1Ainsi, Bleuler lui-même – le créateur de la notion de schizophrénie en 1911 – décrivait-il déjà comment la structure hospitalière peut venir renforcer la symptomatologie psychotique. « Notre tâche, écrit A. Répond, l’un des disciples de Bleuler, consiste à choisir un instant favorable pour faire une brèche dans l’autisme où s’ensevelit le schizophrène et à l’empêcher d’y retomber ». Mais cet « instant favorable » n’est nullement programmable ; encore est-il nécessaire qu’un membre de l’équipe soignante soit présent pour le saisir, ce qui exige naturellement une certaine qualité de présence. La psychothérapie institutionnelle n’est qu’un approfondissement de ce type de réflexion, qu’elle mène jusqu’à sa conséquence logique : l’organisation de structures adaptées au type de malades que nous soignons… « Nous constatons que nous n’avons pas de contact affectif avec le schizophrène. N’est-ce pas dire que nous devrions essayer de l’établir ? », disait E. Minkowski, autre disciple de Bleuler. Et ajouterions-nous, ne devons-nous pas mettre en place tous les moyens possibles pour favoriser les occasions de l’établir ? C’est en ce sens que la psychothérapie institutionnelle n’est pas une simple « pratique », car sa mise en place concrète n’existe que sur la base d’une réflexion clinique incessante.
2 Des techniques telles que le Club des malades, les ateliers, les réunions n’ont pas un but simplement occupationnel, mais visent plutôt à rétablir un lien social entre ceux qui se sont réfugiés dans l’autisme. Des activités telles que la conduite des voitures, le standard, les discussions sur l’actualité, maintiennent un lien authentique avec la réalité chez ceux qui ont cherché à la fuir. La venue quotidienne de patients, jadis hospitalisés et maintenant sortis, en « hôpital de jour » (avant la lettre) fortifie ce lien (en même temps que l’espoir) chez ceux qui sont encore hospitalisés à plein temps. Par exemple, une personne autrefois hospitalisée, ayant découvert un cours de dessin intéressant dans une maison de la culture voisine, y entraîne des patients encore hospitalisés. Il est d’ailleurs surprenant de s’apercevoir à quel point nos ex-hospitalisés s’intéressent à tout ce qui concerne la vie locale de Blois, la ville voisine.
3Ce travail sur l’ambiance, qui vise à maintenir une vie sociale chez les patients hospitalisés, demande de la part du personnel soignant un gros effort : apprendre à diriger des réunions et à y solliciter, de manière non intrusive, tel patient enfermé dans son mutisme, savoir prendre l’initiative d’organiser une activité ponctuelle au moment opportun : fêter l’anniversaire d’une personne que sa famille a « oublié », ou se servir de l’occasion où un schizophrène, pour la première fois depuis des années, manifeste le désir d’acheter une chemise neuve pour organiser avec lui une sortie-achat dès le lendemain, quitte à bouleverser son propre emploi du temps. Nous retrouvons ici la définition que donnait A. Répond de la tâche du psychiatre : saisir toutes les occasions possibles de « faire une brèche dans l’autisme ».
Aborder le malade comme individu pouvant guérir
4 Cette soi-disant technique particulière entraîne-t-elle des « charges supplémentaires » ? Il n’est nullement obligatoire, pour organiser un atelier, de disposer d’un matériel sophistiqué. Camescopes et ordinateurs comptent moins par eux-mêmes que par le type de relations de complémentarité que leur maniement permet d’instaurer entre les patients. Il n’est pas non plus nécessaire d’avoir un personnel techniquement qualifié pour tel type d’activité : la dimension du contact humain reste pour nous toujours prioritaire. Par contre, il est bien évident que plus la gamme des activités proposées aux patients sera large, plus grande sera la possibilité qu’un psychotique puisse trouver parmi elles quelque chose susceptible de réveiller en lui une lueur d’intérêt – si faible soit-elle.
