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Article de revue

Psychothérapie de groupe et psychose

Pages 30 à 39

Notes

  • [*]
    Joseph Mornet est psychologue et psychothérapeute au Centre psychothérapique Saint-Martin-de-Vignogoul depuis sa création en 1972. Il a, notamment, publié Le corps et la psychose et Psychothérapie institutionnelle, histoire et actualité, aux éditions du Champ Social.
  • [1]
    P.C. Racamier, Le psychanalyste sans divan, Paris, Payot, 1973, p. 56.
  • [2]
    W.R. Bion (1961), Recherche sur les petits groupes, Paris, puf, 1965, p. 66.
  • [3]
    S. Freud (1921), Psychologie des foules et analyse du Moi, Paris, Bibliothèque Payot, 2001, p. 163.
  • [4]
    J. Oury, L’aliénation, Paris, éditions Galilée, 1992, p. 20.
  • [5]
    J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 46-47.
  • [6]
    Op. cit., p. 316.
  • [7]
    J. Oury, « Spécial enfance aliénée II, l’enfant, la psychose et l’institution », Revue Recherches, Paris, décembre 1968, p. 61.
  • [8]
    F. Tosquelles, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, éditions du Scarabée, 1967.
  • [9]
    J. Oury (1986), Le collectif, Nîmes, éditions du Champ Social, 2005, p. 11.

1La psychose a souvent été présentée comme une incapacité du lien à l’autre : enfermé dans son monde, le psychotique ne peut partager ni le langage ni la vie commune qui constituent une société.

2La théorie psychanalytique a, par ailleurs, souvent douté de la capacité du psychotique à accéder aussi bien à la symbolisation qu’à la relation transférentielle.

3Vouloir fonder le soin du psychotique en institution sur la psychothérapie de groupe peut apparaître, au plus grand nombre, un pari impossible : c’est pourtant ce qui fonde la pratique du Centre psychothérapique Saint-Martin-de-Vignogoul depuis trente-cinq ans.

4La lecture des écrits de Freud montre comment la question de l’application de ses découvertes aux phénomènes de groupe a été une préoccupation constante du père de la psychanalyse. Bion, Anzieu et Kaës ont su constituer, sur ces bases, une véritable théorie psychanalytique groupale. Le groupe social est, par ailleurs, la base incontournable du soin pour les inspirateurs de la psychothérapie institutionnelle. Toute personne étant constituée d’une double aliénation, sociale et mentale, la prise en compte du seul aspect subjectif de la pathologie psychique ne peut qu’invalider son soin. D’où l’importance qui doit être accordée à son environnement social et à la relation qu’entretient chacun, qu’il soit soigné ou soignant, à la structure institutionnelle.

5C’est à travers la pratique clinique du Centre psychothérapique Saint-Martin-de-Vignogoul que nous allons illustrer la question du groupe dans le soin de la psychose, tout en nous appuyant sur les théories psychanalytiques du groupe et sur celles de la psychothérapie institutionnelle. Nous aborderons, ainsi, la particularité de la relation transférentielle qui se tisse avec le psychotique et qui renforce la pertinence de son approche groupale.

La psychothérapie de groupe à Saint-Martin-de-Vignogoul

6Le centre s’est ouvert il y a trente-cinq ans avec le double projet d’un soin thérapeutique basé sur la psychothérapie de groupe quotidienne à l’intérieur d’une institution fonctionnant sur les bases de la psychothérapie institutionnelle. La relation groupale constitue le socle essentiel du soin du psychotique.

Le dispositif

7La clinique accueille quatre-vingts patients, psychotiques ou névrotiques graves essentiellement, répartis en quatre groupes de vingt, suivant l’ordre aléatoire de leur arrivée. Chacun des quatre groupes est composé d’une équipe soignante comprenant un psychiatre et un psychologue et de six infirmiers ou infirmières. Psychiatre et psychologue ont, chacun, une formation psychanalytique et font fonction de thérapeute et d’animateur du groupe. Tous les matins le « groupe » se réunit de 9 heures à 10 heures, sauf le dimanche. Il s’inspire à la fois de la psychanalyse et des théories du groupe. De la psychanalyse, il reprend les trois principes de base de la reconnaissance de l’inconscient, de l’association libre et du travail à partir du transfert. L’attitude du thérapeute s’inspire de ce que Freud a appelé la « neutralité bienveillante » définie par l’abstention de jugement (moral ou d’existence) porté sur ce qui est dit. Par contre, en rien elle ne désigne un retrait d’implication physique ou psychique du thérapeute : l’implication est encore plus nécessaire avec des psychotiques.

