Note
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Erving Goffman, Stigmate, Paris, éditions de Minuit, 1975.
1Il semble que la question de l’accueil fait à la personne est un instant primordial où se créent, déjà, les premières images, les préjugés, qui vont orienter implicitement le sens de la démarche éducative. Toutefois, l’ouverture à un dialogue franc et libre au sein de l’équipe éducative demeure un « garde-fou » solide pour éviter que les professionnels ne sombrent dans une posture d’omnipotence. L’objet n’est donc pas de combattre les représentations préalables, qui sont inéluctables dans le fonctionnement psychique et social, mais plutôt d’essayer d’en devenir conscient et de pouvoir avoir la liberté intellectuelle de les accepter, de les remettre en cause, en parlant avec les collègues.
2Le regard pétillant et un sourire accroché aux lèvres, Hélène avance au foyer de vie avec une énergie débordante. Elle prend toujours les choses du bon côté et rien ne semble entamer sa bonne humeur. Sa petite taille l’ennuie un peu, parfois elle s’en plaint. Mais, finalement, elle positive et se dit que ce n’est pas ça qui l’empêchera de rencontrer un jour l’homme de sa vie. Elle pense avoir beaucoup de choses à faire auparavant : se marier « c’est bien quand on a 30 ans, dit-elle, j’ai encore dix ans devant moi ».
3Nicolas, lui, est plutôt nonchalant. Dans la mecs (Maison d’enfants à caractère social) qui l’accueille, tout semble être une contrainte, jusqu’aux escaliers qu’il peine à monter pour aller dans sa chambre. Son regard est bas. Toujours vêtu d’un pantalon de sport et de ses baskets trouées, il arpente les couloirs de l’établissement, sans but. Son rêve, c’est de conduire un jour une Aston Martin et d’être musclé comme les catcheurs qu’il regarde inlassablement à la télévision.
4Des rêves, voilà bien longtemps qu’Abdel ne semble plus en faire. En tout cas, c’est ce qu’il dit souvent : « Moi, j’arrête de rêver. » Les traits tirés, le regard un peu perdu, il est accoudé aux escaliers d’une sortie de métro parisien, comme tous les jours. Là, il regarde les gens qui entrent et qui sortent, au gré des canettes de bière qu’il consomme. Sa coiffure est impeccable, comme ses habits. Abdel attend. Du moins, c’est ce qu’il répond lorsque l’équipe du pes (Programme d’échange de seringues) lui demande ce qu’il fait.
5Hélène, Nicolas et Abdel sont des personnes que j’ai croisées durant mon parcours professionnel et pendant les stages effectués lors de la formation d’éducateur spécialisé. Si je devais résumer en un mot ce qui les unit tous les trois à mes yeux, je parlerai sûrement de « surprise ». À un moment qui a fait point de bascule dans la relation avec eux, je me suis dit : « Je le/la redécouvre, il/elle me montre autre chose que ce que je pensais au départ. » Cette dimension « non figée » de la relation m’a amené à réfléchir sur la pratique éducative dans le cadre de mon mémoire de fin de formation, et en particulier sur le sens de l’accueil au sein de différents dispositifs. Dans cette mise en perspective des trois champs d’action (le handicap mental adulte, la protection de l’enfance, la réduction des risques), la notion de représentation est apparue comme un élément central de la relation entre le professionnel et la personne accueillie. Ainsi, je me suis interrogé sur l’influence qu’exercent les représentations dominantes de l’institution éducative sur la perception de l’éducateur.
Premiers contacts
6Lire le dossier de la personne qui va arriver au sein de la structure, la croiser au hasard d’une discussion informelle ou d’un temps éducatif bien identifié, autant de situations singulières qui créent les conditions premières de la relation et façonnent d’emblée une première esquisse de ce que pourrait être l’autre. Comme de nombreux théoriciens l’ont souligné, la construction de l’autre par les représentations est une tentative de maîtrise de l’environnement social et humain pour orienter les conduites et la communication.
7Cette reconstruction du réel, et la distance que peut prendre le professionnel avec ce qu’il perçoit constituent une problématique courante dans le champ de l’éducation spécialisée. Ce type de questionnement semble d’ailleurs perdurer au sein de certaines équipes éducatives et cela est plutôt salutaire lorsqu’on appréhende les relations humaines sous le prisme de l’authenticité. C’est dans cette perspective que j’ai essayé de « vivre » mes rencontres avec les personnes présentées plus haut.