5Les « charges supplémentaires » inhérentes à la pratique de la psychothérapie institutionnelle consistent donc essentiellement à disposer d’un nombre suffisant de membres du personnel soignant, afin de maintenir cette gamme d’activités très différentes mais reliées les unes aux autres par la structure du « club thérapeutique des patients », ce qui en fait un ensemble hétérogène et non une juxtaposition hétéroclite, ce qui évite aussi que la participation régulière à un atelier ne soit seulement l’occasion d’acquérir une stéréotypie supplémentaire. Sans doute aussi le fait que nous ayons choisi de continuer à traiter chacun de nos patients dans sa singularité – fut-il le plus délirant, le plus régressé, ou le plus autistique – sans jamais nous désintéresser d’aucun sous prétexte d’incurabilité, exige-t-il auprès de ces patients un certain type de présence, à la fois qualitatif et quantitatif, autre qu’une aide impersonnelle pour les soins corporels quotidiens. Minkowski, écrit : « En psychiatrie, la notion de curabilité peut avoir par elle-même une valeur curative ». Et Répond : « Si nous en voulons au scepticisme thérapeutique dans le traitement de la schizophrénie, c’est que cette attitude n’est nullement indifférente quant aux résultats du traitement ».
6 La portée thérapeutique de « ce fait même d’aborder tel malade comme individu pouvant guérir » ne concerne pas seulement le malade lui-même, mais aussi les autres patients, témoins de cette attitude collective. Non seulement tel de ces patients peut acquérir une certaine confiance dans l’équipe, dont l’attention envers un autre lui signifie indirectement que lui non plus ne sera jamais abandonné (la crainte d’être abandonné constitue un obstacle majeur à toute entreprise thérapeutique chez les schizophrènes, en décuple le « négativisme » et parfois même en est la seule origine), mais à travers le respect porté par l’équipe au malade plus démuni que lui, il peut retrouver le sentiment de sa propre dignité, lui qui toujours en proie à la culpabilité, assimile maladie mentale et déchéance humaine. Il est émouvant de voir alors de quelle attention il entourera à son tour le « plus malade que lui » redécouvrant ainsi le sens de l’entraide, faisant l’effort de sortir de son propre autisme pour aller vers l’autre, se sentant enfin utile à quelqu’un, lui qui se reproche d’être inutile à la société parce que non-productif. Il est cependant étrange d’avoir à « démontrer clairement “les charges supplémentaires” liées à la pratique de la psychothérapie institutionnelle ». La clinique de La Borde ne fonctionne-t-elle pas en suivant cette même démarche, depuis des années, avec un prix de journée ridiculement bas ? Cette pratique n’est en fait que la mise en place de conditions suffisamment bonnes pour pouvoir traiter de manière plus personnelle chacun de nos patients. Quand on connaît l’importance que les psychanalystes de psychotiques, tels G. Pankow ou M. Klein, accordent à l’espace et à des activités apparemment anodines, telles que le rangement d’un placard, il devient évident que chaque patient doit être associé au rangement de sa chambre, ce qui évitera aussi qu’il ne soit saisi de panique en constatant que tel « trésor », particulièrement investi, a disparu. Ranger une chambre de patient demande plus de temps… et beaucoup de patience de la part de l’équipe soignante.
Mettre en œuvre tous les moyens susceptibles de rétablir le contact affectif
7Il est des choses très simples qui permettent qu’un espace de soins ne se constitue pas en milieu coupé de la « réalité extérieure » et de la vie en société. C’est que l’on y maintienne les éléments constitutifs de cette « réalité extérieure ». Ainsi chacun de nous a l’habitude de dire ce qu’il veut à qui il veut – on ne sait d’ailleurs rationnellement pas vraiment pourquoi on reste un peu lointain avec l’un, pourquoi on se confie davantage à un autre. Cette dimension élémentaire de la vie ordinaire a tendance à disparaître à l’hôpital psychiatrique : les confidences sont réservées au médecin ou au psychanalyste, c’est-à-dire à un statut, et non à une personne choisie. N’y a-t-il pas là quelque chose de complètement artificiel, qui contribue à faire du milieu de soin un milieu artificiel ? Il ne faut d’ailleurs pas se laisser tromper par les apparences : un malade se confie plus volontiers à la femme de ménage qui balaie sa chambre qu’au médecin qui, souvent, lui fait peur.
