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Article de revue

L'atelier théâtral non « thérapeutique » : une utopie

Pages 89 à 91

1L’offre qui m’est faite ici de revenir sur mon expérience de metteur en scène d’enfants et d’adolescents hospitalisés au service infanto-juvénile de l’hôpital du Puy-en-Velay me donne le vertige. En effet, je n’avais pas réalisé que cela faisait 27 ans que j’avais ouvert un atelier de pratique théâtrale au sein de cet hôpital et qu’une expérience, une aventure artistique singulière ne cessait depuis de s’accomplir. Plusieurs générations d’acteurs et d’infirmières se sont succédé.

2Il y a une mémoire diffuse de ce travail, faite de souvenirs vécus ou racontés, d’émotions, d’angoisse, quelquefois de bonheur. Les spectacles permettent de sortir, de voyager, de rencontrer, de confronter des esthétiques, des orientations. Pourtant, je vais plutôt réfléchir sur l’atelier, sur le travail dans l’enceinte de l’hôpital.

3Si l’atelier de pratique théâtrale a été ouvert à l’automne 1978, c’est en janvier 1982 qu’« Aujourd’hui ça s’appelle pas » a vu le jour sous la forme juridique d’une association régie par la loi dite de 1901. Son siège social a dès l’origine été extérieur à l’hôpital et son conseil d’administration pas seulement composé du personnel soignant. Les initiateurs marquaient ainsi leur volonté d’ouverture au monde.

4Très tôt, le financement des activités a été diversifié : convention entre l’hôpital et la structure théâtrale employant le metteur en scène qui permet une grande partie du financement de ses heures de travail ; subvention par la Direction régionale des Affaires culturelles d’Auvergne de l’association Aujourd’hui ça s’appelle pas pour financer en partie ses projets ; contrat de cession des spectacles à l’occasion des représentations.

5Aujourd’hui ça s’appelle pas a ainsi traversé des périodes fastes, euphoriques, dépressives, sombres. Ce modèle a permis de tenir, durant une vingtaine d’années, un dialogue avec les institutions et la profession.

6L’organisation des soins psychiatriques et leurs effets tant sur le personnel que sur les malades se ressentent au niveau des créations théâtrales. La diversité des pathologies, l’orientation thérapeutique et la gestion ne sont pas sans contrecoup sur la production artistique.

7Aujourd’hui, notre orientation est fondamentalement remise en question au regard de la prise en charge de plus en plus contrôlée de l’évaluation des soins. La qualité de l’acte artistique ne relève pas de l’efficacité. Il s’agit d’un champ qui ne tolère guère le rendement, le retour sur investissement ou l’expertise thérapeutique.

8Lorsque le docteur Couade a favorisé les conditions techniques et financières pour que, dès 1978, des artistes vivant de leurs productions confrontent leur expérience à celle d’enfants souffrant de troubles graves de la personnalité, il n’a pas souhaité que les créations des enfants soient évaluables et interprétables. Lui et son équipe se sont résolument positionnés dans le champ des arts et de la culture, revendiquant pour le personnel et pour les enfants pris en charge la pratique du théâtre, de la peinture, de la musique, non pas comme un loisir, une occupation, une animation, une distraction, mais comme une rencontre, un apprentissage, une pratique de haut niveau.

9Je ne suis pas un pédagogue. Je suis toujours dans le mouvement de la création. Et cet acte-là, chaque être humain est en droit de le revendiquer. Mais il s’agit d’un combat, avec soi-même bien sûr, mais aussi avec la société. La liberté d’expression en est la revendication historique. Les œuvres d’art qui constituent l’accomplissement de ce mouvement pour plus de démocratie ne sont donc jamais les objets du seul artiste qui les signe. À travers lui, c’est toute une société qui exprime l’état de son rapport à la démocratie. Un atelier théâtral dans un hôpital psychiatrique ne se justifie que dans cette position qui exige des protagonistes une haute idée de leur fonction dans le dispositif.

10Les enfants et les adolescents sont hospitalisés au titre d’une impossibilité à vivre dans les systèmes que la société leur propose : l’institution familiale, l’institution scolaire, l’organisation de la cité. Le personnel soignant assume sa position de soignant au cœur même de l’atelier. Il accompagne l’enfant tout le temps que dure l’atelier. Le metteur en scène n’a d’autre charge que de rendre possible techniquement, éthiquement, relationnellement, le bon déroulement de l’atelier. Il y a donc peu de place pour l’interprétation thérapeutique.