8Le groupe de psychothérapie diffère cependant, sur de nombreux points, de la « cure type » psychanalytique. La présence de nombreux participants en constitue déjà une rupture. La personne y est d’emblée dépossédée de son statut de partenaire unique : il lui faut partager avec d’autres, ce qui engendre des phénomènes de frustration, de rivalité, de communion fusionnelle, d’identification ou de retrait très spécifiques à la situation groupale. Le partage de la psychothérapie avec d’autres donne, en même temps, un certain confort et une protection : la personne n’est pas toujours contrainte d’occuper le devant de la scène, ni de parler d’elle. Elle peut se taire, ou parler à partir de la parole de l’autre.

9Un second point de différence fondamental est le choix fait à Saint-Martin de donner un ancrage dans la réalité à ces groupes. Alors que le groupe de psychothérapie est, par définition, centré sur le travail imaginaire, ceux de Saint-Martin sont des lieux où sont abordées, également, des questions de réalité (permission, traitement, rappel à l’ordre…). Ils sont à la fois utilisés comme « objets » du travail psychothérapique tout en pouvant entraîner des décisions concrètes. Les thérapeutes y sortent d’une fonction d’abstention, leur double présence (travail sur l’imaginaire et intervention dans la réalité) étant renforcée par le reste de la vie institutionnelle où les patients sont amenés à les rencontrer non seulement dans d’autres lieux thérapeutiques, mais aussi dans le partage de la vie quotidienne.

10Cette base nous paraît nécessaire pour le travail avec des psychotiques : la présence du thérapeute y a une nécessité d’incarnation plus active. C’est lié aussi au choix de la psychothérapie institutionnelle : le groupe du matin n’est pas qu’un lieu de psychothérapie, il est aussi celui où se fonde l’institution. C’est un groupe d’appartenance : le patient qui arrive est accueilli dans un groupe qui devient « son » groupe, avec « ses » thérapeutes et « ses » infirmier(e)s. L’équipe soignante, elle-même, est liée par ses appartenances groupales : chaque équipe de groupe se réunit quotidiennement pour des séances de régulation qui sont bien plus qu’un seul travail de régulation centré sur le malade. Chacun peut y parler, échanger, proposer, questionner bien au-delà du simple contenu de la séance de groupe qui a précédé. Ce temps de régulation a une fonction de contrôle de pratique, de formation mais aussi de plaisir, de détente partagée, de possibilité de dire n’importe quoi, de ne pas être sérieux, et enfin, à travers tout cela, de travailler son propre contre-transfert.

11Le modèle du groupe imprime les autres modes de relation dans l’institution : Saint-Martin n’est pas une institution séparant les groupes collectifs ayant pour objectif la seule gestion de la réalité institutionnelle et les lieux intimes de la psychothérapie. Nous avons choisi de travailler avec l’intrication du traitement des choses à leur niveau à la fois imaginaire et de réalité, individuel et collectif. Elle marque les modes de relation de l’ensemble de la journée et de l’ensemble de l’institution leur donnant une dimension de « complexité » fondamentale dans le travail avec la psychose.

Quelques aspects particuliers

La quotidienneté

12C’est son ancrage dans le quotidien qui donne au groupe sa qualité propre.

