1Ici, penser réclame une capacité d’émancipation au regard de ce qui fait l’ordre et les directions imposées par les petits chefs. Et si l’anarchie n’est pas le n’importe quoi mais bien au contraire une dimension ontologique du devenir humain, alors il faut oser penser à tue-tête.
« Quand une doctrine serait excellente, elle ne peut jamais l’être au point de satisfaire entièrement un homme digne de ce nom. Et quand il n’en verrait pas d’abord le défaut, il doit penser qu’il existe, et se doit de garder une liberté contre elle, car un être est toujours plus capable d’une nouvelle pensée qu’une certaine pensée ne l’est de lui puisqu’elle est fixée et moment, mais l’homme change, et les choses. »
« Ça fait longtemps que ça dure, mais ça ne fait que commencer. »
2Lorsque l’on parcourt les dictionnaires à la recherche de quelques précisions ou définitions de l’anarchie, nous sommes bien vite amenés à déceler un amalgame extraordinaire entre l’ordre, l’organisation et le conformisme. En effet, l’anarchie, c’est l’absence de l’un ou l’autre de ces facteurs, ou même de plusieurs d’entre eux, à en croire les dictionnaristes. Il est vrai que l’étymologie grecque du terme (an-arché) signifie absence de gouvernement, ou absence de chef. Mais il est bien dommage que parmi les dictionnaires les plus actuels, on ne traite en rien de l’évolution du mot même qui, aux antipodes de ses origines, s’est dès lors laissé enfermer dans les carcans simplificateurs qu’il dénonçait lui-même. Le terme d’anarchie, ou d’anarchisme plus particulièrement, peut autant rassembler les différentes mouvances, les diverses formes et expressions d’un esprit libertaire que Deleuze qualifiait « d’étrange unité qui ne se dit que du multiple ». On peut donc, au choix, voir en l’anarchisme une vague catégorie classificatoire qui enferme dans une identité et une image, en somme, un mouvement totalitariste ou totalisant qui nierait la diversité et la multiplicité, ou bien, au contraire, on peut choisir de voir en ce terme un synonyme de liberté, de révolution, et qui ainsi serait forcément indéfini. Forcément mal défini, laissé au flou des imaginaires pour ne pas être victime de sa propre symbolique lourde des représentations et des a priori sur la cruauté et la violence du mouvement, tel qu’il a pu s’exprimer dans l’histoire.
3Le lien entre anarchie et travail social peut paraître impossible à faire, tout du moins étrange et osé, lointain. Certes, au premier abord, si l’on s’en tient aux définitions précédemment citées de l’anarchisme, alors oui, l’absence de gouvernement, l’absence de chef n’ont que peu à voir avec le travail social défini comme acte d’une société sur elle-même afin d’en préserver la cohérence et l’identité. Cependant, le concept de travail social se départit mal ou difficilement de ce que l’on pourrait lui attribuer de normalisation et de mise en conformité. Le terme de travail social, venu de la culture anglo-saxonne, tend à remplacer dans l’usage courant celui d’éducation tel que nous l’utilisons. Pourtant, le travail social, au-delà d’une simple application de politiques publiques, est bien une éducation qui dure tout au long de la vie. Il porte en lui le secret désir d’inscrire le sujet au cœur de sa propre histoire. Sujet accompagné, mais sujet accompagnant, subtil clin d’œil à la notion de soignant/soigné développée par Jean Oury. Alors non. Le travail social n’est pas l’application pure de grands principes, de grandes normes totalisantes. Il est le principe créateur, principe émancipateur, travail sur le socius avec une volonté et une nécessité de subjectivation.
En quête de sens
4Je vais digresser quelque peu pour revenir à ce qu’un philosophe avait pu critiquer d’une de mes interventions lors du congrès organisé par Psychasoc, à Montpellier, en octobre 2007. Joseph Rouzel m’avait invité à y présenter ma revue : ZEO, Zone Entièrement Ouverte. J’avais défendu que notre ligne éditoriale, politique d’ouverture de notre revue, se traduisait par un accueil quasi total des textes. Nous avions simplement choisi de refuser les textes d’appel à la haine, extrémistes ou agressifs. Et de dire que la détermination de ces limites était, avant tout, une démarche subjective assumée. Il me répondait alors : « Le sujet, on le voit partout, on le met à toutes les sauces. Terme galvaudé qu’il convient de ne pas employer n’importe comment… » Je dois dire que sur l’instant, devant l’élan logorrhéique du philosophe, je n’ai su quoi répondre. Peut-être n’y avait-il pas de sujet à chercher là-dedans ? Peut-être cette digression n’a-t-elle aucun sens ? Ce texte baigne dans l’anarchie et le sens perd la tête, perd le chef.
