1 Je vais essayer aujourd’hui de rendre compte d’une des spécificités du travail infirmier en l’inscrivant dans un contexte particulier qu’il convient dès à présent de situer : je parlerai de l’écoute infirmière, prise dans le sens du soin, lorsqu’elle s’inscrit dans le temps de la nuit, et qu’elle a lieu au moyen d’un combiné téléphonique.
2 J’espère pouvoir vous en donner un assez juste aperçu. Je me ferai donc ethnographe des pratiques soignantes, à partir des préoccupations et du vécu infirmiers, mais aussi à partir de notre dimension humaine propre. Mon propos ne sera donc pas théorique.
Les histoires qui se racontent la nuit
3 Les histoires individuelles se donnent en histoire pour qui sait leur prêter une écoute particulière, une écoute juste. Mais encore faut-il questionner le terme même du don, car rien ne se donne avant d’avoir été partagé ou sans rechercher un autre don en retour ; c’est le principe même du don et contre-don.
4 Le soignant peut ainsi être confronté, de jour ou de nuit, dans son exercice clinique, à la narration d’une histoire individuelle, qui devient alors histoire clinique, et qui raconte la souffrance au travers de mots parfois anodins. Ainsi, le travail de nuit peut-il parfois augurer de dialogues d’une rare densité relationnelle. Je ferai ici la présentation d’une histoire clinique qui fut avant tout une rencontre qui m’interrogea en tant que soignant. Notons que l’écoute revêt le caractère d’une technique de soin lorsqu’elle est inscrite dans le contexte professionnel.
5 Dans l’écoute qui se fait technique, lors d’une urgence à dire la souffrance, j’ai tendance à appliquer les principesdéveloppés en France par les psychanalystes Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, et normalement conçus, en tant que paradigmes cliniques, pour les cas de psychanalyse de guerre : « Immédiateté, proximité, simplicité, et espérance [expectancy]. »
6 Mais avant même de parler des aspects cliniques de l’appel de nuit, il me semble important de vous faire percevoir au mieux quelle est l’ambiance dans laquelle s’inscrit cette écoute, ce travail. Je poursuis donc un peu sur le thème de l’ambiance. Peut-être que certains d’entre vous connaissent le film Le veilleur de nuit, soit dans sa version américaine, soit dans sa première version, européenne, et bien meilleure. Le film raconte l’histoire d’un étudiant en droit qui trouve un emploi comme veilleur de nuit à la morgue d’un grand centre hospitalier. Il va alors côtoyer, en évitant de les regarder, au gré de ses rondes régulières et obligatoires, les cadavres allongés. Une enquête policière vient à le désigner comme le principal suspect dans une affaire de meurtres sordides. Il se perd entre son angoisse à vivre la nuit, celle qui s’ajoute à la difficulté de prouver son innocence, et celle qui est générée par son activité fantasmatique, superposée à la mort toujours présente et incarnée par des corps inertes allongés dans les chambres froides.
7 Lorsque j’ai commencé à travailler de nuit, j’avais plusieurs années d’expérience en tant qu’infirmier, mais celles-ci avaient été diurnes. Je ne savais pas trop comment cela se passait ; j’imaginais ce temps de dix heures consécutives comme une sorte de vide d’activité clinique, certes parfois ponctué d’une admission ou d’un trouble du sommeil, une insomnie rebelle ou une agitation anxieuse. Parfois la nuit est calme, trop calme. L’imagination ne peut alors que galoper au gré du vide laissé là par le silence. Quoique… le bruit du silence se fait parfois audible et vient à inquiéter le veilleur qui cherche alors un dérivatif au sentiment d’anxiété qui pourrait naître : discussions entre collègues, lectures, le film de la seconde partie de soirée, la radio, un cd… ou le sommeil.
8 Dans le film, le veilleur de nuit se lève et, muni de sa lampe torche, entame sa ronde dans les couloirs. Il passe d’une pièce à une autre, écoutant dans l’instant le silence, s’assurant de sa présence certaine car, en effet, le moindre bruit devient source étrange qui oblige à la vérification. Il descend d’un étage, ouvre une porte fermée par deux énormes serrures, il entre… Il fait froid, trop froid dans la pièce pour y rester longtemps. Et s’ils se réveillaient ? S’ils revenaient à la vie ? Y en a-t-il un qui vit encore ? Le veilleur de nuit a trop froid, il sort précipitamment de la chambre froide, tentant de se convaincre que c’est uniquement le froid qui l’a fait sortir.