8La rencontre avec Hélène, Nicolas et Abdel s’est ainsi structurée autour de premières caractérisations qui m’ont été « don-nées » : Hélène, cataloguée dans un rapport comme étant « soumise à la parole de la mère » ; Nicolas, estampillé « futur pensionnaire de Fleury-Mérogis » par un responsable hiérarchique de l’équipe ; Abdel, très vite présenté comme « ingérable et colérique »… Autant d’éléments saillants qui ont organisé de prime abord ma pensée au sujet de ces trois personnes ; invitations à orienter ma pratique puisqu’ils semblaient admis par tous et que les postures de mes différents collègues s’adaptaient en fonction des étiquettes sciemment ou inconsciemment posées sur le dos des trois personnes. En tant que professionnel, comment s’accorder la liberté de dépasser ces vérités préexistantes pour donner sa place à la part d’inconnu qui fait le charme de la relation ?
9Pour chacune des personnes que je viens de citer, ces informations me sont parvenues avant que je puisse les rencontrer physiquement. Mais le mode de traitement des représentations que mes collègues et moi pouvions entretenir au sujet des personnes accueillies s’est avéré différent.
Trois institutions, trois manières de penser la représentation
10Qu’il s’agisse d’un foyer de vie accueillant des adultes déficients intellectuels, d’un foyer de l’enfance ou d’un programme d’échange de seringues, chaque structure a sa propre identité, sa propre manière d’envisager le sujet, son expérience pour accueillir la personne.
11Ainsi, dans le cas d’Hélène et de Nicolas, l’image d’une jeune fille fragile « à protéger » pour la première, celle d’un futur délinquant pour le second, étaient intimement liées à toutes les discussions, aux débats et tentatives d’analyse à leur sujet. Il m’a fallu du temps pour réaliser que les personnes ne se résumaient pas aux images que nous en avions. Cela pouvait alors être en contradiction avec la tendance normalisatrice des établissements.
12Dans le cas d’Hélène, j’étais l’acteur principal de cette farce qui consistait à n’agir, dans un premier temps, que dans l’optique de la prémunir des mauvais coups qu’elle aurait pu recevoir une fois lancée dans le grand bain de la collectivité, milieu qu’elle n’avait jamais franchement fréquenté jusqu’à son entrée au foyer. J’avais plongé dans la parole experte du psychologue, qui prétendait voir en Hélène « une personne fragile, immature et soumise à la parole de la mère ». De même, les paroles prononcées par le chef de service de la mecs au sujet de Nicolas et de son prétendu potentiel. Sous ces mots terriblement simplificateurs, l’image qui est renvoyée oriente de façon à ce qu’un minimum de questions se posent. La confiance que l’on porte à la parole d’un psychologue ou d’un chef de service éducatif, de par leur statut, réduit la remise en cause des qualificatifs qui sont établis. Pour Hélène comme pour Nicolas, c’est cette visée pratique de la représentation qui induit une façon de communiquer et de se comporter face aux personnes dont il est question, à l’image de ce que Denise Jodelet décrit dans le processus de formation de la représentation sociale. La simplification, en termes sommaires, accessibles et suffisamment éloquents, a pour objectif le contrôle d’un environnement qui n’est pas tout à fait maîtrisé. Autrement dit, face à l’inconnu dans le cas d’Hélène, ou face au non-gérable dans le cas de Nicolas, le rapprochement du professionnel vers des éléments « fiables » limite la part de surprise liée à toute relation entre deux personnes. Ceux-ci permettent en outre d’objectiver l’incertitude ou la nouveauté, de justifier et d’excuser l’échec dans l’accompagnement éducatif.
13Si la fixation sur un élément précis peut devenir l’organisateur de la représentation d’une équipe professionnelle au sujet de la personne, cette dernière ne reste bien souvent pas insensible à l’image qu’elle renvoie. Dans Stigmate, Erving Goffman [1] explique comment la personne stigmatisée se met parfois « en représentation ». Dans sa théorie, il estime que l’acceptation et l’utilisation du stigmate permettent à l’individu de trouver sa place dans la vie sociale et de se constituer une identité propre : par exemple, de se raccrocher à un groupe d’appartenance et donc de vivre moins douloureusement, voire très bien, les situations stigmatisantes. Ainsi Nicolas avait-il parfaitement conscience de ce qu’il véhiculait aux yeux des éducateurs, et le quotidien montrait qu’il entretenait son rôle d’enfant ingérable. La fonction normalisatrice de la représentation agit là comme un effet miroir : l’éducateur considère qu’il a en face de lui un délinquant potentiel, donc le jeune fait étalage de toute sa capacité à l’être.
