Notes
-
[1]
J. Trépanier et F. Tulkens, Délinquance et protection de la jeunesse. Aux sources des lois belge et canadienne sur l’enfance, Bruxelles, De Boeck,1995.
-
[2]
M.-S. Dupont-Bouchat et E. Pierre (sous la direction de), Enfance et justice au xixe siècle. Essais d’histoire comparée de la protection de l’enfance, 1820-1914. France, Belgique, Pays-Bas, Canada, Paris, puf, 2001.
-
[3]
Statistique judiciaire de la Belgique, Bruxelles, séries publiées entre 1912 et 1965.
-
[4]
A. Racine, Les enfants traduits en justice. Étude d’après trois cents dossiers du tribunal pour enfants de l’arrondissement de Bruxelles, Liège, Thorne, 1935, p. 33-35.
-
[5]
A. François, Guerres et délinquance juvénile (1912-1950). Un demi-siècle de pratiques judiciaires et institutionnelles envers des mineurs en difficulté, université catholique de Louvain, thèse de doctorat, 2008.
-
[6]
A. François, « Le cas des “madeleines aux petits pieds”. Les juges pour enfants face à la prostitution (1912-1950) », dans J.-M. Chaumont et C. Machiels (sous la direction de), Du sordide au mythe. L’affaire de la traite des Blanches (Bruxelles, 1880), Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2009, p. 181-201.
-
[7]
A. Racine, op.cit., p. 90-91.
-
[8]
P. Wets, L’enfant de justice. Quinze années d’application de la loi sur la protection de l’enfance, Bruxelles, 1928, p. 141.
-
[9]
Archives de l’État à Anderlecht (aea), tribunal des enfants de Bruxelles (teb), dossier n° 421/43. Protection de l’enfance. Enquête au sujet d’un enfant (modèle J), le 3 juin 1943.
-
[10]
aea, teb, dossier n° 421/43. Établissement central d’observation à Mol. Rapport d’observation, le 24 août 1943.
-
[11]
P. Wets, op. cit., p. 142.
-
[12]
Considéré comme l’un des pionniers de la sexologie mais aussi de l’eugénisme en Suisse, le psychiatre Auguste Forel a notamment publié Die sexuelle Frage : eine naturwissenschaftliche, psychologische, hygienische und soziologische Studie für Gebildete, Munich, 1906.
-
[13]
P. Wets, op. cit., p. 142.
-
[14]
A. Racine, op. cit., p. 96.
-
[15]
Ibid., p. 98-105.
-
[16]
Ibid., p. 107.
-
[17]
Sur cette réforme et ses implications : E. Wauters, Le droit pénal des jeunes délinquants, Bruxelles, 1950, p. 63-65.
-
[18]
Cette moyenne est calculée en additionnant pour chaque enfant la durée des différents séjours passés en dehors de sa famille, du déclenchement de l’affaire à sa majorité, et quel que soit le type de placement (public, privé, en service chez des particuliers).
-
[19]
Procès-verbal de l’assemblée générale de l’Union des juges des enfants du 15 juin 1930. Archives de l’État à Beveren.
1Le 15 mai 1912, quelques semaines avant leurs homologues français, les parlementaires belges adoptaient leur première loi sur la protection de l’enfance [1]. La proximité des deux événements n’est pas anodine, tant ces deux initiatives participent d’un même mouvement en faveur d’une justice différente pour traiter de l’enfance [2].
2Mais dans cet élan qui vise à éloigner – sinon sortir – les jeunes délinquants du champ pénal, le législateur belge a assurément franchi un pas de plus, avec l’abandon de la question du discernement et la création de tribunaux pour enfants présidés par des juges spécialisés, qui interviennent non seulement à la suite d’infractions au Code pénal (jusqu’à 16 ans), mais également pour d’autres comportements tels que la prostitution (jusqu’à 16 ans), le vagabondage (jusqu’à 18 ans) ou l’indiscipline dénoncée par les parents (jusqu’à 18 ans). Véritables magistrats de l’exécution, les juges ne prononcent pas des peines mais des mesures qu’ils révisent régulièrement, et dont l’orientation ne repose pas tant sur la gravité des faits commis par les justiciables que sur leur situation personnelle, familiale et environnementale, évaluée par le recours à des enquêtes sociales ou médico-pédagogiques, ainsi que par la mobilisation de délégués à la liberté surveillée.