9 L’infirmier de veille est souvent, à sa propre surprise, non dite, obligé de conjurer les effets de son imagination ; ce n’est qu’à l’occasion de moments de détente entre collègues qu’il confie ses petits secrets fantasmatiques qui, pour le faire rire au moment où il les raconte, l’ont surtout effrayé au moment où il les a vécus. L’infirmier de veille ne joue pas au veilleur de nuit, il ne vit pas une histoire dans l’ère du fantastique, il vit une histoire agie par lui-même et le rôle tenu n’est pas de fiction mais réel.
10 Dans la nuit, l’infirmier effectue plusieurs rondes. Épiant discrètement le sommeil des personnes hospitalisées. Sa pensée ne peut que galoper d’images furtives en vagues histoires fantasmées : « Cela m’arrivera-t-il comme à ma collègue de trouver un malade décédé dans son lit ? Dort-il celui-là ou fait-il semblant ? Pourquoi est-ce que j’ai l’impression que celle-ci me regarde derrière sa fenêtre de chambre ? » etc.
11 Une collègue me raconta, au cours d’une de mes premières veilles, d’un ton banal, comment elle vivait son travail d’infirmière de nuit : « Bah, la nuit on attend la merde… » Comme pour me dire son inquiétude derrière une apparente maîtrise de l’ambiance, le moindre chuchotement, glissement d’air sous une porte ou grincement la fait bondir ; elle est en alerte, plus que ne le serait un système de surveillance électronique. Comme le veilleur de nuit du film, son imagination galope et elle opère alors en rationalisation pour rester dans l’ambiance de cet espace-temps, qui, finalement, la met dans une situation personnelle assez inconfortable.
12 Je me suis demandé comment rendre compte au mieux, dans un texte, de l’ambiance de nuit, et comment donner une juste idée du travail clinique de l’écoute au téléphone. À l’idée de la dépression au téléphone, le jeu de mots, qui n’a pas tant à faire dans le mot d’esprit, laisse à beaucoup le soin d’imaginer de quoi il va être question : « Aidez-moi, ça ne va pas… », et l’écoutant de répondre peut-être : « Oui, c’est cela, oui, c’est cela… » sur le ton d’un Thierry Lhermite qui ne s’attend pas encore à rencontrer Gérard Jugnot déguisé en Père Noël.
13 Mais on pense aussi, et peut-être même plus, au côté téléphone rose, mettant en scène deux personnes éloignées géographiquement, dont l’une souffre d’un manque et demande à une seconde de pallier ce manque qui crée un vide en elle.
14 Évoquer la dépression, verbalisée au téléphone, la nuit, en pensant à ces petites histoires drôles, c’est peut-être penser la difficulté à travailler cet objet clinique. Et la difficulté d’appréciation est grande dans ce contexte ; un silence marque-t-il un barrage chez une personne psychotique ou une incapacité à dire quelque chose péniblement vécu ? Ne pas voir le visage de la personne empêche pour une bonne part la lecture et l’appréciation de la souffrance. Je ne sais pas si la personne pleure en silence, contrôlant le spasme du souffle haletant qui s’associe souvent aux larmes. Je ne sais pas si elle regarde dans le vide, et si elle était en face de moi si alors elle me regarderait ou éviterait mon regard. Certains critères d’appréciation clinique échappent ainsi à l’écoutant.
15 De nombreux dialogues téléphoniques, qui se sont faits rencontres inter-humaines, parsèment la carrière du soignant affecté sur un poste de travail de nuit.
L’histoire de Marion D.
16 Je l’appellerai Marion D., donnant ainsi une initiale à son nom qu’alors je ne connaissais pas. Le prénom Marion, fictif, remplace le prénom véritable. C’est une histoire comme il y en a tant. Un simple appel pour parler à une personne absente, pour chercher surtout une oreille, la trouver pour contrer le désespoir qui s’est installé. Le temps ne veut pas passer ce soir ; c’est tellement calme que le souffle léger du courant d'air chaud de l’été finissant parvient à créer une ambiance propice à la détente.
17 C’est un samedi, une veille relativement calme. La fenêtre est entrouverte, à minuit passé il fait encore chaud. L’été ne parvient pas à laisser la place à la fraîcheur automnale, septembre finit et la chaleur reste toujours. Mon collègue est fatigué, il va s’installer dans la pièce d’à côté, affalé nonchalamment sur le fauteuil relax. Je me laisse absorber par la lecture de L’aliéniste, de Caleb Carr. Il est presque minuit trente.