5Mais le choix, le sens, ce sont bien les dernières choses que nous avons le pouvoir de garantir dans nos pratiques du travail social. Alors, venir là, traiter de philosophie et de travail social, quel lien avec la réalité ? Qu’est-ce que les gens que j’accompagne en ont à faire de la transcendance ? Ces questions sont pourtant essentielles, parce qu’elles permettent de réfléchir l’espace du travail social dans la pensée actuelle et d’en situer la portée. Par exemple, revenons à ce terme de transcendance, qu’est-ce que cela signifie pour les ados que je vois tous les jours ? La transcendance, pour eux, cela pourrait être Dieu comme cela pourrait être le dieu Microsoft et autres msn, instruments magiques de leur vivre-ensemble. On les dit en souffrance ces ados, perdus et irrespectueux. N’y aurait-il plus de loi, plus de valeur, plus d’ordre auquel se référer ? Et l’autre, la personne, l’adolescent – puisque l’on en parle beaucoup des adolescents qui mettent à sac des classes, des cours, qui ne respectent plus rien –, l’autre de souffrir de cette presque toute-puissance dans laquelle on l’a laissé s’enfermer sans pouvoir trouver quelque altérité salvatrice. On en parle beaucoup mais on ne se donne plus le temps de le penser.
6Il est intéressant de voir comment ce que l’on prête à l’anarchie, l’absence d’ordre, l’absence de gouvernement, est en fait le quotidien d’un bon nombre d’adolescents qui vivent en plein ce que tout le monde appelle la crise d’autorité. Mais cette absence de transcendance, Deleuze et son plan d’immanence, c’est aussi dans les messages quotidiens qu’on la retrouve. Deviens toi-même ! Adviens tel que tu es ! Sois selon ton propre potentiel ! Il n’y a plus ni passé, ni présent, ni extérieur, ni intérieur. Le « Dieu est mort » de Nietzsche résonne et s’amplifie : tous est mort, tu es seul. Seul et impuissant. Un puissant, ou impuissant, la différence est mince pour l’adolescent seul et en souffrance. Si l’on se repère à ce qu’écrit Daniel Colson dans son Petit lexique philosophique de l’anarchisme : « L’anarchisme est un immanentisme absolu », tout viendrait de l’intérieur, « un intérieur illimité dans ses possibilités et que Bakounine appelle Nature », mais un intérieur qui n’est qu’un pli de l’extérieur selon Deleuze. La frontière n’existe pas vraiment.
Le monde moderne, ou postmoderne, obsédé de liberté individuelle, d’efficacité et de rendement en a détruit toute création collective. Le fait politique a laissé place à la gouvernance, on ne donne ni direction ni sens, on ne fait plus que gérer l’instant. La place laissée vacante par la mort des dieux a vite été occupée par le marché, ô divin marché. Une divinité qui s’en défend et qui laisse croire en une autonomie de choix et de décision : « Ado, deviens ce que tu es, et de préférence avec telles baskets aux pieds, telle marque sur ton t-shirt, et quelques musiques du meilleur effet dans ton téléphone… » Et bercé par une idéologie sécuritaire, le néolibéralisme asphyxie le collectif et l’individu, il détruit le sujet. « Quand des intellectuels, plus ou moins consciemment animés par leur désir de pouvoir, ont pu construire un appareil partidaire se proposant de transformer la société établie selon les enseignements d’une Idéologie indifférente au réel et matérialisée dans une langue de bois, nous pouvons dire avec George Orwell que toutes les conditions sont réunies pour l’aventure totalitaire. »
Révolte et volonté de savoir
7Pour reprendre ce que Kropotkine énonce dans un de ses essais, l’esprit de révolte est là, latent, motivant chaque acte et sous-tendant les différentes révolutions à venir. Le travail social se caractérise par cela. L’importance et l’omniprésence de cet esprit de révolte. La présence constante de cette pulsion de vie qui pousse à refuser le sort d’un homme couché dehors, tout en refusant de faire quoi que ce soit contre sa volonté, contre son désir. L’esprit de révolte est à embrasser ici dans tous les actes de ces travailleurs du quotidien, de ces arpenteurs de désirs qui, à la force du poignet, vont accompagner l’autre dans sa propre redécouverte. Reste à poser la question de la transcendance, de ce qui nous dépasse, de ce qui vient de l’extérieur et qui s’impose à nous. Le travailleur social est-il un anarchiste pur jus, pensant que tout ne prend son origine que de l’intérieur, prônant donc l’apologie d’un sujet tout-puissant ? Ou bien ne défend-il qu’une certaine éthique du sujet dans une ère de totalitarisme de la norme et du tout ?
8Homogénéisation, normalisation, les principes premiers qui accompagnent la transcendance du marché sont simplistes et simplificateurs. On nie la diversité pour que tous et toutes nous nous ressemblions. S’aligner pour que nulle tête ne dépasse. Ne pas sortir du rang et accepter que les libertés individuelles défendues par nos sociétés capitalistes et technocrates soient sacrifiées sur l’autel de la sécurité. Sous couvert de la science et de la technique, le marché a imposé sa loi, bien loin de toute considération éthique pour l’humain et l’humanité qu’il pourrait encore transmettre. Globalisation d’un mode de vie et colonisation par les entreprises des cultures autres. Le monde moderne nie l’autre et détruit ce qu’il peut en créer, en inventer. L’occidentalocentrisme ravage tout de la diversité mondiale, mais aussi nationale. « Une société où les besoins fondamentaux de l’homme se transforment en demande de biens de consommation a tôt fait de mesurer la pauvreté selon certains étalons que les technocrates peuvent modifier à volonté » (Illich, 1972).