L’idée que ce premier épisode protectionnel, qui a fonctionné de 1912 à 1965, puisse présenter un visage différent selon le genre des justiciables ne constitue pas a priori une hypothèse déraisonnable. Les études qui se sont multipliées autour de la justice des mineurs ces dernières années ont mis en avant une série de traits dissemblables, tantôt imputés à une structure différente de la délinquance et de sa répression, tantôt à des politiques différenciées dans le chef des magistrats de l’enfance. Cette contribution propose de faire le point sur cette hypothèse, grâce à la mobilisation d’un éventail relativement large de sources concernant l’espace belge durant cette période : statistiques officielles, témoignages des juges et des observateurs, et dossiers de la pratique.
Premiers constats : des garçons plus nombreux
3Patrie de la statistique, la Belgique a laissé la part belle à la justice des mineurs dans ses comptes-rendus sur le fonctionnement en chiffres de ses institutions. La Statistique judiciaire de la Belgique [3] rend ainsi compte annuellement de l’activité de toute la filière, de l’approvisionnement des parquets aux institutions de placement, en discriminant les séries selon divers critères (âge, sexe, arrondissement, etc.), parfois changeants. On y découvre à quel point les chiffres relatifs aux garçons et aux filles signalés aux parquets par les forces de police ou de gendarmerie, voire par les parents eux-mêmes, évoluent en parallèle, connaissant les mêmes augmentations durant les guerres ou sur la fin de la période, mais sur des niveaux très éloignés. Au sein des parquets, les garçons sont en effet surreprésentés par rapport aux filles, qui n’occupent qu’une part allant d’un cinquième à un tiers de la clientèle selon les années. Bien sûr, une telle différence n’a pas échappé aux observateurs de l’époque, qui ont cependant noté que cette faible proportion des filles était elle-même légèrement supérieure aux taux observés parmi les adultes, grâce notamment à la possibilité pour les juges de recourir à des préventions inexistantes dans le droit pénal des adultes, telles la débauche ou l’inconduite [4].
4Dans le processus de la poursuite judiciaire, les parquets jouent un rôle de premier plan, agissant en tant que filtres, choisissant d’envoyer certaines affaires (très peu) à l’instruction, classant sans suite la majorité d’entre elles et ne déférant qu’une proportion toujours plus faible d’enfants devant les juges. À ce stade du cheminement des affaires cependant, les résultats paraissent très similaires pour les garçons et les filles, si ce n’est une légère propension, à partir des années 1930, à poursuivre proportionnellement plus de filles.
La sexualité des filles : une obsession des juges ?
5Les comportements épinglés lors des jugements présentent, selon qu’il s’agisse de filles ou de garçons, une structure pour le moins différente. Si les infractions contre la propriété et l’inconduite dénoncée par les familles forment la majorité des comportements reprochés aux garçons, la répartition des faits commis par les filles est beaucoup plus disparate. L’inconduite y tient également une part prépondérante, suivie des infractions contre les propriétés, mais de manière bien moins importante que pour les garçons. Viennent ensuite le vagabondage, la prostitution et les faits qualifiés d’infractions contre les mœurs, ces derniers en nette progression après la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, une série de qualifications apparaissent de manière exclusive à l’un ou l’autre sexe : les infractions contre les personnes chez les garçons, et les faits de prostitution et de débauche chez les filles.
6Cet intérêt porté aux comportements sexuels des filles s’est par ailleurs très nettement confirmé lors de l’analyse du contenu de 755 dossiers de la pratique [5]. Les pièces relatives au déclenchement de l’affaire et à son instruction par le juge (procès-verbal initial, enquête sociale, etc.) révèlent, derrière une même qualification de vagabondage ou d’indiscipline, des réalités très diverses selon le genre. S’agissant des filles, les dossiers de vagabondage montrent en effet une nette préoccupation des enquêteurs pour leur conduite sexuelle. La notion de vagabondage est interprétée dans son sens le plus large, et s’applique régulièrement à des fugues amoureuses ou à des jeunes filles qui ont la réputation de « courir les garçons ». Pareil constat pour les plaintes en indiscipline, où les relations sexuelles jugées trop précoces se trouvent au cœur de plus de deux tiers des dossiers de filles. Notons à cet égard qu’il n’est pas si exceptionnel de trouver des jeunes victimes de viol ou d’attouchements poursuivies selon la prévention de débauche, tendance revendiquée et assumée par certains magistrats dans un but protectionnel, mais qui ne fait pas l’unanimité chez les praticiens [6].
