Couverture de VST_082

Article de revue

L'homme dans la nuit

Pages 34 à 35

1

Le jour connaît ses limites.
La nuit ne les conçoit même pas.
La nuit précède.
La nuit improvise.
La nuit se découvre.
La nuit s’apprivoise.
La nuit se raconte.
Pour les Compagnons de la nuit, la nuit s’est prolongée des années durant dehors, sur les trottoirs des ruelles du quartier Latin, dans les bars et les boîtes de nuit, sur les quais à l’ombre de Notre-Dame ou dans les arènes de Lutèce.

2 Nous étions concentrés sur ce qui n’était pas encore, ce qui était à venir. Un lieu de nulle part où tout puisse être dit parce que tout peut être entendu. Un lieu où l’on puisse se rencontrer avant de se raconter. Lieu où l’intime peut rejoindre l’universel.

3 Lieu d’accueil nocturne hors concept. Ni hébergement, ni foyer, « La Moquette » est un espace où les travailleurs sociaux ne distribuent pas de prestations d’aide matérielle, mais apportent une présence ouverte à l’aventure de la rencontre personnelle et collective.

4 Plus que combler les besoins, il s’agit de procurer aux gens l’occasion de donner.

5 En deçà et au-delà des apparences, arriver à accepter l’autre tel qu’il ne paraît pas pour qu’il puisse le devenir.

6 Quitter l’habitude du don et du recevoir pour entrer dans la dynamique de l’échange, de la réciprocité.

7 Il nous a fallu accompagner les traversées de l’hiver jusqu’à l’éclatement printanier des bourgeons ou éponger les fronts solidaires, dans la lourdeur de l’été parisien. En un mot, il nous a fallu côtoyer longtemps des hommes en souffrance pour comprendre que tout ce qui fut fatigue, blessure, solitude, peut être créateur.

8 Comprendre que l’humain est aussi présent dans le vide d’une vie sociale réduite que dans la plénitude d’une vie de relations multiples et diverses.

9 À l’heure où parler de communication fait rage, la fréquentation discrète des hommes en détresse nous a mis en condition, plutôt en conviction, de penser que l’essentiel se déroule hors vision, hors constat statistique.

10 Une société qui qualifie des hommes par ce qui leur manque (sans-papiers, sans-abri, sans-travail, sans-famille) se disqualifie elle-même. Réduire l’identité de quelqu’un à ce qui lui manque, c’est nier l’homme.

11 À tel point que pour prouver l’existence de quelqu’un il ne suffit pas d’être en chair et en os devant un guichet, mais il faut en apporter la preuve en fournissant les papiers nécessaires. Si vous n’êtes pas dans la liste ou si l’ordinateur est en panne, vous n’existez pas.

12 Ne pas exister pour la bureaucratie ou pour le monde de l’emploi, vivre dehors, sans domicile, sans être attendu ni entendu et écouté, subsister sur le dos des autres, conduisent à une inutilité sociale dont la prise de conscience peut mener à la déprime, à l’angoisse, au suicide ou à la révolte.

13 La fréquentation dans l’expérience banale au quotidien des personnes en grande souffrance a mis en question l’idée de l’humain que nous nous faisions à partir de notre vécu personnel.

14 Les événements douloureux, les échecs à répétition, comme des éboulements successifs, font de leur vie un champ de ruines qu’il faut parcourir – non sans difficulté – à la recherche de l’humain.

15 Cependant, il y a toujours de l’humain à demeure dans une vie d’errance non choisie, de non-dits cumulés qui font obstacle à l’émergence de la parole.

L’homme dans la nuit

16 Quand je regarde ma photo, je vois un homme sans logis, et mon rêve est d’avoir un logis comme tous, un lit comme tous les Français en ont un. Mais mon lit c’est le trottoir, le froid et la solitude ma maison. Et une fois sur la route on ne trouve personne qui t’aidera.

17 Les sans-logis sont des hommes qui doivent mourir sur la route, la société ne les accepte plus et pourtant c’est la société qui fait les sans-abris, ça c’est la vie moderne. Encore aujourd’hui on prend les sans-abris comme le rebut de l’humanité. C’est toujours comme ça, et ça va être toujours comme ça.

18 Mort, j’aurai déjà trouvé ma patrie.

19 Parce que la mort est la patrie des sans-abris.

Train d’enfer

Heureux l’homme perdu dans ses rêves,
qui d’un coup de baguette magique
transforme le monde à sa convenance !
Mais la vie va son train et malheureusement
c’est d’un train d’enfer dont il est question.
Réveille-toi et vois comme la vie est belle,
elle vaut le coup d’être vécue.
Elle change selon les saisons,
les crises sociales,
les mouvements de la politique.
Tu ne peux t’imaginer ce que tu rates
et ne verras jamais.
Il est temps que tu te prennes en main,
car personne ne le fera à ta place
et c’est dommage.
Toute personne mérite d’avoir sa chance,
il suffit d’un déclic pour te réveiller.
Tu es comme un de ces vieux phonographes
oubliés dans un grenier dont il suffit
qu’une main tourne machinalement
la manivelle
pour qu’il retourne à la vie,
et qu’enfin après de longues années
de sommeil
resplendisse de son aura,
même si ses dorures un peu passées
font illusion.
Avec un peu de bonne volonté
il peut, si on le ménage, durer encore
pour chanter aux générations futures
les dangers et les pièges de la vie.
GILLES

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