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Article de revue

L'accès à la clinique

Dialogue entre un psychologue et sa stagiaire

Pages 14 à 18

1 Stagiaire : Quels sont vos outils de psychologue en institution ?

2 Psychologue : Dans la mesure où mon travail consiste à participer à des situations de rencontre et d’échange, mon premier outil est le calepin, l’agenda où j’inscris mon emploi du temps et mes rendez-vous. La fiabilité de son propre cadre d’intervention est la première chose dont il faut comprendre l’importance. S’il s’imagine doté de pouvoirs merveilleux, alors effectivement, le psychologue peut se croire autorisé à fonctionner par apparition et disparition, comme un personnage magique. Mais dans le cas contraire, comprenant que sa présence ne va pas de soi et que sa fonction reste à être explicitée – en face à face, sur les groupes, ou même en réunion pluridisciplinaire –, le psychologue s’arrange pour donner des repères sur les différents aspects de sa fonction, même si elle reste pour lui-même un mystère partiel. Par le biais de l’image du carnet de rendez-vous il s’agit d’insister sur le fait de créer et de soutenir des cadres de travail. Ils peuvent revêtir une infinité d’aspects selon les établissements, la population, les demandes de l’équipe, les préférences théoriques du psychologue et les techniques auxquelles il a choisi de se former de façon plus approfondie. Par exemple, il m’est arrivé de proposer aux éducateurs de les rencontrer avec un enfant qui posait un problème particulier. Je me souviens de cet enfant présentant un tableau clinique mixte d’arriération et de psychose. Il participait à un atelier coopératif d’élevage de poulets. Il aimait beaucoup cette activité, mais paniquait complètement quand il fallait procéder à l’abattage des volailles. L’éducatrice, ne sachant pas s’il convenait d’insister ou non, était venue me voir avec lui. Je lui ai proposé de dessiner un poulet, puis de se dessiner lui. Il a produit un dessin très intéressant, composé de deux formes en miroir l’une de l’autre, de chaque côté de la feuille. C’était le poulet et lui, dans une homologie parfaite. L’identification narcissique nous a donc sauté aux yeux et on ne pouvait alors que comprendre pourquoi l’abattage le mettait dans tous ses états. Articuler un dispositif spécifiquement psy avec les autres dispositifs institutionnels est très efficace d’un point de vue clinique. Ainsi, je m’appuie beaucoup sur les réunions de synthèse pour rencontrer les enfants : je les invite à un entretien de préparation de leur synthèse, et ensuite à un entretien de retour. De même autour de la synthèse va-t-on articuler le suivi des familles, les rencontres parents-enfant-institution. Ce n’est sans doute pas la peine de multiplier les exemples, insistons simplement sur la notion d’articulation des cliniques. Avec une exception cependant dans le cas des thérapies analytiques classiques qui requièrent un cadre fonctionnellement clivé pour les raisons habituelles à ce type de pratiques. D’une façon générale, il faut rendre nos pratiques intelligibles à nos interlocuteurs, collègues et usagers. Les psychologues n’ont pas plus intérêt que quiconque à se murer dans un faux-self, à se déguiser en personnage énigmatique conformément au stéréotype souvent admis qui les présente dans une certaine attitude de surplomb intellectuel et de mépris envers les réalités quotidiennes. « Vous les psys êtes au-dessus de ça », entendons-nous parfois dire ironiquement. De fait, pour un psy, adopter une attitude de mépris pour les réalités quotidiennes revient à méconnaître les conditions de sa propre tâche et à se fermer le principal accès à la clinique. À l’inverse, la conscience d’une nécessaire articulation des champs éducatifs, pédagogiques et thérapeutiques, lui permet de situer sa fonction d’« agent de liaison » entre les dimensions du psychique et du culturel. Usagers ou collègues, connaissant le « mode d’emploi » du psychologue, vont pouvoir s’en servir utilement.

Se baser sur la patience attentive

3 S. : Se « servir » du psychologue, c’est une expression qui me gêne, qui me paraît indiquer un rapport instrumental, dépourvu d’humanité.

4 P. : Il y a pourtant là une vraie question institutionnelle : certaines équipes ont des psychologues depuis des années et ne savent pas s’en servir. Ceci est d’ailleurs vrai des autres professionnels, et souvent de l’équipe elle-même lorsqu’elle ne s’agence pas comme un collectif producteur de sens, mais se contente de fonctionner sans interroger ni l’histoire de l’usager, ni l’événement institutionnel. Comment faire passer une équipe en « trompe-l’œil » à une équipe capable de se poser la question du sens de sa pratique ? La notion d’« utilité » est empruntée au psychanalyste anglais Winnicott, dans un article intitulé « L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications ». Il y est question : «…de la capacité qu’a le patient d’utiliser l’analyste… », on peut reprendre la même perspective pour toute relation entre structure soignante et usager. Le principe ici retenu est basé sur la patience attentive : laisser les gens s’installer et développer l’expression de leurs soucis et de leurs attentes. Il s’agit d’abord de se démarquer d’une position de toute puissance qui ferait que le spécialiste sache d’emblée à la place des personnes concernées. C’est donc, contrairement aux connotations que l’on s’attendrait à trouver pour ce mot « utilisation », une posture professionnelle respectueuse des capacités créatrices contenues dans la rencontre entre soignés et milieu soignant.