Apparaît donc ici l’un des traits fondamentaux de cette différenciation selon le genre : tandis que les mœurs sexuelles des garçons ne suscitent l’intérêt que lorsqu’elles s’inscrivent en dehors de la norme (à ce titre, l’homosexualité et les violences sexuelles sont les seuls comportements sexuels au masculin qui suscitent l’intérêt des acteurs de la protection), la simple existence et l’affirmation d’une sexualité motivent la plupart des interventions judiciaires auprès des jeunes filles.
Une discrimination assumée
7Acteurs et observateurs du système sont parfaitement conscients de ces différences de représentations et de traitements des comportements sexuels, selon qu’ils impliquent des garçons ou des filles. Tout en maintenant qu’à âge égal, les filles sont assurément toujours plus avancées que les garçons sur ce plan, la sociologue belge Aimée Racine, l’une des analystes les plus réputées du système protectionnel alors en vigueur, note avec lucidité en 1934 que « l’état d’esprit de nos sociétés est tel que les mêmes relations sexuelles qu’elles stigmatisent dans le sexe féminin leur apparaissent comme parfaitement normales et licites dans le sexe masculin [7] ». Tandis que le juge des enfants de Bruxelles Wets, particulièrement réputé pour son conservatisme, reconnaît que « sans doute attache-t-on plus d’importance à l’inconduite sexuelle de la fille qu’à celle du jeune homme et peut-être est-ce pour ce motif qu’elle nous apparaît plus grave [8] ».
8Outre la nature précise des comportements reprochés – violences sexuelles ou actes dits déviants chez les garçons, relations sexuelles banales ou même contraintes pour les filles –, cette différenciation se poursuit durant tout le processus, de l’examen des causes à la prise de décision quant aux éventuels traitements. En outre, en matière d’atteintes aux mœurs commises par des garçons, seuls les comportements homosexuels et les agressions sexuelles les plus graves ont suscité un véritable questionnement étiologique. Pour aboutir, la plupart du temps, à un recours massif à l’expertise médico-pédagogique envers les premiers et à un désintérêt général des tribunaux et des spécialistes pour les secondes.
9Citons par exemple le cas d’Émile L., auteur d’attouchements graves sur une petite fille de 5 ans, et au sujet duquel le juge fait appel à un délégué à la protection de l’enfance visiblement au fait avec les sciences du psychisme. Présumant le jeune garçon anormal et en proie à des troubles comportementaux, le délégué suggère l’observation clinique et conclut sur le principe de précaution : « Mieux vaut priver un anormal de liberté que de risquer de lui laisser faire de nouvelles victimes [9]. » Le rapport d’observation de l’établissement de Mol dédramatisera ce premier avis : « C’est donc plutôt un geste de curiosité malsaine, fait par quelqu’un chez qui l’instinct sexuel s’est trouvé éveillé par l’adolescence en évolution et par les quelques vagues connaissances sur cette question qu’il pouvait posséder et qu’il voulut vérifier ou mettre en pratique [10]. » Ainsi imputées à la curiosité et à des pulsions propres à l’adolescence et à ses mutations, les violences sexuelles commises par les garçons inspirent la clémence des experts et des juges. Sur 755 dossiers, sept seulement concernaient des atteintes aux mœurs, toutes relativement graves. Aucun de ces mineurs ne fera l’objet d’un placement des suites de ses actes, à l’exception d’un garçon récidiviste.
10Les faits de mœurs seront donc presque systématiquement imputés aux tourments de la puberté pour les garçons. Aussi violentes et illégales ces manifestations soient-elles, elles n’en demeureront pas moins passagères, puisque assignées à une période circonscrite de l’existence. C’est du moins en ces termes rassurants que l’envisageront les experts intervenus sur ces dossiers.
