Notes
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[1]
Un mille nautique est égal à 1 852 mètres.
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[2]
Centre régional des opérations de secours et de sauvetage.
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[3]
Bases aéronavales situées en Bretagne, d’où partent des avions de patrouille maritime à long rayon d’action.
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[4]
Société nationale de sauvetage en mer.
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[5]
Rivières bretonnes cimetières de bateaux.
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[6]
La passerelle qui relie au quai.
1Jean-Claude Guillaume est un responsable associatif de l’association aphf, qui concerne les personnes handicapées du ministère des Finances. À la suite d’un très grave accident et d’une période de coma, il n’a plus pu exercer son métier de marin pêcheur, sa vie a changé et il s’est occupé des autres. Il a rencontré Jean-François Gomez pour parler de la vie sur un bateau.
2Tu as été commandant, « patron » d’un bateau de pêche. On dit souvent « seul maître à bord après Dieu », c’est ça ?
3Oui, c’est bien ça ! On tient dans sa main la vie du bateau et de son équipage, à la merci des éléments.
4On s’imagine l’autorité du chef, sur un bateau, comme essentielle. Comment le commandement est-il assuré ?
5Le métier est un métier noble. En mer, il règne une vraie solidarité entre les marins, que l’on soit commandant ou simple matelot. La mer ne fait pas de cadeau, et si le commandant fait une erreur, c’est tout l’équipage et le navire qui trinquent. Mais ce que je crois, c’est que rien n’arrive par hasard, et ce métier m’a permis d’apprendre ce que le mot humilité voulait dire !
6Tu veux dire que le pouvoir du capitaine n’est pas prédominant, qu’il s’agit d’un travail d’équipe ?
7Bien sûr que nous sommes une équipe. Dans ce métier comme dans d’autres, c’est une chaîne de complémentarité, un commandant et un bateau seuls ça ne fonctionne pas. Il faut un port, un quai, des docks, un équipage, du bosco au mécano, du second au mousse. Chacun apporte son savoir pour la bonne marche du navire.
8Comment le commandant s’adresse-t-il à son équipage ? Fait-il appel à la notion d’équipe, voire « d’intelligence collective » ? Est-ce qu’un commandant a des secrets pour ses hommes ?
9Sur ce dernier point, en théorie non, parce que c’est un respect entre nous qui concerne la bonne marche du navire. Mais il y a des moments pénibles, voire durs, que l’on ne peut guère partager, alors on s’enferme dans la cabine pour réfléchir. Il y aussi les coups de gueule qui partent parce que ça ne fonctionne pas, mais toujours dans le respect de l’autre. Il y a des moments difficiles, aussi, quand il faut annoncer une nouvelle très mauvaise, franchement mauvaise, qui n’est pas si facile à annoncer. Il se peut qu’elle affecte le navire dans son ensemble. C’est là que je te disais en préambule qu’un navire, c’est une famille. Il ne faut pas oublier que nous sommes en mer, quelquefois à plusieurs milliers de milles nautiques [1], et que notre seul lien avec la terre est le cross [2] et la radio. Puis il y a les appels au secours dans la nuit ou le jour, venant d’un navire proche désemparé ou en perdition… Il faut savoir prendre la décision de se porter à leur secours, et ne retrouver quelquefois que des corps sans vie.
10Quel genre de mauvaise nouvelle peut être difficile à dévoiler ?
11Quand il faut annoncer au marin concerné le décès d’un proche, par exemple… Et là je peux te dire qu’il faut prendre sur soi. La question est difficile connaissant tous les risques que cette nouvelle aura sur l’équipage : « Je le dis ou pas ? » Il y a aussi les moments de joie quand c’est une naissance. En dehors des eaux territoriales, le commandant est un officier de police judiciaire et aussi un officier d’état civil. Nous pouvons même marier ! (rires)
12Seul maître à bord quoi ! De quoi alimenter bien des fantasmes !
13Il ne faut pas non plus croire que le capitaine décide seul, même si la sécurité repose tout entière sur ses épaules. À la moindre erreur, c’est un homme à la mer, un bras, une jambe, une main. Le risque est à tous les instants, il faut rappeler souvent les consignes, car la pêche est le métier de tous les dangers. La seconde d’inattention est parfois fatale, et là aussi, en cas de malheur, c’est à nous qu’il incombe de prévenir la famille. D’ailleurs, dans ce cas, nous rentrons au port : perdre un membre de l’équipage, c’est prendre l’âme du navire.