11En revanche, l’espace-temps théâtral est garanti comme espace-temps de liberté. L’acteur est autorisé à faire, dire, montrer, raconter. La scène est son espace, le temps de son passage sur scène, son temps.

12Nul ne peut intervenir. La limite étant l’atteinte à son intégrité ou à celle de l’autre, mais avec une grande marge ; l’expression par exemple de la violence sur soi. Le rapport entre l’acteur et le metteur en scène est strictement verbal ; le toucher a peu de place. En revanche, tout se négocie. Aller sur la scène, jouer, quitter la scène répondent à un protocole strict, verbalisé avec très peu de mots concepts : « aller sur la scène », « sortir de la scène ».

13La scène est matérialisée depuis 27 ans par un simple tapis. Aller sur le tapis peut prendre des mois. Certains passent beaucoup de temps sur le bord : un pied dedans, un pied dehors ou les deux pieds à moitié dedans et à moitié dehors. Au fond, il n’y a que cela d’important : ce passage, ce franchissement.

14Il faut bien saisir que cette entrée dans un concept (aller sur scène, jouer pour les autres) est vieille comme l’humanité. Tous les êtres humains qui en font l’expérience font strictement la même depuis des centaines de milliers d’années.

15Un enfant autiste, s’il accepte « de jouer ce jeu », joue donc un jeu commun. À ce moment-là, ce n’est plus l’autisme qui prime mais l’acceptation de faire quelque chose d’historique et de banal.

16À l’instant du franchissement, tout acteur signifie son appartenance au monde comme espace géographique et comme temps d’inscription de son histoire dans l’histoire de l’humanité. Certes, ce n’est pas rien. Il y a donc un saisissement, une fulgurance, un abîme qui succèdent à ce franchissement.

17Son récit théâtral peut non pas commencer, mais s’accomplir à l’instant T de là où en est l’humanité. L’enfant autiste y a absolument sa place. J’en suis même à penser que là est sa place ; dans ce récit, dans l’indicible certes, mais dans son histoire livrée à l’humanité constituée de quelques humains/témoins/spectateurs. L’atelier théâtral dans un hôpital psychiatrique est donc une sorte de laboratoire de l’état présent de la relation à l’autre.

18C’est la même chose dans une école, une prison, un quartier ; si l’exigence du metteur en scène est aussi clairement posée, et qu’il assume pleinement sa position et la garantie qu’il tiendra cette position d’autorité – donc d’autorisation à accomplir un acte artistique dans toute sa plénitude –, alors l’acteur, y compris autiste, peut s’autoriser à prendre le risque de la création en place de la répétition.

19C’est ainsi que j’ai pu accompagner un enfant « livré » sur scène, le corps totalement bandé dans un parcours de dévoilement, au sens strict du terme, à travers une histoire de vie depuis avant même la conception de l’être dont il était question et qui se matérialisait par une poussière qu’il faisait sauter inlassablement dans sa main. À chaque étape, la poussière grandissait, devenait brindille, allumette, bâton et finalement manche à balai. Tout ça entre le dit et le non-dit. Il sera finalement l’acteur du film L’un d’eux.

20Au moment de conclure, je dois exprimer mon inquiétude de devoir mettre un terme à cette « expérience » du fait de la pression thérapeutique actuelle. La réussite d’un tel atelier se mesure à la latitude dont on dispose dans l’expérimentation, autrement dit dans la possibilité de vraiment vivre quelque chose d’aventureux, de pas prémédité. La surprise doit être possible. Il ne peut donc pas y avoir de pression sociale trop forte. La perte (de temps, d’argent) doit avoir droit de cité. L’efficacité thérapeutique ne peut être imposée comme « monnaie d’échange ».

21Notre travail s’est toujours réalisé dans les interstices de l’hôpital, greniers ou locaux désaffectés. La précarité et le manque de sécurité des locaux n’ont jamais été un obstacle pour accomplir notre projet.

22L’expulsion de l’intérieur de l’hôpital est dorénavant envisagée, de même que la récupération de l’art dans le champ thérapeutique. Je ne m’y résoudrai pas. Il sera alors temps de conclure donc de finir.

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Date de mise en ligne : 01/03/2006

https://doi.org/10.3917/vst.088.91

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