11De son côté, l’expérimentation sexuelle chez les filles constituerait le premier pas vers la déchéance physique, sociale et morale. Magistrats et analystes empruntent à toutes les disciplines les arguments qui donneront une légitimité scientifique à ce principe moral de préservation de la jeune fille avant le mariage. « Le cerveau de la femme est bien autrement dominé par les images sexuelles et surtout par leurs irradiations que celui de l’homme [11] » explique le juge Wets, s’inspirant des travaux de Forel en Suisse [12]. Moins plastique, il inscrirait ces comportements plus facilement dans la routine, si bien que chez une femme « systématiquement dressée aux aberrations sexuelles, puis maintenue dans cette voie, toutes ses idées, du soir au matin et du matin au soir, se concentrent sur la débauche et les rapports sexuels, de sorte qu’il devient impossible plus tard de la ramener à une vie de travail et à l’accomplissement de devoirs sociaux sérieux [13] ». De son côté, Racine, très au fait avec la production sociologique de son temps, attribue sans détour cette focalisation sur la sexualité des jeunes filles à une sorte de choc culturel, dans la mesure où « la conception éthique – explique-t-elle – adoptée par la classe bourgeoise, incorporée dans les codes et exprimée dans les livres religieux, est loin d’être partagée par la société tout entière, et notamment par les classes laborieuses et déshéritées [14] ». Racine dresse par ailleurs le portrait de couches populaires particulièrement dépravées, où la promiscuité des taudis révèle l’intimité des couples, qu’un « fatalisme tranquille » a rendu indifférents, à la maternité illégitime notamment, si ce n’est pour les soucis financiers qu’elle entraîne [15].
Pourquoi, dans ces conditions, s’évertuer à imposer les normes d’une certaine élite à la société tout entière et se préoccuper autant de l’inconduite des filles, demande Racine, « si cette inconduite n’en est pas une aux yeux des personnes parmi lesquelles elles sont appelées à vivre ? ». Et la sociologue de répondre à cette objection de certains défenseurs des libertés individuelles par l’énumération des grands dangers qui guettent la jeune fille immorale : traite des Blanches, maternités hors mariage et maladies vénériennes, sans parler d’un ensemble de dégradations subtiles mais fâcheuses du comportement (irrégularité au travail, avilissement du mode de vie et relâchement des manières [16]).
Un traitement plébiscité : le placement en institution
12Voilà qui annonce un souci particulier pour le redressement des jeunes filles, que les chiffres relatifs aux mesures prononcées par les juges ne démentiront pas. La répartition des mesures est en effet sujette à de larges variations selon le sexe, qui trahissent des traitements globalement plus sévères à l’égard des filles. Près de la moitié des garçons sont effectivement réprimandés (tendance à la baisse sur la fin de la période), alors que la proportion de filles subissant le même sort n’atteint pas 30 % de moyenne annuelle. La part d’enfants confiés conditionnellement à un établissement de l’État, et donc en réalité remis en liberté (surveillée), est pour sa part très égale chez les garçons et les filles (respectivement 23 % et 24 % en moyenne). Concernant les placements effectifs, la proportion des uns et des autres placés dans un établissement de l’État est également assez proche (11,7 % en moyenne pour les garçons, contre 9,6 % pour les filles), la différence se situant sur le plan des établissements privés, où en moyenne 32 % des filles sont placées, contre 11 % de garçons. À elle seule, cette différence au niveau des placements résorbe le fossé séparant filles et garçons réprimandés.
13Ce phénomène de différenciation des traitements selon le genre agit comme un puissant révélateur d’une autre tension typique de la manière dont s’est implanté le système belge de la protection de l’enfance, à savoir l’articulation entre les secteurs public et privé, ce dernier étant constitué d’une mosaïque d’institutions de plus ou moins grande taille. La loi de 1912 laisse en effet le juge libre de choisir le type d’institution qui accueillera chaque enfant qu’il décide de placer. La tradition qui prévalait jusqu’alors était le placement en école de bienfaisance de l’État. Cependant, dès les premières années d’application de la loi, une constellation d’institutions privées (orphelinats, institutions de relèvement des jeunes filles, etc.), qui jusque-là ne se destinaient pas à l’accueil des enfants de justice, absorberont une part de plus en plus importante de la clientèle des tribunaux pour enfants.