13Alors que le groupe de psychothérapie « traditionnel » se définit pas l’extériorité aussi bien de ce qui est traité que de la présence même des thérapeutes, ou des liens entre les participants, le groupe de Saint-Martin repose sur « l’ici et maintenant » d’une vie concrète partagée. Les thérapeutes sont des partenaires actifs et quotidiens de la vie institutionnelle. Ce dispositif permet d’éviter les écueils des séparations artificielles entre la réalité et l’imaginaire, ou encore ceux d’un temps découpé entre présent, passé et futur, écueils encore plus problématiques dans le soin de la psychose. L’imaginaire n’est jamais traité en tant que tel, il est toujours noué dans son lien au concret quotidien et au partage institutionnel.

14Cet ancrage dans la pratique et l’existence partagées au quotidien permet également de sortir le travail psychothérapique des réductions aux seuls modèles familiaux œdipiens et aux notions d’inconscient conçus comme un réservoir de contenus individuels. En cela, nous ne faisons que suivre la question de la psychose : sa production se situe d’emblée dans un « paysage » bien loin des frontières individuelles ou sociales habituelles.

Le groupe comme espace de création de collectif

15Le groupe définit et crée une appartenance, aussi bien pour les patients que pour les soignants : en tant que tel, il est création de collectif. Ce collectif est, en même temps, toujours croisé avec d’autres systèmes d’appartenance (étage, ateliers, groupes d’affinités…). C’est ce croisement qui empêche aussi bien la dictature que le cloisonnement délétère des systèmes d’appartenance. Le groupe du matin crée, au contraire, un collectif d’identité et de fraternité qui peut se définir aussi bien par les liens qui s’y tissent que par la dimension de solidarité mutuelle qu’il crée, et qui se répercute bien au-delà du simple vécu du moment de la séance. Dans le groupe, chacun expérimente à la fois l’écoute de la parole de l’autre et le sentiment de partage : il sort de la solitude où sa souffrance avait pu l’enfermer.

16Le groupe, par définition, se situe toujours dans la dimension du multiple : chacun y parle à sa guise tout en s’inscrivant dans quelque chose en commun. On n’y est pas dans un temps ordonné selon une morale ou une logique de l’histoire mais dans celui d’une constitution d’un agencement toujours en train de se faire entre des multiples acteurs. C’est ce que le philosophe Miguel Benasayag désigne à la base de l’émergence d’un organisme. Il ajoute que la possibilité offerte à quelqu’un de pouvoir s’intégrer à un organisme va lui permettre, à son tour, de pouvoir se comporter ensuite comme un organisme.

17L’organisme s’oppose à l’agrégat, c’est-à-dire aux simples juxtapositions inanimées et cloisonnées qui sont le propre des fonctionnements bureaucratiques mais qui rejoignent, souvent, l’organisation interne du psychotique. Dans un groupe de psychothérapie, chacun fonctionne dans un même rythme, mais qui pour chacun évoque des choses différentes, colorations sensitives, subjectives, ou autres. Tout à coup, des expériences y sont faites de ce qui est vivable ensemble, dans un paysage qui n’est ni celui de la carence inquiétante, ni celui de la maîtrise désubjectivante.

La coanimation

18Outre le fait qu’elle concrétise la notion de transfert multifocal, que nous aborderons plus tard, la coanimation permet à chacun des thérapeutes d’agir à des niveaux différents et complémentaires. Ils peuvent, ainsi, jouer de l’individuel et du groupal, de la frustration et de la gratification, du traitement des choses à leur niveau de réalité ou de renvoi à l’imaginaire, chacun pouvant occuper tour à tour l’un des deux pôles, même à l’intérieur d’une seule séance.

19La coanimation, enfin, a un effet protecteur : on n’est pas trop de deux, parfois, pour encaisser la violence de ce qui s’exprime ou se décharge. En cela, elle participe à une fonction essentielle du groupe qui est celle de pare-excitation et de suppléance aux défaillances du moi. Le sentiment d’appartenance et de partage avec d’autres, et notamment des thérapeutes suffisamment solides, peut faire étayage lorsque l’on se sent trop fragile pour affronter le monde extérieur (ou intérieur).

Groupe, psychose et transfert

20« Le transfert psychotique est actuel et diffus ou polyobjectal, le contre-transfert est élargi au-delà du cadre strictement psychothérapeutique… Certaines manifestations psychotiques expriment simultanément la pathologie du malade et celle de l’institution qui l’a pris dans son sein » Paul Claude Racamier [1].