18 Sonnerie de téléphone. Un ton agressif. Une angoisse sous-jacente, quelque chose dans la voix qui dit de suite au soignant que derrière l’apparente banalité des propos peut se jouer une tragédie.
19 Un premier appel tenté dans un service d’accueil, Marion D. est renvoyée à ses soucis : on lui conseille de prendre contact avec le cmp de sa commune dès le lundi matin. Mais, et comme pour de nombreuses personnes, elle ne le peut pas. Pourquoi ? Parce qu’elle ne se reconnaît pas malade ? Parce qu’elle ne veut pas être étiquetée folle ? Non, la réponse n’est pas évidente mais se comprend et permet d’entendre alors la difficulté, voire l’impossibilité, à se référer aux services médico-psychologiques locaux : Marion D. est une élue municipale, membre d’une association d’aide aux personnes en difficulté ; elle connaît pratiquement tous les intervenants locaux, les psychiatres, les travailleurs sociaux… Et Marion D. appartient au corps professionnel des travailleurs sociaux.
20 – Allo ?
21 – Bonsoir monsieur, je voudrais parler à Jacques Lehardi, il est psychologue chez vous.
22 – Bonsoir madame. En effet, ce monsieur travaille bien dans le service, mais il n’est pas présent à cette heure.
23 L’heure à laquelle l’appel est passé ne permet pas à Marion D. de rentrer en contact avec Jacques, l’un des psychologues du service. Elle le sait d’ailleurs, mais par-delà le bon sens c’est avant tout dans l’appel à l’aide au sein du service où travaille ce vieil ami qu’elle cherche un ultime filet, qui l’empêcherait de basculer encore.
24 Marion D. a connu Jacques dans les années soixante-dix, à l’occasion de manifestations postsoixante-huitardes. La sympathie de l’époque a été peu entretenue mais elle sait que Jacques travaille dans ce service psychiatrique ; elle espère le joindre, lui, peut-être, saura l’aider.
25 – Alors il n’y a personne qui est capable dans ce truc à la con ? Vous êtes tous nuls là-dedans. Pas un pour remonter le niveau !
26 – Je ne comprends pas ce qui vous arrive madame, mais si vous avez quelque chose à dire je peux peut-être vous écouter.
27 – Ah, ouais ? Je viens d’appeler à l’hôpital psy, à l’asile de dingues quoi, le mec que j’ai eu m’a dit d’aller voir un psy lundi matin à mon cmp. Vous trouvez ça bien comme réponse ? Vous êtes tous une bande d’incapables, ça a beaucoup changé depuis le temps, moi j’ai connu des gens en psy qui savaient bosser.
28 – Vous êtes passée par le standard de l’hôpital pour avoir notre numéro ?
29 – Oui. On m’a passé un infirmier qui travaille là-bas, mais lui il m’a juste renvoyée à mes problèmes.
30 – Il pouvait être déjà occupé madame. C’est pour ça qu’il n’a pu vous écouter davantage.
31 – J’y crois pas trop. Il avait l’air naze. Je demande à parler à un psychologue et on me renvoie au cmp de ma ville. Comme si je connaissais pas tous les trucs qu’il faut, je connais tous les centres psys du coin…
32 – Où habitez-vous madame ?
33 – Ben, à Aix-sur-Marne. Je sais, c’est pas votre secteur.
34 – Vous téléphoniez à cette heure pour parler à monsieur Lehardi ?
35 – Oui… Non… Je sais plus… Vous savez je suis un peu ivre. Ouais, je suis bourrée. Ça m’arrive jamais. J’ai bu du vin, une des bouteilles qu’on garde normalement pour les occasions, quand on reçoit des amis. Vous voyez quoi, un Bordeaux de je sais pas quelle année mais qui coûte la peau des fesses.
36 Marion D., dont je ne connais pas le nom, parle sur un ton alerte, agressif. Je me demande ce qui se passe. L’intrigue clinique est posée : je ne sais pas de qui il s’agit, je me demande quel est l’objet de l’appel, je me demande aussi ce que je vais pouvoir faire pour me tirer de quelque chose qui sent le piège.
