1L’objectif de ce texte est de montrer en quoi l’espace peut être une clé de lecture de la réalité de certaines questions sociales, notamment celle de la marginalité. L’analyse des pratiques spatiales permet de comprendre les discours et les positionnements identitaires des personnes inscrites dans la marge.
2Pour démontrer cela, je prendrai appui sur un exemple d’enquête que j’ai menée en 2004, à Saint-Brieuc, au « Wagon ». L’histoire de cette enquête a commencé par la rencontre avec Thierry Beharel dans le cadre d’une des réunions du réseau « Jeunes en errance ». Thierry Beharel était chargé en tant qu’éducateur de suivre un groupe de garçons et de filles qui avaient fait le choix d’un habiter à la fois précaire et alternatif, le choix d’un mode de vie calé sur une contre-culture punk centrée sur une valorisation du squat. Ce groupe a occupé pendant sept ans un lieu appelé Le Wagon, localisé au fin fond d’un port industriel de Saint-Brieuc.
3Ce lieu a posé un problème public et cristallisé des tensions. En tant que géographe, j’étais frappée par la dimension spatiale de l’habiter de ces personnes, par leur refus des logements sociaux et par les formes que prenaient des revendications identitaires autour d’une différence posée comme culturelle. Au fil de l’enquête, il m’est apparu que l’espace portait des enjeux forts en termes d’identité. Non seulement il les contenait, mais il les formalisait et donnait corps à une identité qui sans lui était mise en péril. L’espace apparaissait comme le vecteur, le médium d’une mobilisation, d’une résistance à la stigmatisation et au discrédit identitaire.
4Le premier point de ce texte est consacré à l’histoire du lieu comme expression d’une lutte contre le discrédit identitaire. Le second abordera l’idée d’un espace en tant que vecteur de résistance.
Le Wagon, expression d’une lutte contre le discrédit identitaire
5L’histoire du lieu dont il est question ici, c’est d’abord l’histoire d’un groupe d’une vingtaine de jeunes, issus de milieux populaires, qui vivent entre la rue et les squats. Ils ont eu des parcours scolaires et professionnels difficiles. Ils ne veulent pas s’inscrire dans une démarche de réinsertion par l’emploi, occupent régulièrement l’espace public et posent par conséquent un problème aux services sociaux et à la ville. Tout commence en 1997 par l’expulsion d’un immeuble qu’ils squattaient. Ils y avaient monté une association et projetaient d’y organiser des concerts. « On avait décidé de se prendre en main, de se bouger pour faire des trucs et pas que squatter pour squatter, arrêter de glander, on avait un super chouette squat, un immeuble entier rue Corneille, et vachement grand, et comme je te disais, on voulait ouvrir un bar, faire des activités, des concerts, et puis juste le week-end où on voulait ouvrir le bar, ils nous ont foutus dehors, ça caillait à mort, on s’est dit qu’on allait pas se laisser faire et qu’on allait rester à la poisse » (nom d’une place qu’ils fréquentaient).
6Dans les récits recueillis, on voit la consolidation du groupe autour d’un objectif commun, tourné vers l’expression d’une protestation. Interprétée comme une volonté de les faire disparaître de la ville, cette expulsion intervenant en plein hiver est vécue par le groupe comme une forme d’injustice. À l’invisibilisation ordonnée par les pouvoirs publics avec la fermeture de leur squat, ils répondent par une survisibilité de leur sort. Pour protester, ils décident en effet d’occuper jour et nuit un espace public en centre ville, une partie de la rue Saint-Guillaume. La municipalité leur propose des solutions d’hébergement qu’ils refusent catégoriquement en déclarant qu’ils veulent rester ensemble et réclament « un squat légalisé ». On voit là des lectures divergentes du squat : pour les pouvoirs publics, le squat ne peut être une solution, c’est un délit, quand pour les jeunes c’est un choix ; ils retournent le stigmate en le valorisant.