8Nous pensons à La Borde qu’il est essentiel de maintenir cette dimension élémentaire de la vie habituelle : un malade dit ce qu’il veut à qui il veut, que son interlocuteur soit médecin ou cuisinier.
9Ceci exige, bien entendu, que l’ensemble du personnel soit formé à cette « écoute ». Une « formation continue » des groupes de travail, sont donc nécessaires. Ainsi, bien sûr que des réunions autour de cas cliniques dans lesquelles chacun peut exprimer ce qu’il sait, et ce qu’il perçoit du patient. Nous ne pensons pas que ces réunions soient du gaspillage de temps.
10 Une autre caractéristique de notre pratique surprend souvent ceux qui l’abordent pour la première fois. Là encore nous pouvons laisser Bleuler l’expliquer pour nous : « Il ne s’agit pas, disait-il, d’opposer à la rigidité de l’attitude du schizophrène la rigidité de la doctrine du psychiatre » ; ce que Minkowski explicite ainsi : « Aussi, sans se confiner dans une méthode unique, le psychiatre mettra-t-il en œuvre tous les moyens susceptibles de rétablir le contact affectif avec le malade et de réduire son autisme ». Il déplaît à beaucoup que nous utilisions « tous les moyens possibles », de la chimiothérapie à la psychanalyse (une psychanalyse apparemment « éclectique » qui utilise les concepts de Freud, de Lacan, de Winnicott, de G. Pankow, M. Klein, etc., pour mieux comprendre ce qui se passe pour tel malade), en passant par la sociothérapie, sans négliger l’apport de la phénoménologie. La psychose est un phénomène si complexe qu’il vaut mieux avoir, comme on dit, plusieurs cordes à son arc, pour s’en approcher au plus près.
11 Naturellement, ceci n’a de sens que si des concepts apparemment aussi disparates sont utilisés avec rigueur. C’est alors leur complémentarité qui devient productive ; certes dans notre recherche théorique, mais surtout dans notre confrontation quotidienne avec tel psychotique. Bien entendu, l’ensemble de l’équipe soignante doit pouvoir, elle aussi, ne pas opposer une attitude rigide – dogmatique ou hiérarchique – à la rigidité d’esprit du schizophrène. Pas plus que ne doit venir s’y opposer une rigidité de l’organisation des soins et de la vie quotidienne. Là encore des groupes de travail et de réflexion s’avèrent nécessaires… et cela prend du temps. Nous pouvons donc dire, que la seule « charge supplémentaire » que nécessite la pratique de la psychothérapie institutionnelle est celle d’un personnel suffisant en nombre, l’aspect « qualitatif » de ce personnel devant nécessairement, être constamment travaillé en une sorte de « formation continue », à partir de groupes de travail, et de réunions sur des cas concrets de malades.
La « liberté de circulation » constitue un « axiome de base »
12 Mais il est une autre charge financière, plus spécifique à la clinique de La Borde, que nous devons supporter : celle de l’entretien, de l’aménagement et de la gestion des espaces. La surface totale « habitée » par les patients est de 4 048 m2, dont 40 % seulement sont consacrés aux espaces d’habitation proprement dits, 60 % (2 430 m2) de cette surface étant dévolus aux activités sociales : ateliers, salles de réunions, serre, bibliothèque, salle de musique, espaces sans affectation particulière pouvant servir de lieu de repos, de salon de conversation pour un petit groupe spontanément formé, ou d’endroit tranquille – juste ce qu’il faut – où l’on trouve l’inspiration pour écrire une lettre à sa famille. Bâtiments dispersés, entre lesquels chacun peut librement circuler, mais qui constituent aussi des « pièges à intéresser » ceux dont la symptomatologie est du côté de l’errance et de la déambulation indéfinie. La « liberté de circulation » constitue un « axiome de base » de la psychothérapie institutionnelle. Non par fantaisie : l’espace n’est-il pas ce à partir de quoi un schizophrène peut se reconstruire ? Celui qui déambule arpente en réalité un « nulle part ». Il s’agit de transformer cette déambulation incoercible en « circulation » d’un lieu défini à un autre lieu défini, spécifié par une activité ou une ambiance particulière. Nous sommes néanmoins conscients que la « démarche