37 – Je vais me foutre en l’air. J’ai envie d’aller à la mairie, ouais, j’vais y aller, j’vais m’arroser d’essence et me foutre le feu ! Je voudrai leur montrer à tous. Tant que j’y serai, je sauterai depuis la fenêtre de mon bureau, ça fera la torche. Ouh-la la, une putain de torche humaine ! Personne ne veut m’écouter, me comprendre. Ils en ont tous rien à foutre. C’est la seule solution. Là ils sauront, ils auront compris à ce moment, mais ça sera trop tard, bien fait pour leur gueule.
38 Marion D. vient de lâcher ces quelques mots. Des mots rassemblés en phrases qui viennent de me terrifier. Acta est fabula. Presque sur une seule expiration. En un mouvement elle m’a envoyé à la figure l’image d’un corps qui prend feu, une femme qui s’immole. L’horreur du brasier vient frapper ma conscience, ça sent le roussi dans tous les sens du terme : en premier, il semble que j’ai affaire à une urgence psychiatrique ; en second, outre le fait que je ne sache pas de qui il s’agit, comment vais-je gérer la situation ?
39 Dans un cas comme celui-ci, on dit souvent que la manipulation est le cœur même du dialogue : « Tu te laisses manipuler, elle raconte des conneries, elle ne le fera pas. » Mais comment être sûr du « non-passage à l’acte » ? Nul ne peut prétendre avoir une intuition clinique si aiguisée qu’elle lui permette de sentir, à coup sûr, l’évolution clinique d’une situation.
40 – Comment vous vous appelez ?
41 – Je m’appelle Frédéric Masseix, je suis infirmier.
42 – Ah, comme le mec que j’ai eu tout à l’heure ? C’est pas top… J’sais même pas si je dois vous parler. Vous aussi vous en avez rien à foutre de mes problèmes.
43 SILENCE
44 – Je vais vous appeler Frédéric alors.
45 – C’est vous qui voyez madame.
46 – Ouais. Vous avez qu’à m’appeler Marion alors.
47 – Je préfère vous appeler autrement. Dire madame plutôt que Marion est mieux pour moi.
48 – Ah bon ?
49 – Oui. Si je vous appelle Marion, je ne laisse pas de place à l’écoute qui fait partie de mon travail. Vous avez appelé pour parler à Jacques. Lui, vous le connaissez. Moi, je ne vous connais pas. Je ne peux pas vous parler en vous appelant par votre prénom.
50 – Ah ? (le ton se radoucit) Je peux vous appeler Frédéric quand même ?
51 – Moi ? Ça ne me dérange pas. Qu’est-ce que vous préférez ?
52 – Ben, je préfère Frédéric. Si je dis monsieur je sais pas si je pourrai parler.
53 – Vous ne voulez pas me dire votre nom ?
54 – Non.
55 – Comme vous voulez.
56 Les propos de Marion D. donnent quelques éléments de la souffrance qui s’agite en elle. Elle est comme en limite de rupture : rupture avec le monde, rupture avec elle-même, dans une incapacité à dire plus ; mais surtout parce que personne ne peut écouter sa plainte, elle veut agir sa souffrance, mettre en acte et en vie une pulsion de mort qui n’a d’autre cible qu’elle-même.
57 Une sorte de feu la ronge de l’intérieur que je ne connais pas et ne comprends pas au moment où l’appel est passé. La communication débute. Si je la renvoie sur un ailleurs incertain, lundi matin au cmp, peut-être ira-t-elle plutôt s’immoler comme elle en verbalise le projet.
58 – Qu’est-ce qui se passe ce soir pour que vous téléphoniez ?
59 – Je sais pas trop. Tout va mal. J’en ai marre. Je suis à bout.
60 Silence.
61 – Je travaille au service social municipal. J’ai toujours travaillé au service des autres. Tout le temps pour les autres…
62 – Votre travail vous plaît ?
63 – Oui. Mais ça ne va plus. Trop de crédits. Vous savez, on finit par ne plus pouvoir payer. Mon mari est bien là, mais comme il est un peu handicapé il fait ce qu’il peut.
64 – Qu’est-ce qu’il fait votre mari comme travail ?
65 – Il est gardien principal du groupe d’immeubles dans lequel on habite. C’est un brave homme. Je l’aime, ça c’est sûr.
66 – Il est où en ce moment ?
67 – Là… il dort. Comme je suis toute seule, j’ai ouvert une bouteille de vin, lui non plus il peut pas me comprendre.
68 – Cela vous arrive de boire ?
