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Article de revue

Reculs sur la fonction d'éducateur

Pages 67 à 69

1Quand un stagiaire me qualifie gentiment de « bête de terrain », avec ce brin d’admiration candide qu’ont les apprentis pour leurs initiateurs, je souris… flattée de ce que je considère, à tort ou à raison, comme un compliment à l’endroit d’une pratique éducative de trente-trois ans que j’ai la vanité de croire, sinon efficace, du moins pas trop sclérosée ! Mais il est si facile de se flatter d’une expérience qui ne peut, en rien, prouver sa qualité d’exercice, et peut parfaitement se traduire en autant d’années d’erreurs répétées ! « Méfiez-vous des gens qui ont de la bouteille, dit Joseph Rouzel, ils n’en ont souvent que l’étiquette »… Je me le tiens pour dit !

Éducateur du judiciaire

2Quelques représentations livrées par les médias sur le thème d’une poignante aventure entre un gosse rebelle et un éducateur, qui trop mièvre, trop rustique, trop glandeur ou trop zélé, n’ont pas vraiment arrangé les choses. Le profil hésite toujours entre la caricature de mère Teresa et celle de Superman… La chose éducative ne s’accommode guère de la séquence télévisée, qu’elle soit sous la forme d’un reportage (généralement déprimant) ou sous celle d’un film (généralement mélo) ; rien ne ressemble jamais vraiment à ce que nous vivons tous les jours.

3Il est évident que le juge des enfants est de plus en plus pressenti, bien malgré lui parfois, comme « l’homme de la situation » dans l’arbitrage de ces difficultés relationnelles, aux degrés de gravité très variables. Le recours au juge des enfants semble bien se substituer à celui du paterfamilias, dont l’espèce serait, de l’avis général, en voie d’extinction, et pour le moins en voie de mutation.

4Alors, l’éduc est à l’honneur, plus volontiers réclamé au masculin qu’au féminin, comme s’il s’agissait, au fond, de fournir un « père adoptif » aux petits en mal d’autorité. Comment pouvons-nous encore accepter l’amalgame ainsi réalisé entre une position de substitut paternel et une position de support à la fonction paternelle ? Mieux vaut être au clair avec sa fonction, ça limite un peu les méprises… surtout les mauvaises farces dont l’enfant ne peut qu’être le dindon ! Il en est, heureusement de moins en moins, mais encore beaucoup trop à mon goût, pour se coller à cette illusion qui nourrit en partie l’imaginaire collectif d’un métier de vocation. Du coup, l’éduc trop distancié tend à passer pour un « glandeur » auprès de ceux qui ne veulent toujours pas saisir qu’un « bon » éducateur ne se mesure pas au nombre de paroles prononcées ou d’actes posés. Un enfant abîmé ne se répare pas en six mois… du moins peut-on essayer de comprendre en quoi et comment il l’est, pour éviter, si c’est possible, d’en rajouter une couche.

Du danger de se croire en terrain conquis

5Il peut suffire, en d’autres circonstances, d’une parole malheureuse pour prendre la porte sans ménagement. J’en ai personnellement fait les frais le jour où je me suis cru autorisée à dire à une maman excessivement possessive que l’on n’était pas « propriétaire de son enfant ». Tout le monde ne peut pas être adepte de Dolto ! J’ai dû battre en retraite du domicile, car la dame ulcérée m’envoyait à la tête le volumineux paquet de radios et certificats médicaux prouvant, à son avis, que la gamine avait plus besoin des soins exclusifs de sa maman que de l’école.

6J’ai appris, beaucoup plus tard, qu’elle imaginait que le sang de sa fille était « pollué » par la dépendance toxicomaniaque de son géniteur et s’était convaincue que la gamine avait fait l’objet d’une tentative d’empoisonnement pendant l’exercice d’un droit de visite. J’avais donc largement sous-estimé les enjeux de la relation… et dans ce manque de prudence élémentaire, la réaction est toujours immédiate, autant qu’explosive.

