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Article de revue

La souffrance psychique : un concept qui échappe

Pages 37 à 40

Notes

  • [1]
    S. Quesemand-Zucca, « À propos de la banalisation du terme “souffrance psychique” », Psychologie clinique, n° 16, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 101-104.
  • [2]
    Le Diagnostic and Statistical Manual, Revision 4, est un outil nord-américain de classification des troubles mentaux centré sur ce qui en est observable.
  • [3]
    Voir la récente médiatisation des suicides en entreprise. Leur lecture au filtre syndical a probablement une part de légitimité, mais elle nie la part insondable des souffrances individuelles. L’opportunisme des réponses des employeurs « conscients des pressions sur les personnes » tout autant. Le b.a.-ba professionnel nous a appris que le suicide est l’aboutissement d’un instant hors de toute raison, activé par un contexte, ancré dans une structure. N’oublions pas cette complexité même s’il est si beau d’agiter un drapeau, rouge de préférence.

1Imaginons un scénario catastrophe. C’est ce que nous propose Sylvie Quesemand-Zucca[1], psychiatre à l’unité Souffrance et précarité de l’hôpital Esquirol (Charenton, pour les Parisiens), qui anticipait en 2003 une future – et peut-être prochaine – intégration nosographique au dsm iv[2] : il ne ferait pas bon voir surgir un nouveau syndrome dsm, « dépression sociale », identifié, pourquoi pas, par quatre items : 1 – sans domicile officiel, 2 – antécédents familiaux : chômage sur une ou deux générations, 3 – tristesse et au moins quatre items de dépression, 4 – refus de soin qu’accompagne un état d’incurie important. Nous l’appellerons dépression sociale.

2Que se passe-t-il pourtant d’autre aujourd’hui quand il est question de la « souffrance psychique » des sdf, des allocataires du rmi, des chômeurs ? Cette désignation médicale parfaite impressionne, et fait sens pour qui veut bien y croire.

3Non pas que je récuse le concept clinique de souffrance psychique, et le syndrome qu’il nomme. Au milieu des années 1990 nous échangions à quelques-uns sur ce que nous observions des personnes en errance : dépression, abandon de soi, perte de confiance dans les propositions d’aide et d’accompagnement, intériorisation de la « faute » qui a conduit au statut d’errant, sentiment d’exclusion, d’inutilité, de maltraitance sans fin… Le registre de la dépression était évident, mais insuffisant pour qualifier ce que ces personnes vivaient. La notion de « souffrance psychique » était alors apparue. Nous disions : « C’est une souffrance du vide, de l’impossibilité. C’est une souffrance du lien, et trop de souffrance casse le lien. La question n’est pas du registre de la psychologie mais de la phénoménologie : l’individu dans son environnement. » Antoine Lazarus et Hélène Strohl donnaient en 1995 une reconnaissance scientifique à ce concept dans leur rapport public Cette souffrance qu’on ne peut plus cacher.

4Nouveau Frankenstein, le concept a-t-il échappé à ses parents ? On constate de nombreux glissements d’usage du terme, qui devient un vecteur efficace de psychologisation des situations sociales. Faut-il en trouver un autre moins ambigu ? Souffrance psychosociale ? Névrose de désaffiliation ? Le chantier est ouvert à qui veut s’y atteler.

5La notion de souffrance psychique est devenue aujourd’hui un outil d’usage facile qui met les causes sociales, économiques et politiques à l’écart et qui permet ainsi de les exonérer de leurs responsabilités. Comme si certaines situations de travail, d’habitat, de vie sociale, de grande précarité n’avaient pas d’effets néfastes sur les personnes !

6Souvenons-nous d’un âge d’or d’avant 1975 où les entreprises, les associations et la fonction publique avaient leurs « bras cassés » employés pour des fonctions non essentielles, sauf pour ceux qui les occupaient : garçons d’étage, aide jardinier, balayeurs… La situation d’emploi faisait alors à la fois intégration par le salaire et masque des souffrances. Aujourd’hui la course à la rentabilité et la chasse aux gisements de productivité, avec la technicisation, la mécanisation, l’externalisation des tâches simples, sont passées par là, et ces personnes qui tenaient dans la vie grâce à leurs petits salaires et leur statut social de salarié tout en étant dépressives, malheureuses, maltraitantes, alcooliques… ont maintenant rejoint la grande famille des exclus, et présentent bien entendu d’évidents signes de souffrance psychique.

7La crise, ou plutôt l’énorme remaniement des valeurs et des fonctionnements sociaux qui en est issu, a jeté dans la misère tous ces petits dont la souffrance psychique n’était pas auparavant la principale identité. Leur souffrance, leur instabilité, leur inadaptation aux contraintes sociales et professionnelles construisent alors leurs caractéristiques identitaires et nosographiques et font statut pour eux. En réalité, une fois les étayages professionnels et sociaux rompus, tous les dysfonctionnements et toutes les souffrances sous-jacentes en place depuis longtemps débordent et envahissent la personne. La faute à qui ? Qui profite de cette psychologisation des réalités objectives ? Qui la cautionne ?

8Ces tensions traversent la psychiatrie publique dans son lien avec le social. Aux équipes et aux conceptions organicistes ou psychanalytiques s’opposent alors les équipes et les conceptions allant vers une « psychiatrie sociale », construisant avec les travailleurs sociaux une clinique psychosociale. Certains s’évertuent même à tenir les deux, voire les trois bouts, tâche encore plus ardue.