21Dans le travail thérapeutique avec le psychotique, ce n’est pas son incapacité à transférer qui apparaît d’emblée mais bien plutôt le doute sur notre propre capacité à savoir travailler avec. Ce qui semble faire défaut au psychotique n’est pas la possibilité à transférer, mais bien plutôt celle d’en éprouver la vraie nature. L’objet de réalité de son transfert est toujours en risque de collision avec l’objet originaire. Sa propre dissociation intérieure menace toujours de faire imploser ses investissements transférentiels. La fonction du soignant repose donc sur sa capacité à accueillir le psychotique sans pour autant s’effondrer avec lui ou voler lui-même en éclats. C’est ce qui fonde la nécessité de l’institution : elle seule permet d’accueillir les multiples éclats du psychotique sans se morceler elle-même.

22François Tosquelles a nommé « transfert multiréférentiel » le lien du psychotique aux autres, Jean Oury l’appelle également « transfert éclaté ». Seul le dispositif institutionnel peut donner cohérence à cette « constellation transférentielle » et permettre au psychotique de s’appuyer dessus pour ainsi (re)trouver sa propre consistance. Le psychotique projette dans ses rapports à l’institution la manière dont lui-même s’est construit dans son histoire. À charge, alors, pour les soignants et pour l’institution de savoir réunir, grâce à son dispositif de soin, ces fragments projetés pour permettre au patient psychotique de se (re)donner cohérence.

23Le groupe de psychothérapie y trouve une place et une fonction centrales. Le psychotique peut y éprouver le partage avec d’autres de ses scénarios intimes sans pour autant connaître l’effondrement ou la destruction. Il peut y faire l’expérience d’une sécurité suffisante pour déposer des parties de lui-même sans s’en sentir déposséder. Il peut les « transférer » sur un multiple sans s’y dissocier davantage car ce multiple fait corps. La relation à deux thérapeutes et à une équipe d’infirmières en fournit la garantie de base, la rythmicité des séances en assurant la prévisibilité dans le temps.

Les fondements psychanalytiques et sociaux du groupe

24Cette pratique originale de Saint-Martin se réfère à la métaphore des « deux jambes » énoncée par François Tosquelles. Constitutives de l’homme et de son aliénation, l’une est « sociale », l’autre mentale. Tout soin du psychotique ne peut partir que de cette double dimension et des théories qui la fondent.

Approche psychanalytique du groupe

25Freud – La psychanalyse, on l’oublie souvent, ne se résume pas à une approche du psychisme individuel, de sa psychopathologie et de son soin : elle est aussi une théorie des relations sociales. Elle explore la spécificité du psychisme groupal dans ses liens et ses spécificités par rapport au psychisme individuel. Les théorisations de Sigmund Freud sur la société et le groupe, longtemps restées en arrière-plan, sont contenues dans trois œuvres majeures : Totem et tabou (1913), Psychologie collective et analyse du Moi (1921), et Malaise dans la culture (1929). Si, dans la première, il essaie d’élaborer une théorie de la naissance de l’humanité et du fondement des deux interdits majeurs de la civilisation, le meurtre et l’inceste, il tente, dans les deux suivantes, d’appliquer ses théories psychiques individuelles au groupe. Les groupes, qu’ils soient familles, foules, sociétés ou États, sont menés par des mécanismes qui sont les mêmes que ceux des individus qui les composent : suggestion, identification, idéal du Moi, pulsions, libido, pulsions de vie ou pulsions de mort agissent dans les groupes et interagissent avec leurs membres.

26Bion – C’est avec ce médecin militaire anglais qu’une véritable théorie psychanalytique d’un psychisme groupal prend naissance. Chargé de soigner les soldats traumatisés par la guerre, il est obligé, devant leur nombre, de les traiter en groupe. Il constate alors l’écart existant entre les buts que les participants se fixaient individuellement et ceux qu’ils réalisaient en groupe. Ce paradoxe l’amène à faire l’hypothèse d’une « mentalité groupale » définie comme une activité mentale collective qui se forme lorsque les personnes se réunissent en groupe : inhérente au fait du groupement, elle génère des modes de fonctionnement mentaux qui ne doivent rien à la décision voulue individuellement par ses membres. Le groupe constitue un « système protomental », c’est-à-dire « un tout dans lequel le physique, le psychologique et le mental demeurent indifférenciés »[2].