69 – Non. Je ne bois jamais. À peine même quand on reçoit des amis. Même l’été dernier, en vacances, on était en bord de mer, avec un couple d’amis hommes homosexuels, on s’est bien amusé. Ils sont gentils ces amis. Il faut pas croire ce qu’on raconte sur les homosexuels. Ils sont comme tout le monde.
70 – Comme tout le monde ?
71 – Oui. Ils travaillent et vivent ensemble. Eux ils sont bien ensemble.
72 – Avec votre mari… ça va ?
73 – Ah oui, si… Je l’aime et lui aussi il m’aime. Mais il peut pas tout faire. C’est dur pour lui, il est handicapé.
74 – Qu’est-ce qu’il a comme handicap ?
75 – Il a été victime d’un accident de moto quand il était jeune. Maintenant il a une jambe handicapée, enfin je veux dire qu’il boite. Il peut pas courir, vous voyez.
76 Marion D. est militante communiste. Active dans le champ social depuis une trentaine d’années, elle a passé sa vie à aider les autres. Depuis quelque temps tout va mal pour elle, elle dit ne plus se reconnaître, ne plus avoir envie de vivre ; c’est un désespoir qui fait place à une joie toujours connue. La cinquantaine approchant, une fille encore à la maison qui semble être une jeune adulte insouciante de sa vie, un mari handicapé qu’elle décrit comme quelqu’un de formidable tout en se défendant de ne pas l’aimer.
77 Le mari dort à ce moment. Elle, durant ce temps, s’est alcoolisée. Ce n’est pas dans ses habitudes, elle ne boit jamais, simplement à l’occasion d’un événement particulier, et encore avec retenue dit-elle. Sa dépravation alcoolique de ce soir lui fait vivre une intense culpabilité qui se rajoute à une autre, peut-être, que je crois deviner derrière une relation de couple complexe. Le mari est gardien d’immeuble. Depuis vingt ans qu’ils sont ensemble, elle a toujours été une femme fidèle et attachante, lui se présentant comme un homme honnête, gentil, toujours à ses côtés. Marion D. dit à de très nombreuses reprises, sur le ton de l’affirmation, que son mari est quelqu’un de bien, qu’elle ne peut s’en séparer, qu’avec lui « tout va bien ».
78 Pourtant, à aucun moment elle ne peut justifier l’inverse de ces termes qui ne trouvent raison à se placer ainsi dans la conversation. Sans cesse reviennent ces propos élogieux à l’égard du mari et de ses qualités alors que, sur un ton chargé d’ambiguïtés, elle le dit incapable de l’aider. Je ne comprends donc pas grand chose au début de son mal-être ; il ne m’est pas possible de comprendre aperto libro comme cela arrive parfois. Elle dit avoir une vie de couple harmonieuse, une vie sociale et professionnelle stable qui semble lui convenir depuis très longtemps, elle s’entend bien avec ses collègues, elle a de nombreux amis… Même en lui faisant remonter le temps, on ne retrouve aucun élément de vie qui se relierait facilement à la peine existentielle actuelle.
79 J’écoute attentivement les propos de cette femme qui me dit son âge, espérant que je lui dise le mien. Elle a 48 ans, son mari est son aîné de deux ans. Je ne connais pas son identité véritable. Elle m’a donné d’elle, pour la nommer, juste un prénom ; mais est-ce réellement le sien ? Elle me livre pourtant des indications qui pourraient me permettre de la connaître si je me lançais dans une enquête. Tout se passe comme dans une tragédie où l’intrigue consiste à nommer un personnage connu de tout le monde mais que jamais on appelle par son nom.
80 C’est peut-être aussi ce qui se passe. Elle ne se sent pas reconnue dans son travail ; malgré toutes ses qualités et tout ce qu’elle fait pour les autres, elle se vit comme incomprise. Elle se vit comme non connue, non reconnue aux justes valeurs qu’elle pense incarner et porter dans ses attitudes de tous les jours. Mais, finalement, est-ce si grave de ne pas savoir qui elle est ? Si mon écoute est un soin, pour elle, elle peut être aussi un fil de vie qui la maintiendra ailleurs que dans une zone dans laquelle elle risque d’entrer, celle du non-retour, celle du passage à l’acte.
81 Je ne sais pas qui elle est. Je n’ai pas son numéro de téléphone. Je pourrais appeler police secours ou les pompiers que ça ne changerait rien. La voix est celle d’une inconnue qui pour le moment veut rester dans l’inconnu, dans l’ombre d’une nuit qui avance. Cela fait bientôt une demi-heure que je lui prête mon oreille et qu’elle y déverse son flot de paroles.
