Notes
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Un nœud : 1 852 mètres par heure.
1Il y a un peu plus d’une heure et demie qu’on a lâché les freins en piste 25 droite à Moscou Sheremetyevo, le plus grand aéroport de toutes les Russies, mais pas le plus cabossé, loin s’en faut.
2Quatrième lever tôt d’affilée, les idées commencent à ne plus être très claires, surtout lorsqu’on se lève à 3 h 00 françaises, compte tenu du décalage, pour ramener le premier vol, 7 h 15 heure moscovite, vers la plate-forme de correspondance de Roissy. Moscou, c’est le gros bazar, comme d’habitude. L’enregistrement n’a pas les mêmes systèmes que les compagnies occidentales, on a plusieurs doubles attributions de sièges, et en cette heure pourtant matinale, la vodka a déjà fait des ravages parmi nos passagers. En particulier parmi les vingt-deux marins en correspondance vers Conakry via Roissy cdg, pour aller sans doute réamarrer là-bas un invraisemblable navire. Ensuite, il faut dégivrer l’avion, car en ce 28 mars, l’hiver russe est encore là, et il fait – 12°.
3Les assistants de piste locaux ont une expérience certaine du dégivrage et avec eux, ça turbine. Ici, on repousse au tracteur, puis on dégivre, puis on met en route. On se fait donc patiemment arroser par « Vladimir 1 » (c’est le nom du camion, écrit dessus), puis on démarre nos réacteurs dans le petit matin glacial. Au moment de s’aligner, changement de piste, ce sera la 25 droite au lieu de la 25 gauche ; à Moscou, ces changements sont monnaie courante. Mon copilote, Bruno, très opérationnel, nous refait en un clin d’œil toutes les vérifs de perfos et nous nous élançons à 69 tonnes dans le ciel jadis soviétique et toujours frais pour la saison. Montée au milieu des autorisations du contrôle en mètres, qu’il faut convertir en pieds – ici on ne connaît que le système métrique, on a un petit tableau pour ça –, et l’A320 est muni en bas des écrans d’un répétiteur qui convertit les affichages en pieds, chez les Russes, c’est bien utile.
4Arrivés en croisière à 9 400 mètres, les ennuis commencent avec les marins russes, très éméchés, et qui trouvent les hôtesses françaises fort à leur goût. Le chef de cabine va donc s’occuper du service à l’arrière pour placer les filles devant, où c’est plus calme. Ensuite, alarme fumée toilettes. Ding ding ding Master Warning. « Tu as la trajectoire », dis-je immédiatement à mon excellent « copi » et, immédiatement, l’hôtesse avant sonne à l’interphone : elle a ouvert les toilettes avant où l’alarme piaulait, et elle y a trouvé un marin bourré assis sur le siège. On lui file un ronflon à la sortie. Après ces quelques péripéties, je me laisse aller à faire quelques photos de la Biélorussie enneigée.
5Notre avion laisse derrière lui une traînée de condensation de plusieurs kilomètres et le soleil qui monte doucement derrière nous frappe de son ombre en avant de l’appareil. On est par là, vers Vilnius, justement, lorsque notre chef de cabine vient au poste annoncer qu’il y a une passagère pas bien du tout, qui fait un gros malaise, qu’il lui donne de l’oxygène et recherche un médecin. Bon, je vais aller voir ça derrière. Auparavant, on fait un point avec mon éminent copilote, au cas où il faudrait se poser. On est mal placés pour un atterrissage d’urgence, je me vois mal déposer une malade à Kaunas ou à Minsk, et les 2 400 mètres de piste de Vilnius me paraissent un peu étriqués. La bonne option, pour l’instant, c’est Varsovie, mais il faut compter trois bons quarts d’heure. Bien, je vais voir derrière.
