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Article de revue

Saint Antoine et le Contemporain ?

Pages 132 à 134

Notes

  • [1]
    G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain, Paris, Rivages Poche, 2008, p. 24.
  • [2]
    Freudaines et La psychiatrie, ça sert à quoi au juste ?, textes rassemblés par P. Faugeras, postface M. Nadeau, Toulouse, érès, 2010. Roger Gentis, né en 1928, est aussi l’auteur de Les murs de l’asile (Paris, Maspero, 1977), Les schizophrènes (Toulouse, érès, coll. « Trames », 2009), Traité de psychiatrie provisoire, Leçons du corps… jusqu’à La folie Canetti (Nadeau, 1992).
  • [3]
    Revue bimensuelle indépendante fondée en 1966 par Maurice Nadeau.
    www.quinzaine-litteraire.presse.fr
  • [4]
    À propos de Peter Gay, Freud, une vie (Paris, Hachette, 1991), ou des souvenirs de Paula Fichtl, bonne de la famille Freud pendant un demi-siècle (D. Berthelsen, La famille Freud au jour le jour, Paris, puf, 1991), comme des travaux de Marie Moscovici par exemple. On vérifie que le philosophe imprécateur M. Onfray a vingt ans de retard pour sa démythification polémique de Freud, même avec l’onction de France Culture.
« Mon siècle, mon fauve, qui pourra te regarder droit dans les yeux… »
Ossip Mandelstam, Le siècle, poème de 1923 cité par G. Agamben.

1Le philosophe italien Giorgio Agamben a publié un stimulant bref séminaire consacré à cette question simple : qu’est-ce que le contemporain [1] ? Loin d’une fausse immédiateté, il en donne une définition imagée : « Percevoir dans l’obscurité du présent cette lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas (comme la lumière des galaxies qui s’éloignent de la nôtre), c’est cela être contemporain. C’est pourquoi les contemporains sont rares »…(p. 24). Rares et courageux à supporter ce déphasage, tel « celui qui reçoit en pleine figure ce faisceau de ténèbres qui provient de son temps ».

2Comment vivre cette contemporanéité interrogative ? Une anecdote récente racontée par un collègue étranger nous y invite.

3Ce collègue est psychologue clinicien formé à la psychanalyse, il intervient dans une consultation pour adolescents en difficulté. Il accueille une mère et son fils dont les relations sont tumultueuses. La mère, personne fragile maintes fois hospitalisée en psychiatrie, l’élève courageusement mais hasardeusement avec l’aide de sa propre famille, oncle et tantes maternels du jeune homme. Celui-ci est actuellement en échec scolaire et ne veut plus aller au collège mais le déclencheur est une dispute où la mère affirme avoir été maltraitée physiquement, exactement griffée au bras violemment, par son fils. Le garçon reconnaît la dispute mais pas les marques physiques.

4La consultation dépend d’un hôpital et la mère va parallèlement voir le grand psychologue universitaire pour une évaluation et une orientation. Le grand psychologue, supérieur hiérarchique, est une personnalité connue. Il a écrit un livre bien vendu, titré « Comment être heureux ». Après un entretien d’une demi-heure avec le duo puis un bref tête-à-tête avec l’adolescent, il conclura qu’il n’y a pas de doute, ce jeune homme correspond exactement à un tableau du dsm 4 de psychiatrie. Il conseille à la mère, si elle veut être tranquille et donc heureuse, de se séparer de son fils. Un internat de rééducation ferait parfaitement l’affaire pour le contenir… « Vous voyez ce que je veux dire », insiste-t-il.

5La mère ne l’entend pas ainsi et revient voir le premier psychologue. Celui-ci propose un suivi au long cours d’orientation psychanalytique qui va s’avérer fructueux. Le jeune récupère une envie d’apprendre et apaise ses relations avec la mère. Celle-ci confiera au psychologue que, bizarrement, ce n’est pas la première fois qu’elle a eu à subir des violences physiques, dans sa jeunesse, fréquemment, elle se bagarrait avec sa sœur. Elle a même eu les mêmes griffures au bras… Sagement, le psychologue ne s’en vantera pas et soutiendra son écoute.

6Quelques mois passent et une évaluation entre les professionnels a lieu en présence du savant responsable. Celui-ci, à l’écoute des progrès, réitère son diagnostic et son incrédulité. Heureusement, il y a plusieurs témoins de cette évolution. Finalement, il quitte la réunion, dépité, sur ces mots : « Eh bien si c’est vrai, c’est un miracle de Saint Antoine ! »

7Que penser de cette vignette clinique ? Nous sommes dans un pays voisin de la France, de culture catholique mais où la scientificité – anglo-saxonne de préférence – est très prisée. La référence psychanalytique y a été une parenthèse contrainte, qui obligeait pendant une trentaine d’années à s’interroger sur les rapports subjectifs à l’environnement et sur les généalogies psychosociales dans les familles. Les autorités universitaires, portées par la culture mondialisée, ont fait le choix majoritaire d’orientation comportementaliste et biologique. Les modèles psychodynamiques y sont stigmatisés comme « dépassés », et au mieux, comme trop coûteux en temps et en effort pour un résultat aléatoire. Les cliniques phénoménologiques ou psychanalytiques sont délaissées, amnésiées, mais pas véritablement remplacées. La science psychopathologique nouvelle, supposée fondée sur l’observation (en fait sur un espéranto de consensus), n’en propose pas car elle isole le symptôme de son substrat et de son histoire. Indice contemporain d’un rêve de transparence ? Incapacité à penser de façon multipolaire ?

