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Article de revue

De l'intimité librement exposée à l'intimité menacée

Pages 74 à 76

Notes

  • [1]
    Psychiatre et psychanalyste, directeur de recherche à l’Université Paris X.
  • [2]
    Cet aspect est développé dans mon ouvrage L’intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001, réed. Hachette Littératures, 2002.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Un exemple de ce voyeurisme est montré dans un film récent de Richard Berry intitulé Moi, César, 1 m 39, 10 ans et demi, dans lequel on voit un directeur d’établissement scolaire cuisiner un enfant sur son père qu’il croit en prison en lui offrant des biscuits au chocolat.

1L’intimité se définit par rapport à ce qu’elle n’est pas : le domaine public qui engage ce qu’on partage avec le plus grand nombre, et le domaine privé qui concerne ce qu’on partage seulement avec quelques personnes choisies, notamment la famille. L’intimité, par opposition à ces deux domaines, est ce qu’on ne partage pas, ou seulement avec quelques intimes… et aussi ce que chacun ignore de lui-même. Autrement dit, c’est à la fois son jardin secret et l’inconnu de soi sur soi. Le droit à avoir une intimité est essentiel pour chacun d’entre nous, et cela aussi bien du point de vue de son développement psychique que de l’organisation sociale. Ce droit garantit en effet à la fois la distinction entre réalités interne et externe et les règles du jeu démocratique.

2En revanche, les cadres qui servent de repères à l’intimité sont en train de changer totalement. Traditionnellement, il existait en effet des espaces considérés comme relevant de la vie intime – la chambre à coucher, les toilettes et la salle de bains par exemple – et d’autres considérés comme publics – dont le premier était la rue. Aujourd’hui, l’intimité est moins une affaire d’espaces socialement définis que de choix personnels. Elle se définit par une intention. Le credo des nouvelles générations, s’il fallait le formuler, pourrait être celui-ci : « L’intimité, c’est où je veux, quand je veux [2]. »

Entre emprise et réciprocité

3Dans ce nouveau paysage, l’important n’est plus de s’indigner que certains placent leur intimité ailleurs que nous, mais de définir des règles valables pour tous. Or, dans ce domaine, le guide le plus sûr ne peut être que le libre choix entre adultes consentants, un peu comme il l’est déjà dans le domaine des échanges sexuels. On s’aperçoit alors que les règles susceptibles de régir l’espace intime et l’espace public sont les mêmes. Dans les deux cas, tout s’y joue entre deux pôles qui sont la réciprocité et l’emprise. L’emprise, en effet, a un aspect social, puisqu’il y a des gens qui veulent établir un contrôle absolu sur leur environnement. Elle a aussi un aspect relationnel intime, puisqu’il existe des tyrans de l’intimité. Elle a enfin un aspect psychique puisque certaines parties de la personnalité peuvent être placées sous l’emprise d’autres. Quant à la réciprocité, elle a également trois aspects complémentaires : social, intime relationnel et enfin un intime psychique, sous la forme des négociations entre nos différents objets intérieurs. Dans tous les cas, elle consiste à accepter que la relation soit une co-construction qui implique de la part de chacun un travail de transformation intérieur et un abandon du désir d’emprise. Bref, dans l’intimité comme dans la vie sociale, l’important consiste dans la bonne distance à trouver, que ce soit à l’égard des objets intériorisés ou envers les personnes.

4Aujourd’hui, de plus en plus de gens sont donc prêts à montrer une partie de leur intimité, et certains d’entre eux le désirent. S’agit-il d’exhibitionnistes ? Non, car l’exhibitionnisme consiste à montrer toujours la même chose de soi dans un rituel figé. Ici, il s’agit beaucoup plus, pour eux, de s’engager dans des expériences exceptionnelles qui permettent d’extérioriser certains éléments de leur vie, afin de se les approprier en les intériorisant sur un autre mode grâce aux échanges qu’ils suscitent avec leurs proches. L’expression du soi intime – que nous avons désigné sous le nom « d’extimité » – entre ainsi au service de la création à la fois d’une intimité plus riche et de liens nouveaux [3]. Ce désir a toujours existé, mais il a longtemps été étouffé par les conventions. Ce qui est nouveau, ce n’est pas son existence, c’est sa revendication.

L’intimité menacée par les institutions médico-sociales

5Avec le désir « d’extimité », nous avons affaire au mouvement par lequel nous revendiquons le droit de rendre publique une partie de notre intimité. Mais il existe également une intimité menacée par le groupe. Des enseignants et des travailleurs sociaux s’octroient à eux-mêmes un « droit de regard » sur la vie privée des parents des enfants. Ce droit de regard constitue une forme de voyeurisme, au nom du « Bien de l’enfant » évidemment. Cela est encore plus facile avec les enfants petits, car il suffit de les inviter à raconter [4]. L’existence de ce voyeurisme est très sensible lorsque sont réunis des enseignants, des travailleurs sociaux, et des membres des équipes médico-éducatives. Ils s’échangent des « infos » sur les petits secrets des couples parentaux, et chaque spécialiste veut montrer qu’il en sait un peu plus. Quand un thérapeute d’enfants dont il est question à ces réunions refuse d’y participer, ou y garde le silence ; c’est d’ailleurs en général très mal perçu. Il est accusé de refuser la « mise en commun » des informations, qui est en fait un « grand déballage ».