7La mairie décide alors de régler provisoirement la question en leur octroyant un recoin du port industriel du Légué. La sncf, dans le cadre des plans d’urgence hivernaux, achemine un wagon qui leur servira d’abri. Le site devient vite un lieu associant hébergement et pratiques artistiques et culturelles. Une association chargée d’organiser des concerts punk est créée. La municipalité signe avec cette association une première convention. Une deuxième convention sous la forme d’un gip (Groupement d’intérêt public), réunissant la préfecture, la mairie et le conseil général et dont la finalité est de trouver une solution d’habitat adapté, voit le jour. Ce dispositif vient donner une reconnaissance légale à un lieu qui, via les concerts, avait acquis une visibilité et un rayonnement international.
8On remarque que, dès le départ, une lutte se cristallise autour de revendications liées à un mode de vie, à une spatialité visant à faire reconnaître un droit à se soustraire au mode de vie normé et à conserver un mode de vie spécifique – c’est-à-dire une vie en collectivité et centrée sur des pratiques culturelles. Ces jeunes refusent un mode de désignation et de reconnaissance institutionnelle véhiculées par les formules « sdf », « sans logis », « jeunes en errance », à qui il suffirait d’attribuer un hébergement en foyer et des mesures d’accompagnement. Cette mobilisation est une réaction à une expérience de la disqualification sociale et par conséquent identitaire.
9Tout cela est articulé à des expériences négatives, de stigmatisation, des expériences hétérogènes faites de précarité, d’isolement, de rejet, de violence, de vie à la rue, d’un sentiment de frustration, de mépris social, de blessures affectives, de sorties du système scolaire, de ruptures avec les parents. Cela ne constitue pas pour autant la réalité de tous. Il faut resituer ces situations dans un contexte plus général. Le choix de la marge, le refus de l’insertion normative peuvent être référés à une fragilisation des identités, et aussi à une imposition d’identités négatives induites par la prise en charge, basée sur une forme d’intégration qui peut être vécue comme disqualifiante. C’est lorsqu’elle est menacée que l’affirmation identitaire s’affirme. Pour qu’elle se manifeste sous la forme d’une revendication, il faut qu’elle se constitue précisément en problème.
Ces jeunes refusent le logement, et refusent des formes de stigmatisation associées à des espaces, tel celui du hlm, du foyer d’hébergement pour sdf. C’est le refus d’endosser des désignations négatives en tant qu’individus marqués par le handicap social. « On veut aussi donner, on ne veut pas seulement recevoir, c’est pourtant clair qu’on ne veut pas être des assistés, qu’est-ce qu’on a à faire de plus que s’écraser comme certains là, s’écraser déjà qu’on se fait virer de partout, enfin voilà quoi, je crois que les gens ne nous connaissent pas et cherchent pas à voir plus que ce qu’ils voient, c’est pas parce qu’on nous voit avec les chiens et des bières qu’on n’a pas des idées, des envies pour que ça bouge. » Une des jeunes femmes exprime ainsi une résistance au mépris, mais aussi l’expression d’un désir de transformation sociale qui passe par l’adoption d’un mode de vie particulier. De leur point de vue, l’habitat est secondaire par rapport à l’habiter, il est simplement un moyen de conserver leur mode de vie. Les modalités de logement doivent être alors définies à partir du projet politique, social et culturel. La résistance coïncide avec la défense d’un habiter et d’un certain mode de vie, étayée par une certaine spatialité.
Résister par le territoire
10L’espace du Wagon est posé comme un lieu conflictuel dans ses rapports avec le reste de la société, et comme une zone d’autonomie individuelle et collective. Pour envisager la dimension spatiale de manière plus complexe, à savoir dans le sens d’une ressource mobilisable par les individus et les groupes, la notion de territoire est plus adéquate. Elle est entendue ici comme une production socioculturelle à la fois matérielle et symbolique, qui permet l’identification d’un « nous ».