9Complexifions encore plus la question tout en nous gardant de tout simplisme explicatif. Postulons alors que, même s’il y avait logement et emploi pour tous, il y aurait des sdf et plus globalement des personnes en souffrance, des errants et des marginaux. Si le socialisme avait naturellement supprimé la psychose, nous le saurions… Il y a, il y aura probablement toujours une part d’irrationnel et d’inexplicable chez l’homme. Alors ne réduisons pas les sujets et leur irrationnel à des explications trop logiques, trop pratiques, même si elles sont politiquement ou révolutionnairement correctes car dénonciatrices des conditions faites aux personnes. La psychiatrie et le social auront donc toujours à travailler avec des paumés, des incasables, des inadaptés, des souffrants aux souffrances indistinctes, échappant aux merveilleuses descriptions des différentes classifications psychopathologiques disponibles sur le marché. Échappant également à la simplification, au simplisme des discours militants qui instrumentalisent les effets des fragilités individuelles pour le service des justes causes du moment [3].

10Toute souffrance est-elle pour autant à éradiquer ? Il y a une souffrance originelle, constitutive de l’humain, faite de l’obligation de l’acceptation des interdits symboliques et sociaux, plus largement de l’acceptation du report de la satisfaction des désirs. Cette souffrance-là est contrebalancée par ce qu’elle permet, si elle le permet : une vie sociale, par la mise en action d’un contrat social implicite, au fond une existence humaine et non plus animale. Dans cette évolution, une société du conflit, donc de la souffrance, est nécessaire, avec un conflit qui n’est plus physique, celui du triomphe du plus fort, mais qui se résout par des issues positives pour toutes les parties. Ici les solutions strictement individuelles de la cure analytique, de la psychothérapie ou des médicaments n’apportent que des apaisements transitoires. Ce sont les actes collectifs qui font que l’on existe au sein de la collectivité et avec elle. Des actes qui transforment, qui permettent de se penser autrement. L’Agir, comme disait Tony Lainé. Et ce sont justement ces actes collectifs, ou pour dire autrement et clairement cette dimension proprement politique, qui sont absents chez les souffrants dont nous parlons ici.

11Il y a aussi les souffrances « normales » liées aux pertes : perte d’amour, perte de proches, de rêves, de certitudes, de croyances, d’illusions. Il paraît préférable d’apprendre à vivre avec ce qui fait et fera manque, plutôt que croire qu’on les efface, qu’on les oublie ou qu’on les comble. « Faire le deuil », ce n’est pas oublier, puis penser à autre chose. C’est faire avec l’absence, la maturer, donc s’en enrichir même si cet enrichissement est construit sur une souffrance.

12D’autre part, le terme et la notion de souffrance psychique deviennent polysémiques : on parle de la souffrance psychique des exclus, de celle des salariés maltraités ou pressurés, de celle des mères isolées… Quand un terme utilisé avec une relative précision dans un secteur particulier entre dans le langage courant, comment s’y retrouver au plan clinique ?

13La notion de souffrance psychique est probablement une entité nosographique, pour autant qu’on oublie ce qui fait le sujet tel qu’il est. Mais ce n’est pas une réalité sociologique et politique. C’est un habillage scientiste de réalités sociales sous-jacentes, et c’est donc un masque des réalités fragilisantes et excluantes, c’est l’excuse d’une société de la performance devenue excluante du non-conforme.

14Nous voilà bien avancés avec un concept mou critiqué par ceux-là mêmes qui l’avaient créé, et une psychologisation de la misère bien utile à notre époque sauvage du primat de la responsabilité individuelle. C’est alors le moment de nous souvenir qu’un comportement humain est le produit de trois espaces déterminants : celui de la société globale et de ses grandes tendances ; celui de la proximité spatiale, sociale et familiale ; et celui de l’intime, irréductible et assez radicalement incompréhensible sauf à parcourir un chemin personnel complexe et relativement aléatoire.

15À nous, professionnels du soin ou de l’accompagnement, de nous arranger avec tout cela. Trois guides sont ici utiles pour ne pas nous perdre :

  • l’abandon de tout esprit de systématisme conduisant à des simplifications unicausales, psychologiquement ou politiquement confortables car correspondant aux certitudes, aux choix de chacun ou aux limites des outillages professionnels disponibles ;
  • l’évidence que c’est en avançant avec les personnes concernées, à leur rythme, avec leurs incohérences, que nous pourrons leur servir à quelque chose ;
  • l’obligation du témoignage, du renvoi, de l’interpellation de ce que nous voyons des effets de la machine à casser sur les personnes fragiles, puis moins fragiles, puis… Ne soyons pas que des accompagnateurs-soignants compatissants, spécialistes de l’empathie, bien positifs mais surtout bien neutres. Nous sommes des témoins privilégiés de ce qui se passe, et nous devons le faire savoir. Cela sans jamais oublier mon troisième niveau des déterminants, celui de l’irrationnel de l’intime… N’instrumentalisons pas l’inconscient, l’individu, quelles que soient les légitimités des fins recherchées.


Date de mise en ligne : 19/06/2009

https://doi.org/10.3917/vst.101.0037

Notes

  • [1]
    S. Quesemand-Zucca, « À propos de la banalisation du terme “souffrance psychique” », Psychologie clinique, n° 16, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 101-104.
  • [2]
    Le Diagnostic and Statistical Manual, Revision 4, est un outil nord-américain de classification des troubles mentaux centré sur ce qui en est observable.
  • [3]
    Voir la récente médiatisation des suicides en entreprise. Leur lecture au filtre syndical a probablement une part de légitimité, mais elle nie la part insondable des souffrances individuelles. L’opportunisme des réponses des employeurs « conscients des pressions sur les personnes » tout autant. Le b.a.-ba professionnel nous a appris que le suicide est l’aboutissement d’un instant hors de toute raison, activé par un contexte, ancré dans une structure. N’oublions pas cette complexité même s’il est si beau d’agiter un drapeau, rouge de préférence.

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