parents et de favoriser autant que possible leur « pilotage » du projet éducatif. J’ai pu constater dans ma pratique que, bien souvent, dans les situations que nous considérons comme bloquées, l’issue est trouvée par la famille elle-même, de manière parfois surprenante.
La parole des parents comme fil rouge de l’accompagnement
11Le bout de chemin parcouru avec M. et sa famille au ssad a difficilement commencé. Leur histoire douloureuse est liée à l’origine du handicap de M., violemment secouée durant les premiers mois de sa vie. Par ailleurs, notre équipe, alors jeune, développait sa pratique de terrain et forgeait son approche des enfants et de leurs familles. Dans la rencontre des premiers temps, il a fallu s’apprivoiser, dans l’étonnement des différences de points de vue, dans la confrontation entre les attentes de chacun, dans l’incompréhension et la déception parfois. Cahin-caha, petit à petit, M. a pu aller à l’école un petit temps dans la semaine, une demi-journée sur l’accueil séquentiel du ssad, et progresser au fil des échanges durant les visites éducatives et paramédicales. Un tournant décisif a pu être marqué lorsque chacun, équipe et famille, a reconnu pleinement à l’autre une place singulière et complémentaire dans l’accompagnement de M. Pour notre équipe, cet accompagnement nous a fait approfondir notre qualité d’écoute et de prise en compte de la famille comme fil conducteur du projet de l’enfant.
12L. est un garçon de 11 ans dans un corps de jeune enfant. Seul son visage nous rend la conscience de son âge. Il ne bouge presque pas de manière volontaire, et il a fallu un certain temps pour qu’il montre des expressions de visage. À force de proximité, d’expériences de stimulation (sons, vibrations, lumières, balancement…), de « bricolage » dirait sa maman, il a pu accéder à une vie individuelle et collective plus riche. Le cheminement conjoint avec les parents et l’équipe lui a permis de passer des étapes d’autonomie affective et psychique, là où il ne pouvait accéder à une autonomie motrice ou cognitive (passage de la poussette au fauteuil, temps d’accueil deux jours par semaine, venue en transport adapté, activités de groupe…). Nous réfléchissons ensemble dans la recherche d’un mode de vie lui permettant d’avoir un rythme quotidien plus régulier. Un mode de vie qui tienne compte de la volonté constante des parents de « ne pas mettre L. en dépôt ». C’est dans un dialogue permanent et exigeant que nous avançons aujourd’hui avec L., et nous aiguillons mutuellement notre vigilance à préserver et nourrir son identité de jeune garçon.
L’enfant polyhandicapé citoyen
13Le cœur de la mission d’un ssad est le suivi de l’enfant à domicile, c’est-à-dire non seulement chez lui, dans sa famille, mais aussi dans son quartier, à l’école quand c’est possible (l’inscription administrative est obligatoire), dans la cité… Il s’agit là d’un vif débat, renforcé par la loi de 2005 et le renouvellement des « annexes 24 » en avril 2009, concernant le droit des personnes « à besoin spécifique » et les modes de prise en charge, plus particulièrement des enfants. Si ce débat n’est pas nouveau, concernant le polyhandicap il est, à mon sens, crucial. En effet, au même titre qu’on hésite à parler d’éducation spécialisée pour des personnes polyhandicapées, est-il possible de parler de citoyenneté de celles-ci ? Le fait d’envisager un ssad, même en accordant une place essentielle à l’accompagnement médical et paramédical de l’enfant, pose la question de l’accompagnement à domicile, tel que décrit plus haut. Un ssad dépend du secteur médico-social, à différencier d’une hospitalisation à domicile qui dépend uniquement du secteur sanitaire et n’a pas la même mission. Dès lors que cette distinction est faite, le doute n’est plus permis, d’autant que les différentes lois sur le handicap martèlent depuis 1975 le droit des personnes, à chaque fois de manière plus engagée, amenant aujourd’hui le principe de compensation du handicap.
14Qu’est-ce qu’être citoyen quand on a un polyhandicap ? La question a du mal à se poser, même au sein de notre équipe. Il est bien évident qu’il ne s’agit pas d’exercer un droit de vote ou de briguer un mandat. Mais si l’on parle des autres droits ? « Tous les enfants sont inscrits à l’école de leur quartier. » Est-ce le cas ? Et si ça ne l’est pas, comment accompagne-t-on les enfants et leurs parents dans cette démarche ? Dans quelles conditions d’accueil ? Pour quel projet ? Ce droit est-il applicable en l’état ? Les moyens sont-ils suffisants entre l’école et le secteur médico-social, et suffisamment coordonnés ?
15Notre travail de réseau a encore des lacunes pour se mettre en conformité avec la loi, et surtout pour répondre de manière adaptée aux enfants et à leurs familles, cela dans l’unique domaine de l’accueil en crèche et à l’école. Cependant, les années-lumière qui séparent le principe d’égalité mis en pratique et la situation des personnes polyhandicapées ne doivent ni nous décourager d’avancer petit à petit, ni nous conduire à un acharnement nous faisant oublier leur réalité.
16C’est ce que nous faisons en équipe quand nous travaillons à favoriser les échanges avec les partenaires accompagnant conjointement les enfants avec nous. Quand nous proposons aux parents de se rassembler pour échanger et rompre l’isolement. Quand nous croisons en sortie avec eux des regards interrogateurs et que nous prenons le temps d’expliquer. Quand nous participons avec eux à des projets culturels inscrits dans la ville (médiathèque, ludothèque…). Quand, sous l’impulsion des parents, nous remettons en cause les limites de notre prise en charge et que nous les accompagnons à trouver des solutions dans le secteur ordinaire à différents niveaux (mode de garde, aides à domicile, solutions de prises en charge diverses de l’enfant…).
Si aujourd’hui le retard pour l’égalité des chances est important, c’est dans cette inventivité quotidienne entre les partenaires que se trouvent les progrès vers une meilleure prise en charge des enfants porteurs de polyhandicap. C’est dans une écoute de chaque acteur, parents en tête, autour de l’enfant, que se met en pratique une égalité de traitement de l’être humain, pour lui-même. L’injonction de résultat ne doit pas étouffer l’esprit curieux, inventif et constructif d’une société envers ses plus faibles représentants.