27Anzieu – Bion avait découvert le groupe par hasard, Didier Anzieu va volontairement étudier les groupes en rapport avec les théories de la psychanalyse. Les deux principaux modèles psychanalytiques qu’il applique à l’analyse groupale sont ceux du rêve et du jeu. Le groupe apparaît comme un équivalent du rêve : comme pour le rêve, ce qui est attendu inconsciemment du groupe est l’accomplissement imaginaire d’un désir. Comme dans le rêve, on peut y repérer le travail de l’inconscient, et ses mécanismes de déplacement et de condensation.

28Le modèle du jeu est emprunté à Winnicott qui, considérant que la bi-partition dualiste, réalité interne/réalité externe, n’était pas suffisante, avait créé une troisième aire : ni dedans ni dehors, c’est l’« espace potentiel », « aire intermédiaire » ou « transitionnelle ». Il ouvre le groupe à un espace d’« illusion » qui n’est pas une tromperie mais le fondement de la fonction créatrice groupale.

29Cette « illusion groupale » accompagne tous les fantasmes organisateurs du groupe en lui procurant sa dimension protectrice et sécuritaire contre les projections persécutives : fantasmes originaires, égalitarisme, auto-engendrement, dynamiques œdipiennes et « enveloppe groupale ».

30Kaës – Pour expliquer les modifications que crée le groupe chez le sujet, René Kaës fait l’hypothèse qu’il existe en chacun de nous des formations groupales qui se mettent en jeu quand les sujets se regroupent et qu’il nomme « groupes internes ».

31L’« appareil psychique groupal » s’enracine dans ces groupes internes et fonctionne comme l’appareil psychique individuel. Le groupe devient, dès lors, un lieu de production de représentations qui ne sont pas accessibles autrement que dans la situation de groupe. Lieu d’une réalité psychique spécifique, il provoque chez ses membres des contenus mentaux particuliers, différents des contenus mentaux du sujet quand il est seul.

32Toutes ces notions sont particulièrement intéressantes dans la psychothérapie de groupe des psychotiques : non seulement le groupe peut fonctionner comme tiers dans la relation de soi aux autres, comme l’a souligné Bion, mais, en plus, ce tiers est un lieu de création, comme dans le jeu. Le psychotique pourra y entrer son propre scénario d’existence, même s’il est délirant ou halluciné, et l’amener ainsi à un partage possible avec d’autres (comme dans un psychodrame). Il pourra également « se greffer » des éléments de ce psychisme groupal pour pallier ses propres incapacités voire son propre vide psychique.

33Un groupe permet donc la création d’un objet commun. Il est constitué des paroles, des expressions du groupe, des participants comme de ceux des thérapeutes. C’est ce qui constitue l’objet propre d’analyse du groupe. Le groupe n’est pas que fantasme ou qu’imaginaire : il est une réalité. C’est cette réalité qui est objet d’investissement et de représentation.

34Le groupe, enfin, permet un va-et-vient (dialectique) entre soi et les autres, et entre la réalité externe et la réalité interne. Il a un effet de liaison entre les éléments de soi non liés, figés ou répétitifs.

L’approche sociale du groupe

35Freud affirme que « la psychologie individuelle est, aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale [3] ». Ce constat est le préalable indispensable de toute analyse clinique, à plus forte raison si l’on s’adresse à celle de la psychose. Il se retrouve dans l’affirmation de François Tosquelles : « Il y a une double aliénation, de même que, dans le langage, il y a une double articulation [4]. » Cette double aliénation constitue les deux jambes sur lesquelles s’appuie tout soin institutionnel : elles sont nécessaires à la bonne marche du sujet. N’en privilégier qu’un aspect ne peut conduire qu’à l’unijambisme. La nécessité, pour l’institution, de savoir se soigner elle-même avant de prétendre soigner le psychotique en découle : elle est le fondement de toute analyse institutionnelle. Outre la psychanalyse, l’analyse sociale s’appuie sur les travaux politiques de Karl Marx et la philosophie sociale de Jean-Paul Sartre : elle se concrétise, principalement, dans le « club ».