9Dans ce contexte, le travail social se voit attribuer la lourde tâche de résister à une pression normalisatrice et normalisante imposée par le marché tout en intégrant une partie de ses fonctionnements et avatars politiques. « C’est l’histoire d’une société au cours de laquelle des hommes à l’esprit prométhéen élevèrent des institutions qui devaient enfermer les maux vagabonds » (Illich, 1972). La notion de sujet anarchiste correspond bien à la réalité de l’approche du travail social. Le sujet n’existe que dans sa multiplicité, dans la complexité de ses métamorphoses, dans ses potentialités émancipatrices. Il n’y a donc pas de vérité ontologique du sujet accompagné, de celui que l’on nomme usager ou client aujourd’hui. « Qu’est-ce qu’un sujet ? Qu’est-ce qu’un être ? C’est une force. » Donc le sujet ne s’apparente ni à son rôle, ni à sa fonction, ni à son statut, mais ne se devine que dans la constante remise en question de ces trois aspects qui ne sont que des indices de sa présence.
10Si le sujet anarchiste se définit par la coexistence de l’individu et de l’apeiron (notion grecque signifiant à la fois l’ignorance et l’infini), Daniel Colson distingue dans la pensée anarchiste sa conception du sujet de celle du freudisme. Pourtant, en considérant cette phrase de Lacan, qu’il aurait dite vers la fin de sa vie : « L’inconscient c’est le social », on le rapproche tout de même de cette conception du sujet à la fois individu, à la fois force et potentialité, et à la fois assujetti à cet inconscient, cette infinité créatrice ou bien ce grand Autre lieu du langage, le réel inaccessible… Certes, ces concepts, les puristes m’en excuseront, n’ont que peu à voir les uns avec les autres, il ne s’agit pas ici de les rapprocher au sens de les comparer ou de les faire coincider. Ils démontrent selon nous, dans leur articulation mutuelle, la volonté intrinsèque à ces différentes théories d’où ils sont tirés de penser l’homme en homme libre, mais homme soumis à cette loi extérieure qui ne l’est pas tant que cela.
11Le travail social, c’est de l’anarchisme ontologique, décidés que nous sommes à ne jamais réduire les « accompagnés » à des clients, à des usagers, malgré les termes qui fleurissent dans les différentes lois et les nouveaux projets. Mais les récentes évolutions vers des systèmes managériaux et marchands de notre secteur laissent présager d’un écart de plus en plus important entre le concept de sujet et sa traduction sur le terrain, dans la pratique. Écart que l’on retrouve entre les théories libertaires et leur traduction sur le terrain historique. De cet écart qu’en adviendra-t-il ? Le sujet se préservera-t-il du poids du marché ? les travailleurs sociaux ne seront-ils plus que des techniciens aux ordres de quelque bureaucratie adepte de normalisation ? Il ne s’agit pas d’appeler à la révolution, de déterrer les anciens pavés et de faire renaître la plage. J’emprunterai, en guise de conclusion, ces quelques mots à Jean-Yves Dartiguenave et Jean-François Garnier : « Ce qui nous intéresse n’est pas de “faire la révolution”, c’est-à-dire de remplacer un ordre social par un autre ordre social, mais de contredire un ordre qui, tout compte fait, nous paraît désordre. »
L’inconnu, l’indicible, l’imprévisible subsistent, et l’esprit de révolte veille…
Références bibliographiques
- Colson, D. 2008. Petit lexique philosophique de l’anarchisme, Paris, Le Livre de poche, p. 38 et p.154-155.
- Dartiguenave, J.-Y. ; Garnier, J.-F. 2008. Un savoir de référence pour le travail social, Toulouse, érès, collection « Pratiques du champ social », p. 257.
- Deleuze, G. 1980. Capitalisme et schizophrénie, tome 2 : Mille plateaux, Paris, Les éditions de Minuit, p. 186.
- Gaberan, P. 2009. Cent mots pour être éducateur, dictionnaire pratique du quotidien, Toulouse, érès, collection « Trames », p. 99.
- Illich, I. 1972. Une société sans école, Paris, Le Seuil, p. 15 et p. 172.
- Kropotkine, P. 2008. L’esprit de révolte, précédé de Anarchie « Trionferà » par Roger Dadoun, Paris, éditions Manucius.
- Michéa, J.-C. 2008. Orwell, anarchiste tory, Paris, Climats, p. 43.
- Proudhon, P.-J. 2008. Petit lexique philosophique de l’anarchisme, dans D. Colson, Paris, Le Livre de poche, p. 313.
- Valéry, P. 1984. Les principes d’anarchie pure et appliquée, Paris, Gallimard, p. 72.