14Pour ce qui est des blessures ou des maladies, nous avons le médecin qui peut être hélitreuillé à bord quand la mer nous le permet, autrement c’est l’évacuation par la Marine nationale. Je voudrais d’ailleurs remercier ici tous les équipages de Lanvéoc et de Lann-Bihoué [3] qui viennent à notre secours quand nous sommes loin des côtes. Mais aussi nos confrères de la snsm [4] qui donnent leur vie pour sauver celle des autres.
15Et la concertation, le partage des tâches ?
16Pour ce qui est de l’organisation, il y a les moments de concertation sur les difficultés rencontrées pendant la marée. Le carré, comme on l’appelle, est justement cet espace de dialogue. On y prend aussi les repas en décalé suivant le rythme des coups de trait, ou coups de chalut si tu préfères. C’est également un moment de détente où on aborde les sujets, où on commente les informations qui nous parviennent de la terre via le fax ou la télévision… quand on la capte (rire).
17Le partage des tâches se pratique le plus souvent à la passerelle, le commandant n’y est pas toujours, c’est le second ou le bosco qui prend la barre. Pour ce qui est de la navigation, elle se fait en concertation au vu des traits de chalut et de leur contenance. On est aussi à l’écoute radio des autres bateaux, ça nous donne des indications et parfois ça nous dirige sur un autre lieu de pêche.
18Pour ce qui est des consignes, tout se passe à la passerelle pour la partie navigation, route, et de la passerelle au pont pour la partie chalutage. Le bosco veille à la bonne marche du pont, du triage et du glaçage, de l’arrimage dans la cale également. C’est une question de sécurité du navire et de l’équipage.
19Finalement, les modes de fonctionnement ne sont pas si autoritaires qu’on pourrait le croire ?
20C’est une famille… D’ailleurs, il arrive souvent que sur un même bateau on retrouve plusieurs membres d’une même famille. C’est pour cela que dans des naufrages, ce sont des familles entières qui pleurent leur frère, leur père, leur cousin disparu. Mais c’est aussi toute la grande famille des marins qui est endeuillée.
21Et puis, il y a les grandes joies. Je crois que je te l’ai dit, la mer est comme une femme, elle a ses peurs, ses colères, ses joies, la beauté du soleil levant ou couchant, l’amitié de l’oiseau qui vient se reposer d’une course folle, des dauphins qui passent et repassent sous la coque, jouant de tout ce qui les entoure. Ils nous apportent la paix. La mer nous choisit ou nous jette comme une vieille coque couchée sur la vase du Blavais ou du Scorff [5].
Et puis, il y a le retour à la terre, qui n’est pas une mince affaire !
Quand le moment tant attendu est venu, que vient le retour vers la terre pour retrouver les siens, qu’on voit enfin le fruit de notre travail de « paysan de la mer » dont l’éternel est témoin, que la terre se rapproche, les mouettes nous accompagnant, le patron à la barre, l’équipage qui s’affaire à mettre la touche finale pour accoster, qu’on passe entre les deux tours d’entrée du port, un coup de sirène puis deux, au loin sur le quai des bras qui se lèvent… Quand arrive le moment tant attendu… Quand l’étrave vient buter contre le quai, que le treuil vire les premières amarres puis les gardes, la coupée [6] tombe dans un bruit sourd entre les rires et les pleurs des familles retrouvées… Pas de blessé, pas d’homme péri en mer, les cales sont pleines, la marée a été bonne aujourd’hui… Quel bonheur !
Notes
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[1]
Un mille nautique est égal à 1 852 mètres.
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[2]
Centre régional des opérations de secours et de sauvetage.
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[3]
Bases aéronavales situées en Bretagne, d’où partent des avions de patrouille maritime à long rayon d’action.
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[4]
Société nationale de sauvetage en mer.
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[5]
Rivières bretonnes cimetières de bateaux.
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[6]
La passerelle qui relie au quai.