82 La fenêtre de son balcon est ouverte. Elle habite à l’étage, je ne sais à quel palier. Je frémis en imaginant qu’elle pourrait passer à l’acte avec moi au téléphone ; un jour, une écoutante de sos Amitié m’a raconté qu’un homme s’était suicidé par ingestion de toxiques tout en lui parlant. Je repense à l’histoire de cette écoutante. Moi aussi j’écoute. J’écoute une femme qui s’appelle Marion. C’est tout ce que je sais d’elle. Je sais aussi qu’elle a un projet de suicide. Elle dit que ça ne va pas dans sa vie. Elle parle en banalisant les éléments qui font sa vie, son entourage, ses proches, la qualité de son travail.
83 Un conflit de voisinage semble la tracasser, une histoire de chien, celui des voisins, qui serait agressif, mais n’aurait mordu personne. L’histoire n’est pas lisible, compréhensible. Encore une fois, quand j’oriente le dialogue elle échappe en glissant vers autre chose. Non, le chien n’est pas méchant. Mais il est certainement dangereux. Tout le monde s’en plaint. Les voisins ne sont certainement pas méchants non plus. Mais des voisins aussi tout le monde s’en plaint. Marion D. m’apparaît coincée, comme dans l’expression « je suis coincé [dans une situation] ». Elle semble entre deux feux, prise entre ses pensées philanthropiques et puis une sorte de ras-le-bol qui s’y associe. Marion D. a toujours été aidante. Au moment où elle se tourne vers quelques personnes pour demander elle-même un peu d’aide, ou d’écoute, tout le monde la fuit, la renvoie en un autre lieu, à un autre moment.
84 J’ai l’impression qu’elle se sent coupable de quelque chose. Déjà, lorsqu’elle verbalise son alcoolisation le ton est celui de la culpabilité qui trouve à s’exprimer dans une position d’excuse et un besoin intense de rationaliser et d’expliquer. Elle se sent coupable aussi sans doute de ne pas arriver à faire face financièrement.
85 Il me vient alors une idée, en sorte une hypothèse clinique, mais que je ne peux me permettre de lui soumettre. J’imagine le mari comme un fardeau, un homme qui pour elle n’en est pas un. Il semble être un justificatif social à ses premières bonnes actions : elle s’est mariée avec un homme handicapé. Position louable à tous égards, comment la vit-elle aujourd’hui ? Je m’étonne de l’ambiguïté de ses propos lorsqu’elle parle de son mari. En fait, derrière sa position de femme aimante et assistante des personnes en difficultés commence à se dessiner un complexe d’autoculpabilité : le mari, au fil des années, s’est installé dans une passivité sociale et sentimentale ; Marion D. s’est lassée de cet homme mais elle ne peut finalement formuler un désir de séparation, du fait même du handicap physique du mari. Marion D. vit leur relation comme un calvaire ; elle doit prêter attention à son mari, sans pouvoir espérer un retour de cette attention.
86 L’homme qu’il est ne la protège pas. Il est faible physiquement ; affable, il est respecté pour ses qualités personnelles mais aussi par le fait de son handicap physique. Alors, ses deux amis homosexuels hommes apparaissent dans son langage comme d’étonnants personnages, à la valeur incontestable, qu’elle semble plus trouver hommes qu’elle ne trouve son mari. Ils sont des figures d’une autre forme de vie de couple. La fille qui vit encore à la maison semble loin de tout le conflit. Marion D. la laisse vivre comme elle veut.
87 Le ton n’est plus agressif, sa voix est devenue calme, aimable pourrait-on dire. Marion D. endosse à nouveau le timbre vocal qui doit être le sien, celui de l’assistante sociale, mais dans une position inverse : là, c’est elle qui est en souffrance, en demande. Pourtant, elle ne demande rien. Elle a appelé pour parler et pour dire son envie de mourir, comme on crierait une douleur à la face d’un inconnu. Elle s’inquiète pourtant de savoir si on peut porter un quelconque intérêt à son histoire, à elle-même donc.