11De leur point de vue, il est important d’être reconnu comme un membre actif, comme un participant créatif, acteur dans la construction d’une zone d’autonomie étiquetée comme déviante, une autonomie non reconnue par la société dominante. Cette zone d’autonomie constitue le socle d’un espace public interne, c’est-à-dire un espace où circule une parole portant des revendications avec un contenu politique.
12La qualification dépend de l’inscription spatiale. Cette identité à laquelle ils rattachent leurs appartenances n’est pas fixe, n’est pas stable, elle est intersubjectivement et spatialement constituée.
13Dans cette zone d’autonomie, l’identité collective se cristallise autour de la contre-culture du punk et du squat. Cette identité collective va pouvoir se déployer dans ce territoire. Elle a la particularité de ne pouvoir être obtenue que par la reconnaissance des pairs, parce qu’elle porte exclusivement sur la vie que l’on mène, sur un mode de vie spécifique qui peut se résumer à une capacité à circuler de squat en squat, à avoir une maîtrise sur l’espace, à pouvoir ouvrir des squats. Un groupe est d’autant plus estimé que l’appropriation territoriale qui lui assure un terrain d’expression de son autonomie a un rayonnement international. Parce qu’il attirait des groupes punk internationaux, le festival annuel organisé au Wagon permettait à ses organisateurs d’obtenir une image valorisante de leurs activités et par conséquent d’eux-mêmes.
14Ce qui est valable pour le groupe l’est aussi pour l’individu, qui peut obtenir l’estime des autres membres du mouvement en s’inscrivant dans des actions et des espaces-temps qui donnent corps à l’identité punk. Il s’agit alors d’organiser, d’assister à des concerts, des activités perçues comme une forme de travail. La reconnaissance de l’utilité des contributions par les pairs permet d’obtenir l’estime sociale de soi. La mobilité a aussi un rôle déterminant dans leur sociabilité, car les festivals et les squats nourrissent en grande partie une territorialité à des échelles variées. Les occupants du Wagon valorisent leurs déplacements, qui sont compris par leurs pairs comme une capacité à l’autonomie. Ce potentiel de mobilité a dans leur système de représentation une valeur de ressources sociales, et donne accès à l’estime des pairs. Ce qui est mis en relief, ce sont les savoirs et les compétences de circulation et de débrouille selon le principe diy (do it yourself) qui prône les valeurs de l’autonomie. La certitude de posséder des compétences utiles et précieuses participe de la valorisation de soi.
15L’importance de la dimension spatiale pour l’identité prend tout son sens avec la destruction du lieu. Le 15 octobre 2004, les forces de l’ordre expulsent les occupants du Wagon suite à une décision du tribunal administratif rendue publique la veille. Ce dernier est rasé dans la foulée alors qu’il est encore soutenu dans le cadre du gip par les pouvoirs publics et notamment la préfecture. Réveillés brutalement au petit matin par une cinquantaine d’agents de police, les habitants sont sommés de faire leurs valises en dix minutes. Ils vivent cet événement comme une humiliation et une atteinte à leur dignité, en estimant que leurs droits ont été bafoués. Cette blessure morale va nourrir dans les jours qui suivent une réaction, une mobilisation pour protester contre ce qui s’apparente à une expérience d’injustice. Mais on observe très vite le démantèlement du groupe, un sentiment de disqualification grandit chez la plupart des membres. La destruction du lieu et l’impossibilité d’en obtenir un autre ont eu raison du collectif, qui a volé en éclats.
À travers cet exemple, on observe l’importance de l’espace. On le voit à l’œuvre dans les opérations de qualification et de disqualification des identités, convoqué comme une clé de compréhension du réel. S’attacher à comprendre les pratiques et les représentations spatiales des individus et des groupes peut donc permettre d’éviter les échecs de relogement, et plus globalement de construire des formes d’accompagnements globaux adaptés.