thérapeutique » qui est la nôtre peut apparaître en contradiction avec les orientations actuelles de la psychiatrie française et européenne. Il faut cependant réfléchir à ce fait que beaucoup de services publics, y compris les plus engagés dans la politique de secteur et les plus hostiles à l’hospitalisation, nous adressent des patients, puisque neuf sur dix des demandes d’admission que nous recevons émanent de services publics. À moins d’imaginer qu’il ne s’agisse là que d’artifices visant purement et simplement à se débarrasser de malades encombrants, il faut se demander pourquoi ces psychiatres et leurs équipes pensent que tel de leur patient « bénéficierait grandement d’une prise en charge en milieu institutionnel ». Il faut bien constater que l’existence de milieux de soins de ce type apparaît comme un recours à ceux de nos confrères qui se refusent à abandonner (c’est-à-dire à condamner) leurs patients à une « incurabilité », prononcée au nom d’on ne sait quel dogme tout-puissant, qu’il soit d’ailleurs d’origine psychanalytique ou organiciste… « Nous n’avons malheureusement pas les moyens d’assurer à M. X la prise en charge que son état nécessite », estiment ces confrères. Il est clair qu’il ne s’agit pas de moyens matériels, les prix de journée de ces établissements étant toujours très largement supérieurs au nôtre.
13 Il faut se demander aussi pourquoi tant de psychiatres, français ou étrangers, demandent à venir à la clinique de la Borde, le plus souvent avec le désir de s’intégrer, ne serait-ce que quelques jours, au travail quotidien tel qu’il se pratique ici. Pourquoi aussi un nombre grandissant de services publics se réclament de la psychothérapie institutionnelle, tant dans leur travail à l’intérieur de l’hôpital que dans leur pratique extra-hospitalière, parfois même exclusive. Il faut peut-être aussi s’interroger sur le sens du développement d’un réseau « inter-associations culturelles » (dont l’Association culturelle du personnel de la clinique de La Borde, créée en 1975, a été l’un des initiateurs), à l’intérieur de toute la France et avec même des ramifications à l’étranger. Ces associations culturelles, dont chacune se développe à l’intérieur d’un service ou d’un secteur, sont essentiellement constituées d’infirmiers, que leur contact quotidien avec les malades pousse à s’interroger sur leur pratique et le sens de leur travail.
14La Psychothérapie institutionnelle est avant tout un mode d’approche de la maladie mentale – et de chacun de ceux qui en sont atteints. Si un clinicien comme Bleuler a opposé à la notion de « démence précoce » celle de « schizophrénie », c’est, dit-il, parce que la notion de démence contient en elle « l’idée d’une perte irréparable des facultés psychiques » ; ce qui, constate-t-il, est bien fait pour « paralyser toute tentative de traitement ». « Nous nous refusons à ce que, par un glissement régressif, paradoxal, les notions de schizophrénie et de psychose n’en viennent à recouvrir à leur tour ce que recouvraient jadis les notions de “démence précoce” et “d’états déficitaires irréversibles” ». Or, depuis quelques années, les difficultés financières de la clinique sont devenues telles que nous ne parvenons même plus à remplacer le personnel partant en retraite. C’est dire qu’en dépit des efforts de l’ensemble du personnel soignant, la pratique de la psychiatrie telle que nous la concevons est en péril.
15 Nous avons essayé dans ces pages de préciser notre conception de la psychiatrie, et ce qu’elle entraîne de modalités d’organisation institutionnelle – toujours à la fois à repenser, et à maintenir concrètement. Il appartient aux organismes sociaux d’en apprécier la validité, et de déterminer si ce type de pratique – qui s’accompagne nécessairement d’une recherche rigoureuse et sans concessions –, doit disparaître ou doit se poursuivre.
16Nous espérons que les organismes sociaux pourront prendre en considération ces quelques éléments de notre travail, qu’ils pourront en apprécier la valeur pour les malades et leurs familles, et qu’ils auront à cœur de le soutenir et de nous donner les moyens de le poursuivre.