14L’expérience au quotidien et mon désir de ne pas voir en ces deux personnes que les images préconçues véhiculées jusqu’alors ont eu raison des représentations résolument négatives que j’entretenais. Négatives, car finalement, Hélène et Nicolas pâtissaient le plus de cet étiquetage en règle. On touche là à la force qui, me semble-t-il, réside au fond de chacune des personnes accueillies au sein des dispositifs. Cette petite flamme parfois vacillante qui entretient l’espoir. L’espoir pour la personne d’être vue comme différente de ce que peut percevoir l’éducateur, bardé de sa technique, de son savoir-faire et de son expérience du relationnel. C’est cette petite flamme que l’éducateur devrait s’appliquer à chercher, même s’il lui faut passer par la remise en cause de ses certitudes. Et c’est là un élément déterminant qui fait la force de la relation éducative. « Prendre le risque d’accepter que l’autre puisse être différent », cela semble être une vérité partagée en théorie par bon nombre de professionnels croisés dans mon parcours, mais souvent oubliée dans la réalité des faits.
15Quelques semaines après son arrivée au foyer de vie, Hélène montrait à quel point elle pouvait être autonome, dynamique et créative. Visiblement, l’émancipation de l’univers familial avait des effets positifs sur ses projets d’avenir. Au sein du foyer, elle n’évoluait plus avec l’image d’une jeune fille, mais plutôt avec celle d’une jeune adulte. Nicolas, de son côté, avait ouvert quelques brèches dans le mur qu’il avait bâti entre lui et moi, ouvertures dans lesquelles je m’étais aventuré et l’avais alors découvert, non pas comme un préadolescent fermé, inabordable et distant, mais comme un garçon sensible, doué et parfois drôle, à l’encontre de l’image qu’il pouvait renvoyer dans le quotidien de la mecs.
16La liberté de pouvoir échanger sereinement sur ses propres représentations est visiblement un luxe que toutes les institutions ne peuvent pas se permettre. Dans le cadre du pes, la valeur donnée à la parole de la personne accueillie et celle accordée à l’éducateur, fût-il stagiaire, étaient sans commune mesure avec ce que j’avais pu connaître au sein de la mecs et du foyer de vie. L’ensemble de l’équipe abordait sans retenue ce qui posait question au sujet des personnes fréquentant le pes. Pour le coup, la spécificité du dispositif d’accueil (anonymat, libre adhésion) donnait une dimension autrement moins normée et bien plus spontanée que ce que j’avais vu dans le cadre de l’internat. Non pas que je sois contre l’internat. Simplement, dans l’univers du pes, l’éducateur est de fait soumis à la spontanéité de l’échange car rien n’oblige son interlocuteur à rester. Le fil de la relation est à tisser, petit à petit, et il m’a semblé bien plus fragile qu’ailleurs.
Une autre différence vient renforcer l’idée que l’on peut traiter librement des représentations entretenues au sein d’une institution. Le fait de croire, vraiment, que l’autre, au-delà de son parcours, sa situation et son comportement, puisse faire avancer sur le plan professionnel et donc humain participe à la conception d’un accueil sensible et symétrique. Dans les faits, le principe de base, érigé presque en règle d’or au sein de l’équipe, consistait à dire « qu’il n’y a pas de meilleur connaisseur en matière de réduction des risques que l’usager lui-même ». Le dispositif d’accompagnement se refusait à toute posture d’omnipotence (« l’éducateur sait ce qui est bon pour toi ») et avait fait le pari de prendre le risque du changement.
En définitive, mon expérience dans ces trois structures m’a permis de mettre en perspective une donnée incontournable dans les relations qui se créent au quotidien. Parler d’une pratique éducative et tenter d’en faire l’analyse c’est, à mon sens, commencer par préciser quelle perception je me fais de l’autre. En traitant cette question des représentations, je me rends compte à quel point c’est un sujet délicat à aborder au sein des institutions. Parler de ses propres représentations et de celles qui sont entretenues en équipe demande un certain recul et une ouverture au dialogue. Malheureusement, dans mon expérience du travail social, il apparaît que peu d’équipes réfléchissent à ce sujet. La remise en question des représentations de la personne accueillie me semble entrevue uniquement sous le prisme de la capacité de cette dernière à pouvoir intégrer pleinement le dispositif d’accueil. De ce fait, il est plus facile de dire en équipe au sujet d’une personne : c’est « un profil qui ne correspond pas » (comme ce fut le cas pour Nicolas), à défaut d’essayer de mettre à plat la vision que chacun a de cette personne et de tendre vers une perception plus positive de la réalité. Pour conclure, je reprendrai volontiers une des hypothèses de l’équipe du pes qui estime qu’il n’y a pas de mauvaises personnes accueillies, il n’y a que des mauvais éducateurs.
Note
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[1]
Erving Goffman, Stigmate, Paris, éditions de Minuit, 1975.