La psychothérapie institutionnelle

36La notion de psychothérapie institutionnelle peut se résumer comme le projet d’utiliser le milieu hospitalier comme facteur thérapeutique et comme « un moyen de résister à tout ce qui est concentrationnaire et ségrégatif » (Jean Oury). Elle renvoie à la pratique instituée à l’hôpital de Saint-Alban durant la guerre 1939-1945. Son isolement lui avait permis de devenir un lieu de refuge et de protection pour beaucoup d’opposants au régime de Vichy et à l’occupation allemande.

37C’est la prise de conscience des similitudes entre l’univers concentrationnaire (connu par beaucoup en ces périodes de troubles politiques) et celui de l’hôpital psychiatrique qui a constitué le point de départ des changements introduits par la psychothérapie institutionnelle : comment prétendre soigner un psychotique dans un lieu où tout va à l’encontre du soin ? Comment soigner quelqu’un si on ne soigne pas en même temps l’institution qui l’accueille ?

38François Tosquelles en est une figure fondatrice. L’écrasement de la république espagnole par Franco avait obligé ce psychiatre catalan à quitter l’Espagne pour se retrouver au camp de Septfonds. Accueilli à l’hôpital de Saint-Alban en 1940 par Lucien Bonnafé, psychiatre membre du parti communiste français, résistant et poète surréaliste et fervent désaliéniste, il y arrive avec deux livres. Dans le premier, Pour une thérapeutique active à l’hôpital psychiatrique, le psychiatre allemand Hermann Simon se propose de soigner l’établissement en même temps que le malade en lui donnant initiative, responsabilité, travail et créativité. Dans le second, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Jacques Lacan développe l’idée que le discours du psychotique a un sens. Encore faut-il savoir se doter de moyens et de lieux pour l’accueillir et le lire.

39La première tâche de ces nouveaux cliniciens va être de créer des activités auxquelles les malades aient plein accès. Dans l’immédiat, Tosquelles organise un système d’approvisionnement d’aliments faisant participer aussi bien le personnel que les malades en relation avec la population lozérienne des communes environnantes. Cette même organisation, étendue à l’ensemble de l’hôpital, donnera naissance au « club ». Après la guerre, la pratique institutionnelle va essaimer aussi bien dans le public que dans le privé et constituera, ainsi, le complément de la politique de sectorisation, psychothérapie institutionnelle et secteur constituant le paysage essentiel de la psychiatrie de la deuxième moitié du xxe siècle.

Le marxisme

40L’analyse institutionnelle pose comme principe qu’il ne peut y avoir de soin de la psychose sans travail permanent sur l’aliénation sociale et sur la façon dont les structures institutionnelles la véhiculent. Constitués par les mêmes déterminations sociales que le groupe qui les entoure, les établissements de soins sont soumis aux mêmes lois économiques du marché que les autres secteurs de production. Des rapports de force s’y exercent, des divisions du travail s’y déploient et des hiérarchies les gouvernent.

41Le travail philosophique de Karl Marx s’est centré sur la relation de l’homme au monde social et économique. Les relations des hommes entre eux sont déterminées par leur rapport à la matière. L’homme doit agir sur elle pour en tirer les éléments nécessaires à sa vie. À cette fin, il se fabrique des outils, et élabore des techniques. Dans son entreprise, il mesure l’impuissance de sa solitude et réalise qu’il a besoin des autres. Les humains établissent ainsi des systèmes de relation entre eux qui vont déterminer ce que les économistes nomment « rapports de production ». Échappant à la volonté de chacun mais déterminant leur existence, ils définissent deux pôles : celui des propriétaires de la production, individus, groupes ou État, et celui des travailleurs. Ces deux pôles sont intimement liés. Sans la force des travailleurs, le patron ne pourrait développer sa production et s’enrichir. Mais, de l’autre côté, sans patron, le travailleur serait sans emploi. L’aliénation s’enracine dans cette nécessité pour le travailleur de vendre sa force de travail à un maître libre de la manière dont il l’emploie et des bénéfices qu’il entend en tirer. Cette « plus-value » que réalise le patron mesure le degré d’aliénation auquel il soumet son ouvrier ainsi que la « jouissance » qu’il en tire.