8Entendons cet aveu qui sort de la bouche de l’universitaire : ce que je ne comprends pas convoque la religion et la croyance. Il est à craindre que son savoir universitaire ait pour lui subjectivement le même statut de croyance – croyance d’aujourd’hui, moderne, scientifique et à la mode. Archaïsme insu du présent, dirait Agamben après Roland Barthes. Il faut croire au dsm et sa brutalité a-conceptuelle et ne pas se soucier des incertitudes d’une clinique impliquée avec ses complications intertransférentielles. Il faut du temps, au contraire, au psychologue-psychanalyste pour entendre le fantasme maternel qui peut captiver le fils, et pour offrir un espace de resubjectivation à l’adolescent en panne d’identification. Le temps manque au fast-thinking. Il faudrait soigner vite, à distance et à moindre coût, avec des évaluations rassurantes intelligibles au discours gestionnaire et comptable. Thérapies sans « psy » qui expliquent le retour des psychothérapies, comme maîtresses ancillaires de la médecine.

9Contrairement à son apparence, la psychiatrie, comme la politique et la culture, se repaît souvent d’images sans ombres. Pensées mangas de l’action technologique, pensées graffitis du simplisme idéologique, pensées binaires d’une morale faussement laïcisée voulant toujours expulser le démon.

10Rendons hommage à tous ces artisans obscurs et discrets d’une confrontation avec le malaise collectif et la souffrance singulière.

11La publication récente en un double recueil des chroniques de Roger Gentis [2], écrites pour la Quinzaine littéraire[3] de 1975 à 1999, en donne un écho vivifiant. Non seulement vous pouvez avoir une idée de (presque) tous les livres importants de psychiatrie ou de psychanalyse parus pendant vingt-cinq ans – et ainsi en retrouver la mémoire, pour les plus âgés, ou la constituer, pour les plus jeunes… –, mais vous pouvez aussi y rencontrer un lecteur libre et avisé, critique et reconnaissant, distancié et concerné. La psychiatrie y apparaît multiple, sans cesse en reconstruction d’elle-même. La psychanalyse au chevet des subjectivités souffrantes et non pas en descente de lit de quelques idoles ou fétiches théoriques [4]. On verra aussi l’attention courageuse prêtée par Gentis aux thérapies corporelles au-delà des paradoxes ou des excès de leurs thuriféraires (lisez son commentaire sucré-salé de Pearls et sa Gestalt thérapie). On lira les dialogues avec Jean Oury ou Pierre Fédida, et l’hommage à Binswanger (Mélancolie et manie paru en 1960) et sa profonde approche phénoménologique pour mesurer la culture classique d’une psychiatrie qui ose légitimement être un laboratoire anthropologique.

12Roger Gentis, psychiatre et psychanalyste en mouvement, penseur de la psychothérapie institutionnelle, a bien été le contemporain du précédent demi-siècle.

13Nos ex-voto à Saint Antoine, saint Sigmund ou saint Neurone nous préservent-ils des naufrages !? Il faut admettre la fragilité inquiète de nos certitudes humaines.

1431 décembre 2010

Notes

  • [1]
    G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain, Paris, Rivages Poche, 2008, p. 24.
  • [2]
    Freudaines et La psychiatrie, ça sert à quoi au juste ?, textes rassemblés par P. Faugeras, postface M. Nadeau, Toulouse, érès, 2010. Roger Gentis, né en 1928, est aussi l’auteur de Les murs de l’asile (Paris, Maspero, 1977), Les schizophrènes (Toulouse, érès, coll. « Trames », 2009), Traité de psychiatrie provisoire, Leçons du corps… jusqu’à La folie Canetti (Nadeau, 1992).
  • [3]
    Revue bimensuelle indépendante fondée en 1966 par Maurice Nadeau.
    www.quinzaine-litteraire.presse.fr
  • [4]
    À propos de Peter Gay, Freud, une vie (Paris, Hachette, 1991), ou des souvenirs de Paula Fichtl, bonne de la famille Freud pendant un demi-siècle (D. Berthelsen, La famille Freud au jour le jour, Paris, puf, 1991), comme des travaux de Marie Moscovici par exemple. On vérifie que le philosophe imprécateur M. Onfray a vingt ans de retard pour sa démythification polémique de Freud, même avec l’onction de France Culture.
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