88 Dans ses premiers propos, Marion D. ne sait que dire qu’elle va se tuer. Pourquoi ? Évidemment, je ne pose pas cette question. Elle avait envie de sauter par la fenêtre, mais à cette heure elle préfère ne pas faire quelque chose qui pourrait traumatiser son entourage proche. Sa fille et son mari sont endormis. Elle se rendrait coupable de faire cette chose. Et réapparaît encore la figure de la culpabilité. Elle me raconte encore ses vacances du dernier été, avec ce couple d’amis : « Ils sont homosexuels, mais vraiment sympas. »
89 La nuance qui se tient dans la phrase relève peut-être un peu plus son ambiguïté relationnelle : d’un côté ses amis sont sympas… même s’ils sont homosexuels. Je n’interroge pas ce point. Pourquoi pourtant nuancer tant le propos ? L’homosexualité empêcherait-elle couramment la sympathie ? Certes non. Mais probablement qu’au regard de certaines normes qu’elle a pu intégrer dans la première partie de sa vie, l’homosexualité s’associe aux représentations sociales superposées à la perversion ou bien encore elle n’intègre aucun cadre de références sociales acceptable et reste anomique.
90 Longtemps les manuels de psychiatrie et de psychopathologie ont classifié l’homosexualité en tant que perversion sexuelle. Certains changements politiques et idéologiques, comme les mouvements sociaux de la communauté homosexuelle, ont fait prendre conscience du caractère non morbide de ce statut. Mais, subjectivement parlant, comment vit-on l’acceptation de l’homosexuel dans le discours socialement et politiquement acceptable, pour ne pas dire correct ? Les deux amis homosexuels de Marion D., qui sont de son âge, précise t-elle, vivent une histoire de couple harmonieuse. J’imagine alors qu’elle les envie.
91 Mais aussitôt pensé, aussitôt refoulé : Marion D. ne peut envier un couple d’homosexuels ; elle qui prouve à tout le monde sa générosité, dans sa vie professionnelle et dans sa vie privée. Elle ne conviendrait plus alors à l’image que tout le monde s’est fait d’elle. Comment pourrait-elle envier la relation de couple d’amis homosexuels alors qu’elle aime tant son mari et que lui aussi l’aime ? Je me demande si elle n’éprouve pas un quelconque sentiment d’indignité à son égard, de jalouser ainsi ses amis aux dépens de la relation qu’elle a à son mari.
92 Je note que souvent, lorsqu’elle parle de ses proches ou de son entourage, Marion D. présente chacun comme une bonne personne, à laquelle elle ne peut rien reprocher, mais, en définitive, personne autour d’elle n’est susceptible de l’écouter. Son mal-être ne se décrit pas. Alors qu’elle voudrait me dépeindre une vie joyeuse, elle laisse transparaître une tristesse générale. Je pourrais alors me perdre en propos sympathiques et rassurants : « Mais vous voyez bien que vous êtes utile, alors pourquoi vous mettre dans cet état ? »
93 Je m’abstiens. Le plus souvent je ne dis rien, voulant éviter la maladresse verbale. Me servant des temps de silence que je laisse s’installer comme des temps de présence silencieuse où je manifeste mon écoute. À aucun moment je ne relâche mon attention, malgré la fatigue qui me gagne. La chaîne hi-fi, réglée sur la bande fm, accompagne la conversation sans que je prête attention au programme diffusé. Presque, moi-même, suis-je déconnecté de l’endroit et de son ambiance, pour être plus en phase avec la personne qui me parle.
94 Françoise Dolto avait accueilli un jeune garçon qui ne savait dire ce qui se passait en lui, qui parlait sans dire, qui lui posait une énigme à elle, la thérapeute. Elle finit par lui dire : « Mais alors où tu as mal ? » et le garçon répondit : « J’ai mal à mon père. » Saisir la souffrance d’une personne, l’entendre, comme la percevoir ou l’apercevoir, dans le sens de l’expression : « Je vois ce que vous voulez dire, je vois ce que vous vivez. » La comprendre, est une chose aussi délicate que de faire sortir un son harmonieux d’une harpe. Saisir une corde avec suffisamment de finesse et de justesse pour qu’elle donne d’elle, en retour, un temps, une note juste, une sonorité toujours unique.
95 C’est un peu ça, je crois, que le soin, de savoir saisir, dans l’instant juste, la corde ténue qui tient à la souffrance de l’autre et qui le tient parfois tout entier.
96 Moi, j’avais envie de demander ça à Marion D. : « Mais alors où avez-vous mal ? » Peut-être pas de la même façon, mais pour mieux comprendre. J’avais envie de comprendre, sincèrement. Je ne pouvais pas lâcher. Elle n’insistait pas, dans le sens de quelqu’un qui cherche à imposer à un autre sa présence. Elle parlait simplement. Sentant sans doute ma disponibilité, elle parlait de plus en plus librement.