14Se livrant une concurrence qui ne dit pas son nom, institutions publiques et privées – les premières précédant souvent les secondes – se distinguent les unes des autres par une nette tendance à la spécialisation : accueil des plus jeunes, traitement médical et moral des jeunes filles atteintes de maladies vénériennes ou enceintes, soin des tuberculeux, sections d’observation. Le paysage institutionnel belge est par ailleurs éminemment religieux. Plusieurs grandes congrégations religieuses (Bon-Pasteur, madeleines, sœurs du Sacré-Cœur) couvrent tout le territoire et entretiennent des liens privilégiés avec les milieux philanthropiques et les juges. Ces derniers marqueront d’emblée leur préférence pour les établissements privés, malgré les politiques gouvernementales destinées à favoriser les placements dans les établissements d’éducation de l’État, réformés en 1921 [17]. Les institutions publiques peinent à se défaire de leur image d’anciens pénitenciers, et apparaissent de plus en plus délaissées par les magistrats, qui ne leur réservent que les éléments les plus récalcitrants, souvent eux-mêmes renvoyés des institutions privées.
15Cet hermétisme des juges aux injonctions du politique ou de l’administration, que traduit leur délaissement des institutions publiques, connaît cependant des limites : durant la crise économique qui sévit dans les années 1930, les juges devront faire face à une série de restrictions budgétaires de la part de l’administration de la justice qui continuellement les enjoint à placer moins et moins longtemps. Les magistrats multiplieront alors les placements en service chez des particuliers : transition entre l’institution et la liberté, les mineurs y sont surveillés d’assez près pour offrir des garanties, y compris au point de vue moralité, sans rien coûter au Trésor public. Amorcé dès les premières années d’application de la loi, le succès des placements chez des particuliers ne fera que se confirmer par la suite, pour fléchir durant la Seconde Guerre mondiale, certainement du fait d’une réduction de l’offre de travail pendant le conflit. Ce type de placement survient généralement en fin de parcours ; il semble s’accorder tout naturellement avec ce réflexe des intervenants qui consiste à maintenir le mineur éloigné du giron familial, même lorsque son comportement a fait l’objet d’évaluations positives.
Il est en effet une réalité que seule l’étude des trajectoires consignées dans les dossiers permet d’appréhender : pour la plupart de ces enfants, le jugement initial ne constituera qu’une première étape du parcours judiciaire : jusqu’à leur majorité, leur situation sera susceptible de révision, les juges procédant par essais-erreurs, modifiant les régimes en fonction du comportement du mineur, mais également de la conformité de son milieu. Au total, la durée de séjour dans ces placements, tous types confondus, est estimée à respectivement 1 036 et 1 054 jours cumulés en moyenne, constituant un autre point de comparaison entre filles et garçons [18]. Il importe, cependant, de mesurer le caractère tout relatif de cette apparente équité. Les filles de Justice amorcent leur parcours judiciaire plus tard que les garçons : sur les 311 mineurs placés de l’échantillon sur lequel repose cette étude, l’âge lors du déclenchement de l’affaire est en moyenne de 13 ans et demi pour les garçons, contre 15 ans et demi pour les filles. Nombre de filles ne sont d’ailleurs libérées qu’à l’imminence de leur majorité, ce qui laisse à penser que les juges, sans cette contrainte légale, auraient sans doute prolongé leur placement. La durée des placements est le fondement même du processus de rééducation qui, selon une opinion très répandue, est un processus lent, progressif et semé d’embûches. Un processus qui concerne d’ailleurs tout autant l’enfant que son milieu, qui doit se montrer apte à l’accueillir dès sa remise en liberté. C’est là l’une des tâches des délégués à la protection de l’enfance, chargés ensuite de surveiller régulièrement le mineur dès sa sortie de l’institution, à travers une liberté surveillée censée prolonger les effets bénéfiques du séjour en institution. Surveillance qui, on l’imagine, privilégiera des domaines très typiques, dont témoignent les rapports émis par les délégués : régularité à l’atelier et remise du salaire pour les garçons, absence ou sérieux des fréquentations et aptitude à gérer les tâches ménagères pour les filles.