7Avant de quitter l’immeuble, j’ai dû affronter une partie de la famille élargie résidant dans les appartements voisins, alertée par les hurlements de la dame qui ne manquait pas d’en rajouter, pour neutraliser plus sûrement tout risque d’intervention ultérieure. Grand-mère, oncles et tantes réclamaient bruyamment leurs droits à des explications quant à cette vérité, pour moi des plus communes, qui faisait, pour eux, office de loi révoltante, en ce qu’elle contenait de menace de dépossession.

8J’ai dû beaucoup m’excuser de la brutalité de mes propos pour pouvoir quitter la cité sans risquer d’y être lynchée… Il faut savoir publiquement reconnaître ses erreurs, que l’on soit ou non sur un terrain sensible dans ses rapports avec l’autorité judiciaire et ses émissaires ! Il est parfaitement normal pour un intervenant d’admettre qu’il a pu commettre une « faute de délicatesse » dans le « plaquage » de ses convictions sur celles de l’usager.

Réflexions sur les pratiques

9L’éduc louvoie entre ceux qui lui reprochent d’être « payé à rien foutre » et ceux qui le soupçonnent d’être un activiste forcené. Entre ceux qui le considèrent comme un simple exécutant et ceux qui le consultent comme un grand spécialiste de la « chose éducative » : voyeur ou voyant, voyer, dévoyé, il voyage au cœur de la vox populi, en essayant de ne pas perdre sa voie.

10Je cède, bien sûr, comme tant de mes collègues, aux assauts de la culpabilité, quoique consciente de ne pouvoir refaire le monde et fort heureusement pas payée pour ça (ce serait trop mal payé !).

11Je cède, parfois aussi, à la facilité. Il y a des économies d’énergie nécessaires à la sauvegarde de son propre équilibre. Frustrer l’usager de ce qu’il réclame avec force, insistance ou grande habileté revient à se frustrer soi-même des gratifications de la reconnaissance. Ça revient à composer avec l’agressivité, la disqualification, pas seulement de la part de l’usager, mais aussi de la part de son entourage élargi, de l’environnement social, quelquefois même de tout un réseau socio-éducatif impliqué dans la situation.

12« Ça ne vous empêche pas trop de dormir ? » me demandait un jour un directeur d’établissement, sur le ton du reproche, à propos d’une adolescente multipliant les passages à l’acte fugueurs pour obtenir un placement qui semblait injustifié en l’état de nos investigations. Elle ne me donnait que de mauvaises raisons et j’espérais un peu plus d’authenticité de sa part pour en construire éventuellement le projet.

13Or, je ne crois pas aux vertus de la seule compassion en matière éducative. « Si quelqu’un trempe la soupe avec ses larmes, dit un proverbe peul, ne lui demande pas de bouillon. » Autant que possible même, et là c’est moi qui le dis : « Évitons de le lui faire boire ! »

14La gestion simultanée d’une vingtaine de situations, plus complexes les unes que les autres, démultiplie le phénomène de la « con-passion », certains jours, d’une façon humainement intolérable, de la part de ceux qui pensent avoir « le monopole du cœur »… ou la panoplie complète du prêt-à-porter éducatif ! Ceux-là semblent toujours plus investis que les autres : en réalité, leur ego est plus bénéficiaire de leur zèle que l’ado !
Fluctuant, soumis à tout un ensemble de paramètres dont nul ne peut avoir la maîtrise, le seuil de tolérance à la frustration indispensable au bon exercice du métier d’éduc n’est perfectible que dans la capacité à prendre de la distance avec l’événement et les affects qui l’accompagnent. Ça se travaille… En faire l’économie équivaut à se maltraiter physiquement, psychiquement… donc, tôt ou tard, à maltraiter l’usager. Je sais, pour ma part, que dans une même journée, si j’ai eu maille à partir houleux avec plus de trois personnes, la quatrième a toutes les chances de me faire « craquer ». Au mieux, elle me mettra en colère et j’en assumerai, bon an, mal an, les conséquences. Au pire, elle m’amènera à poser un acte que je sais inutile et pressens voué à l’échec, dont, forcément, quelqu’un va faire les frais puisque ce sera la démonstration d’une erreur. Et au bout du compte, il y aura toujours quelqu’un pour affirmer ce dont certains s’enorgueillissent mais qui, personnellement, ne saurait me flatter : « La pauvre, elle s’est donné du mal… mais ça n’a pas marché ! »

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