97 Toutefois, la honte de son état psychologique et social, au regard de son statut professionnel, l’empêchait de donner plus d’éléments sur son identité. J’ai pensé essentiel de respecter cela. Je me suis dit pourtant que c’était important de savoir son nom ; souvent cette idée m’a torturé durant la conversation. J’ai alors tenté de tisser une toile d’une densité relationnelle suffisante pour que Marion D., en l’absence de sa désignation civile nominative, accepte mes propositions, qu’elle entende surtout ce que j’avais à répondre à sa souffrance.
Épilogue
98 Elle m’a dit, avant que nous nous quittions :
99 – Si je ne vous avais pas eu ce soir, si j’avais pas pu parler à quelqu’un, je crois que je me serais foutue en l’air.
100 Je ne réponds pas Silence.
101 – Merci de m’avoir écoutée.
102 L’écoute. Tout le monde en parle… dirait l’animateur télé. Mais qu’est-ce que l’écoute ? Comment l’associe-t-on à un mal-être verbalisé ? À des propos suicidaires ? À l’écoute au téléphone ? Je me rends compte chaque jour de la difficulté d’avoir une écoute juste. Parfois, on a l’impression de comprendre ce qu’on nous dit, mais on est trop pris par nos certitudes : on n’écoute pas, ou on n’écoute plus. C’est différent d’une attention flottante. C’est comme dans le sketch de Fernand Raynaud qui commande un café avec deux croissants. Le serveur, affable, lui précise à de nombreuses reprises qu’il n’y a plus de croissants et pourtant le client en redemande, changeant dans sa commande l’autre partie, peut-être la plus désirée. Son oreille entend un enchaînement de sons qui donne des mots, mais son esprit ne perçoit pas la signification de la réponse formulée.
103 L’oreille a entendu. En revanche l’esprit du client, absorbé par un désir qui est devenu certitude acquise à l’avance, fait qu’il ne peut être à l’écoute. Sa certitude l’en empêche. C’est comme quand quelqu’un se présente, et qu’on refuse ou bloque le dialogue tout de suite en prétextant l’hypothétique manipulation, ou bien encore le délire, ou tout autre artifice seulement bon à justifier le non-engagement dans cette zone de proximité psychique.
104 D’un point de vue narcissique, le soignant a de nombreux bénéfices à tirer d’une histoire comme celle-là. S’il obtient un résultat positif, même relatif, cela ne peut que le flatter. Il est rassuré sur sa fonction, sur ses vertus associées à l’occupation du poste. Il peut se vivre comme bon soignant. Pourtant je n’ai pas vécu cette histoire comme une réussite. Déjà j’avais réussi à m’en sortir. C’était quand même bien. Sans avoir à me dire après si j’avais bien fait de dire ceci ou cela. Quand j’ai eu reposé le téléphone sur sa base, j’ai eu l’impression d’avoir vécu hors de la réalité du service durant un long moment. J’étais fatigué. Je crois que ça fatigue d’écouter.
105 La conversation aura duré près de deux heures. Mais doit-on alors compter le temps, comptabiliser les minutes ? Chi va piano, va sano. J’avais le temps alors pour pouvoir l’écouter. Si je n’avais pas eu ce temps, qui fut donc important, que se serait-il passé chez elle ce soir là ? N’aurait-elle rien fait, seulement que de penser à un acte à mettre en scène deux jours plus tard ? Aurait-elle appelé une autre personne ? Se serait-elle endormie naturellement, du fait de l’ivresse associée à la fatigue ? Il est difficile de répondre à toutes ces questions. Même, on aurait tendance à en ajouter d’autres. La situation devient une sorte d’équation mathématique à plusieurs inconnues dont on ne possède pas la formule pour en proposer la solution.
106 Je me suis ainsi contenté d’appliquer les principes cliniques que j’avais énoncés : immédiateté, proximité, simplicité, et espérance.
La fin de l’histoire ?
107 Le lundi suivant, dans un autre cmp que celui de sa ville de résidence, une secrétaire prit l’appel de Marion D. Un rendez-vous lui fut accordé très rapidement, pour qu’en un lieu nommé et désigné pour cela elle puisse poser sa souffrance, poser des mots dessus, dire et reconstruire cette partie d’elle-même qui vint un jour à défaillir.
108 Je n’ai jamais plus eu de nouvelles.