Conclusions : un double standard
16Que retenir d’une telle approche comparée, si ce n’est ce constat propre à toute cette première moitié du xxe siècle : moins nombreuses certes que les garçons, les filles écopent de traitements globalement plus sévères de la part des juges, presque toujours au prétexte de leur légèreté. Celle-ci devient un motif d’intervention judiciaire, grâce à la présence, au cœur même de la norme, de dispositifs facilitant la répression de comportements – vagabondage, indiscipline, prostitution – qui, dans la justice des adultes, ne constituent pas (ou plus) des infractions proprement dites. Au final, en comparaison avec leurs homologues masculins, rares demeurent les mineures qui, à l’issue du jugement ou d’une éventuelle révision ultérieure, échapperont à l’enfermement. Le placement en institution, que vient souvent prolonger un placement en service, s’avère alors, selon une opinion largement répandue, le seul moyen d’accomplir leur relèvement moral et de les préserver des dangers qui les guettent au dehors.
17Cette double différenciation se poursuit jusque dans le programme éducatif des institutions, qui reflète un projet de remoralisation de la jeunesse dont les acteurs, à l’image du juge des enfants de Bruxelles Wets en 1930, rappellent régulièrement qu’il correspond à ce double standard :
« Tel indiscipliné est devenu un modèle d’ordre et de discipline, il a fait un impeccable service militaire, il est devenu un ouvrier laborieux, un employé régulier, un fils respectueux et attentif ; telle jeune égarée est devenue, sous l’influence régénératrice de l’œuvre éducative, une jeune fille correcte, travailleuse, qui se muera bientôt en une jeune maman, attachée à ses devoirs familiaux, et fera honneur à l’enseignement ménager qui lui aura été prodigué [19]. »
Notes
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[1]
J. Trépanier et F. Tulkens, Délinquance et protection de la jeunesse. Aux sources des lois belge et canadienne sur l’enfance, Bruxelles, De Boeck,1995.
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[2]
M.-S. Dupont-Bouchat et E. Pierre (sous la direction de), Enfance et justice au xixe siècle. Essais d’histoire comparée de la protection de l’enfance, 1820-1914. France, Belgique, Pays-Bas, Canada, Paris, puf, 2001.
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[3]
Statistique judiciaire de la Belgique, Bruxelles, séries publiées entre 1912 et 1965.
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[4]
A. Racine, Les enfants traduits en justice. Étude d’après trois cents dossiers du tribunal pour enfants de l’arrondissement de Bruxelles, Liège, Thorne, 1935, p. 33-35.
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[5]
A. François, Guerres et délinquance juvénile (1912-1950). Un demi-siècle de pratiques judiciaires et institutionnelles envers des mineurs en difficulté, université catholique de Louvain, thèse de doctorat, 2008.
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[6]
A. François, « Le cas des “madeleines aux petits pieds”. Les juges pour enfants face à la prostitution (1912-1950) », dans J.-M. Chaumont et C. Machiels (sous la direction de), Du sordide au mythe. L’affaire de la traite des Blanches (Bruxelles, 1880), Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2009, p. 181-201.
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[7]
A. Racine, op.cit., p. 90-91.
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[8]
P. Wets, L’enfant de justice. Quinze années d’application de la loi sur la protection de l’enfance, Bruxelles, 1928, p. 141.
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[9]
Archives de l’État à Anderlecht (aea), tribunal des enfants de Bruxelles (teb), dossier n° 421/43. Protection de l’enfance. Enquête au sujet d’un enfant (modèle J), le 3 juin 1943.
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[10]
aea, teb, dossier n° 421/43. Établissement central d’observation à Mol. Rapport d’observation, le 24 août 1943.
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[11]
P. Wets, op. cit., p. 142.
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[12]
Considéré comme l’un des pionniers de la sexologie mais aussi de l’eugénisme en Suisse, le psychiatre Auguste Forel a notamment publié Die sexuelle Frage : eine naturwissenschaftliche, psychologische, hygienische und soziologische Studie für Gebildete, Munich, 1906.
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[13]
P. Wets, op. cit., p. 142.
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[14]
A. Racine, op. cit., p. 96.
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[15]
Ibid., p. 98-105.
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[16]
Ibid., p. 107.
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[17]
Sur cette réforme et ses implications : E. Wauters, Le droit pénal des jeunes délinquants, Bruxelles, 1950, p. 63-65.
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[18]
Cette moyenne est calculée en additionnant pour chaque enfant la durée des différents séjours passés en dehors de sa famille, du déclenchement de l’affaire à sa majorité, et quel que soit le type de placement (public, privé, en service chez des particuliers).
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[19]
Procès-verbal de l’assemblée générale de l’Union des juges des enfants du 15 juin 1930. Archives de l’État à Beveren.