6En théorie, il faudrait que le psychothérapeute puisse très précisément faire la distinction entre les informations qui n’ont d’importance que pour la prise en charge psychothérapique – et qui n’ont donc pas lieu d’être communiquées en réunion - de celles qui peuvent aider les équipes dans la compréhension des situations. Mais, en pratique, cette distinction est impossible, car ce sont les mêmes informations. C’est pourquoi il est si difficile de faire des psychothérapies en institution…, sauf si on renonce à toute vie institutionnelle. Et cette tendance va encore évidemment se renforcer avec la mise en place de ce qu’on appelle les « nouveaux réseaux », c’est-à-dire l’informatisation des données relatives à la vie de chacun.

7Comment suivre en effet en thérapie des gens sur lesquels nous possédons des informations qu’ils ne savent pas que nous avons, et qu’ils ignorent même parfois eux-mêmes ? Si nous le faisons, nous risquons bien de nous trouver dans une situation semblable à celle d’un parent qui oppose un secret à un enfant, c’est-à-dire d’être partagé entre le désir de lui communiquer ce que nous savons et l’angoisse de le faire maladroitement. Nous risquons, comme un parent dans la même situation, de présenter des gestes, des attitudes, ou des mimiques gênées, ou même peut-être de faire des interprétations déplacées toutes les fois où le patient va s’approcher de ce domaine qu’il est censé ignorer, mais qu’il pressent toujours. La conséquence en est qu’il faut savoir refuser de prendre en charge les patients, enfants ou adultes, sur lesquels nous avons appris, par leur dossier ou des échanges téléphoniques, des informations sur eux-mêmes qu’ils sont censés ignorer. Ou alors, si nous choisissons de le faire, il faut commencer par leur donner l’information que nous pensons qu’il peuvent ignorer… et que souvent ils savent parce qu’ils l’ont devinée à partir des silences, des réticences, ou même des paroles déplacées de leurs proches ou de leur thérapeute précédent.

8Le problème se pose enfin de ce que nous écrivons ou disons sur les patients à des collègues. Il est essentiel de ne pas leur communiquer des informations que le patient peut ignorer lui-même, et surtout pas en mentionnant que ces informations sont ignorées du patient ! Nous risquerions de rendre impossible la relation thérapeutique que nous affirmons pourtant solliciter. C’est la même chose pour les dossiers. Il ne faut jamais écrire quelque chose qu’on n’a pas dit à un patient.

9Bref, dans le traitement des informations sur les patients, chaque intervenant institutionnel et chaque institution doivent constamment se poser la question de savoir ce qui relève d’un désir d’emprise ou d’une préoccupation de réciprocité.

Le désir de transgresser la loi concerne l’intimité psychique de chacun

10Enfin, respecter l’intimité, c’est se souvenir que « désirer » et « faire » sont deux choses absolument différentes. Car le fait que la loi soit la même pour tous n’implique pas que le juge d’un côté, et le travailleur social ou le thérapeute de l’autre, s’appuient sur le texte de la même manière. Aux juges et aux gendarmes appartient la prérogative de rappeler que toute infraction à la loi entraîne la sanction. En revanche, pour les travailleurs du champ de la santé et de la prévention, il s’agit tout autant d’accepter la légitimité du désir et de sa formulation. Par exemple, si un adulte évoque auprès d’un thérapeute ou d’un travailleur social son désir de séduire un mineur, ceux-ci devront d’abord prendre acte du fait que ce désir n’est pas forcément pathologique en soi, qu’il est moins pathologique encore de l’évoquer et d’en parler, mais que le réaliser est en revanche interdit par la loi.

11Bref, là où la police et la justice n’envisagent que les actions accomplies, le travailleur du champ médico-social doit faire constamment les parts respectives de la réalité extérieure et de la réalité intérieure, et rendre à chacune ce qui lui appartient. Car toute loi est bordée de deux frontières : d’un côté la sanction qui pénalise ceux qui la transgressent dans la réalité extérieure ; de l’autre, le désir auquel elle donne un contenant afin de le cantonner dans la réalité intérieure de chacun – autrement dit dans son intimité psychique – pour permettre la vie sociale.

12Rebonds au dossier « Intimité et sexualité », vst n° 86


Date de mise en ligne : 01/05/2007.

https://doi.org/10.3917/vst.093.0074

Notes

  • [1]
    Psychiatre et psychanalyste, directeur de recherche à l’Université Paris X.
  • [2]
    Cet aspect est développé dans mon ouvrage L’intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001, réed. Hachette Littératures, 2002.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Un exemple de ce voyeurisme est montré dans un film récent de Richard Berry intitulé Moi, César, 1 m 39, 10 ans et demi, dans lequel on voit un directeur d’établissement scolaire cuisiner un enfant sur son père qu’il croit en prison en lui offrant des biscuits au chocolat.
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