Le groupe selon Sartre

42La philosophie sociale de Jean-Paul Sartre n’a pas la même notoriété que ses romans, son théâtre, sa philosophie ou son engagement politique. Elle a pourtant exercé une influence centrale dans la pratique institutionnelle. Elle est contenue dans un épais volume publié en 1960 : La critique de la raison dialectique. Seule la combinaison des théories marxistes et psychanalytiques peut, pour Sartre, fournir une approche totalisante de l’homme et de la société : « En combinant des analyses de types marxiste et psychanalytique, on devrait pouvoir montrer comment une certaine société et une certaine enfance forment quelqu’un qui sera capable de prendre et d’exercer le pouvoir au nom de son groupe [5]. »

43Les groupes sociaux, pour Sartre, sont pris dans une dialectique entre une force qui pousse au mouvement et à la rupture, c’est l’instituant, et une force qui pousse au maintien et à l’arrêt, c’est l’institué. Toute institution doit lutter perpétuellement contre ses forces d’inertie et de chronicisation (l’institué), et doit savoir mettre en place des forces de mouvement, d’analyse constante, voire de renversement (l’instituant). Il nomme pratico-inerte l’immobilisme institutionnel : Jean Ayme fait de ce concept un des concepts clefs de la psychothérapie institutionnelle. C’est la praxis (l’action créatrice) qui sort le groupe du pratico-inerte.

44Sartre appuie son développement sur l’analyse de la genèse des groupes. La forme minimale du groupe est la série. C’est le résultat inerte d’activités séparées : c’est, par exemple, l’ensemble des personnes qui attend l’arrivée d’un bus. Les individus y sont ordonnés dans une série chiffrée : le premier arrivé, puis le deuxième, et ainsi de suite. Ce numéro d’ordre n’a rien à voir avec une valeur intrinsèque de l’individu : la série nie toute subjectivité ou singularité : elle est « l’indifférenciation d’êtres-hors-de-soi[6] ». La série rejoint la notion d’agrégat que nous avons évoquée plus haut. Elle définit le champ du pratico-inerte et se caractérise par l’impuissance dans laquelle sont maintenus ses membres.

45C’est du constat de cette impuissance sérielle que va naître le groupe : il se constitue pour en sortir sans, cependant, n’avoir jamais la garantie de ne pas y retomber. Chacun accepte de céder une part de sa liberté et de ses biens pour les unifier dans un bien commun. En contrepartie, chacun y reçoit une garantie de protection contre les menaces que pouvaient engendrer le principe de la rareté et ses conséquences sociales. Dans le groupe, chacun peut intégrer sa praxis individuelle dans une praxis commune dans laquelle il peut se reconnaître sans s‘y sentir aliéné : il y occupe une place singulière et spécifique en opposition à l’anonymat sériel.

Le club

46« Qu’est-ce qu’un club ? demande Jean Oury. C’est un lieu où l’on va[7]. » Sa base légale est associative. Son objectif est l’organisation de la vie quotidienne à travers les diverses activités qui s’y déploient : la cafétéria, le foyer, la boutique, les ateliers de création ou de production, l’organisation des activités culturelles, les sorties ou les séjours, etc. Son utilité est donc de fournir un moyen de sortir de la dépendance hiérarchique verticale qui cloisonne et soumet, pour ouvrir à une circulation horizontale de partage entre des personnes situées comme partenaires. C’est un instrument de lutte contre la bureaucratie et une des incarnations de la « transversalité ». La gestion n’est plus la propriété de l’hôpital ou de la direction de l’institution : elle devient celle de ceux qui en sont les véritables acteurs, c’est-à-dire les patients et le personnel.