6En effet, ça ne va pas fort. La patiente est allongée dans le galley arrière. La présence à bord de l’équipe cubaine de judo a permis de trouver sans peine des bras pour la transporter. Le médecin de l’équipe assiste les pnc et s’occupe de la dame, il parle un peu anglais, ça va. Une passagère russe qui parle bien français sert d’interprète. Retour devant, où mon dévoué copi assure un max. On est montés au niveau 360 (36 000 pieds) en repassant avec les pays occidentaux gradués en pieds. Il a pris toutes les météos de la région. Là, Gdansk est brouillardeux, mais Varsovie est beau, et vu le vent, ce serait face à l’ouest. D’accord. Pour l’instant, c’est Varsovie. De toute façon, s’il faut se poser, je suis résolu à aller sur un terrain que je connais déjà et où il y a une assistance Air France. Pas compliqué, sur la route, c’est Varsovie, Berlin ou Francfort. Il est certain que la logistique allemande plaide pour les deux derniers. Si on pouvait attendre un peu…
7Le chef de cabine rappelle par l’interphone. Ça va. Elle a vomi, on lui a administré un truc, elle a l’air de se reprendre un peu, le médecin cubain semble considérer qu’on peut aller jusqu’à cdg. On se réinscrit donc dans une logique de poursuite vers la destination, tout en surveillant quand même les météos en bas. Environ un quart d’heure plus tard, le chef de cabine rappelle. Ça ne va pas fort, la passagère semble faiblir malgré les divers produits administrés, et le toubib préconise une hospitalisation. On est à 40 milles nautiques de Berlin, environ 200 de Francfort. Francfort ou Berlin ? Berlin ou Francfort ? Après un bref conciliabule avec mon remarquable copi, un détail fait basculer ma décision : la dimension du terrain. Arriver cul par-dessus tête à Francfort, avec le trafic qu’il y a, ça risque de semer le bintz. Mais à Berlin, ça sera plus tranquille et les gens d’Air France auront la disponibilité pour s’occuper de nous. Va pour Berlin.
8Pendant que mon excellent adjoint fouille les classeurs pour en extraire les fiches de terrain de Berlin-Tegel, je prends ma respiration avant de parler dans le micro, parce qu’en quelques secondes, je sais que je vais déclencher un gros truc.
9« Air France two five four five, Air France two five four five, we have a very ill passenger on board, want to divert to Berlin-Tegel, I confirm Berlin Tegel, Echo Delta Delta Tango. »
10Là, il s’écoule trois secondes. Et le contrôleur répond du tac au tac :
11« Air France two five four five, well copied. Take heading three zero zero. Descend flight level two seven zero. »
12On connaît l’efficacité allemande, mais là, on est quand même bluffés. Un cap, une altitude, pas de question. À nous de nous magner, parce que les deux seules interrogations que nous posera le contrôle pendant toute la descente, c’est : « Type of aircraft ? » et « How many miles do you need to descend ? ». À part ça, aucune question. Quatre caps et quatre autorisations de niveaux, en changeant deux fois de fréquence. Au quatrième cap, on est en interception, l’axe de la piste 08 gauche à Berlin Tegel. Plus efficace, ça ne doit pas exister.
13« Air France two five four five, descend four thousand feet one zero one five, high speed approved. »
14Dans un pays où les 250 nœuds [1] maxi en dessous de 10 000 pieds c’est une consigne stricte, nous voilà déboulant sur l’axe à 280 nœuds, avec personne autour. Ils sont passés où, les autres avions ? Ne pas oublier les check-lists. Mon admirable copi joue avec maestria des aérofreins, pour arriver à sortir les volets au fur et à mesure de l’arrivée du glide, dans une décélération parfaite. Il est 6 h 10 tu lorsque nous mettons les roues au sol à Berlin.
15« Air France two five four five, Cross runway 08 Right, stay on my frequency, right on taxiway Papa Whisky. »
16Je remercie pour la strong efficiency du german control. We are very willkommen, il paraît. Parking 24 à Berlin, frein de parc, on coupe les deux moteurs. Ambulance et pompiers sont là, je demande le positionnement du premier escabeau à la porte arrière. Les pompiers et le médecin sont dans le galley au chevet de la malade avant que j’y arrive.
17Bon, après, il faut gérer, mais c’est moins grave.
18Nouveau plan de vol. Préparation. La coordo allemande se défonce pour nous faire repartir au plus vite. Complément de plein. Une heure et sept minutes après avoir serré le frein de parc sur cette escale impromptue, on le desserre pour repartir vers Roissy.
J’avais demandé au pompier qui est venu au poste de donner des nouvelles de la malade à l’escale Air France, afin que nous ayons des nouvelles à notre arrivée à cdg. À 10 h 53 locales, en serrant à nouveau le frein de parc à Roissy, on a un petit message qui sort sur l’imprimante de bord : « Your passenger is ok in hospital. » Nouvelle que nous pouvons transmettre aux autres passagers pendant le débarquement.
Moralité : ayez si possible un bon copilote. Et en cas de grosse merde, posez-vous chez les Allemands.
Notes
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Un nœud : 1 852 mètres par heure.