47Cette participation du malade aux activités institutionnelles n’est pas occupationnelle, elle fait partie du soin lui-même : le malade, dans sa production, introduit quelque chose de lui-même, il devient « un soignant de lui-même[8] ». La structure juridique du club permet de sortir le patient des attitudes de passivité dans son rapport au pouvoir médical et administratif qui caractérisent en général la relation de soin. Il rend possible la même émancipation pour le personnel par rapport à sa relation de dépendance hiérarchique et de clivage fonctionnel. Par là, il participe concrètement à lutter contre les mécanismes d’aliénation institutionnelle.

48Sur le plan thérapeutique, le club permet d’introduire des différences entre les lieux et les moments de la journée. Il déjoue les rigidifications fonctionnelles et statutaires, chacun, soignant ou soigné, pouvant rencontrer l’autre dans de multiples types de rencontres bien au-delà de sa seule qualification statutaire. L’association n’exerce pas de pression autoritaire et uniformisante : elle respecte les propres capacités d’accès de chacun. Sa visée est singulière et collective : « mettre en place des systèmes collectifs et, en même temps, préserver la dimension de singularité de chacun[9] ». Elle participe, ainsi, à la fonction de base du soin du psychotique que Pierre Delion a baptisée « phorique » : elle est constituée de tout ce qui fait que le patient se sent porté, soutenu, tenu, accompagné dans les divers moments de sa vie, tant qu’il ne peut le faire lui-même.

Conclusion

49Une institution se trouve ainsi constituée de multiples institutions permettant de lutter contre l’inertie ou la transcendance d’une « Institution » souveraine. Elles créent des espaces hétérogènes mais unis.

50Le groupe de psychothérapie est une des pièces de l’institution. Comme le club, il appartient à ceux qui le composent. Les relations qui s’y tissent sont celles de singularités différenciées mais unies, en opposition aux organisations sérielles. Promouvant une parole libre, il est une protection contre les forces aliénantes inhérentes à tout système institutionnel.

51La pertinence d’un groupe quotidien de psychothérapie de psychotiques ne réside pas tant dans sa spécificité que dans l’agencement dans lequel il se situe par rapport à l’ensemble institutionnel. Il en constitue un des éléments de sa richesse et de sa force d’hétérogénéité.

52Une institution peut se laisser entraîner dans une passion organisationnelle évitant la question propre qu’ouvrent la psychose et le travail sur l’aliénation mentale : les groupes quotidiens de psychothérapie fournissent alors un repère indispensable à ce qui fonde notre clinique.

53À l’inverse, le risque des groupes de psychothérapie serait d’amener une domination du langage et de la relation « psy » sur l’ensemble du fonctionnement : cette « force » doit être contrebalancée par d’autres agencements institutionnels de lieux et de relations ancrés sur la « pratique ».

Notes

  • [*]
    Joseph Mornet est psychologue et psychothérapeute au Centre psychothérapique Saint-Martin-de-Vignogoul depuis sa création en 1972. Il a, notamment, publié Le corps et la psychose et Psychothérapie institutionnelle, histoire et actualité, aux éditions du Champ Social.
  • [1]
    P.C. Racamier, Le psychanalyste sans divan, Paris, Payot, 1973, p. 56.
  • [2]
    W.R. Bion (1961), Recherche sur les petits groupes, Paris, puf, 1965, p. 66.
  • [3]
    S. Freud (1921), Psychologie des foules et analyse du Moi, Paris, Bibliothèque Payot, 2001, p. 163.
  • [4]
    J. Oury, L’aliénation, Paris, éditions Galilée, 1992, p. 20.
  • [5]
    J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 46-47.
  • [6]
    Op. cit., p. 316.
  • [7]
    J. Oury, « Spécial enfance aliénée II, l’enfant, la psychose et l’institution », Revue Recherches, Paris, décembre 1968, p. 61.
  • [8]
    F. Tosquelles, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, éditions du Scarabée, 1967.
  • [9]
    J. Oury (1986), Le collectif, Nîmes, éditions du Champ Social, 2005, p. 11.
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