5 S. : Pouvez-vous préciser le rôle des identifications dans la rencontre entre soignant et soigné ?

6 P. : Le concept d’« identification » est un des plus touffus de la psychanalyse. Je le rapproche de l’opération subjective contenue dans l’idée de se « rendre compte ». En se rendant compte du monde extérieur, on s’identifie à lui. Tout en identifiant on s’identifie, c’est la particularité égocentrique et réflexive du sujet humain qui veut ça : on met toujours de sa forme à soi dans les formes que l’on reconnaît en dehors de soi. Décomposons ce phénomène d’aller et retour entre Dedans et Dehors en « Projection » et « Introjection », suivant Mélanie Klein. Ainsi, les identifications construisent-elles le psychisme humain en interaction rigoureuse avec leur environnement animé et inanimé au travers du processus de « reconnaissance » qui comprend son inverse : la négation, le refus de connaître, le rejet, la stigmatisation. On conçoit facilement que les soignés attendent une reconnaissance des soignants, mais l’inverse est tout aussi vrai, bien que moins facilement accepté. C’est tout le problème du statut et de la fonction des éducateurs qui, dans certaines équipes, sont nommés « référents » de tel ou tel enfant. Le référent est supposé « se rendre compte » de l’enfant, et « rendre des comptes » à son sujet. Ainsi est favorisé sur le plan institutionnel – sans que les conséquences de ce lien soient forcément considérées ni traitées – un « piège à identifications ». Il faut entendre le mot piège au sens positif de « capteur ». C’est un dispositif très intéressant, celui du référent, pourvu qu’il soit assorti d’une possibilité d’analyser les phénomènes identificatoires qu’il induit. Un autre exemple de la mise en jeu des identifications dans les dispositifs institutionnels est celui des suivis psychologiques. Pourquoi le psychologue rencontre-t-il tel enfant plutôt que tel autre, ou plus souvent celui-ci que celui-là ? Lorsque l’accès du psycho aux enfants n’est pas solidement institué au travers de dispositifs qui font intervenir l’élaboration de toute l’équipe et la décision d’un tiers, généralement à ce propos le psychiatre, les collègues de terrain en viennent invariablement à vivre ces « prélèvements » d’enfants comme autant de rapts. Le psy va dés lors fixer, pour le groupe, un ensemble de représentations dans ce registre parasitaire et vampirique. Il y a quelques années j’ai travaillé dans un établissement dont un précédent psy avait fortement fixé ce type de représentations. J’ai eu l’impression qu’il était impossible pour ses successeurs immédiats de se sortir complètement de là. Dans cette équipe, c’était la fonction du psy qui était devenue révulsive, sans doute pour des années. Inversement, c’est une vraie situation de pré-transfert positif qui accueille le nouveau psy lorsque ses prédécesseurs ont fait avancer les équipes et les ont traité avec respect. C’est lorsqu’on prend la mesure de ce genre d’inductions que l’on commence à comprendre pratiquement ce dont il est question dans le concept d’identification qui est loin de ne véhiculer qu’un contenu imaginaire.

Décrypter les messages émis par autrui

7 S. : Vous dites que les erreurs d’un professionnel sont coûteuses non seulement pour lui mais aussi pour l’établissement qui l’emploie. Comment un psychologue débutant qui commet des erreurs d’appréciation peut-il alors s’en sortir ?

8 P. : Cela fait partie de la compétence du psychologue de reconnaître ses erreurs. Le travail que l’on fait répond peu à des critères objectifs, on ne peut donc le soumettre à une méthode classique d’application/évaluation. Je suis persuadé qu’une dimension importante de la compétence du psychologue est une « compétence sociale » au sens qu’en donnent aujourd’hui les sociologues : décrypter les messages émis par autrui, par le milieu et y répondre de façon à la fois créatrice et adaptée. C’est à cette condition que peut se développer un transfert positif. Il ne s’agit pas de « jouer » au psychologue pour que ça marche. Toujours sur le plan des identifications, le psycho, bien que travaillant en institution, risque fort d’être gouverné par une image d’Épinal qui le situe comme quelqu’un opérant « en individuel ». De là à s’imaginer qu’il doit travailler en solitaire, protégé par les murs de son savoir et de son bureau, et que les éducateurs sont là pour garder et lui amener les enfants qu’il est chargé de suivre, il n’y a qu’un pas qui le conduit bien vite dans l’impasse. Des carrières de psychologues et de psychiatres institutionnels sont bâties sur ce modèle, malheureusement souvent justifié au titre de la psychanalyse. Ceci a contribué à jeter une forme de discrédit sur cette doctrine, ces dernières années, dans les établissements médico-sociaux. Une collègue psychanalyste en libéral qui travaille aussi en institution comme psychologue me disait récemment que pour que sa pratique soit bien acceptée par les équipes, elle prenait soin d’éviter les mots du jargon psychanalytique. Par exemple, elle avait préféré intituler un travail collectif avec les enfants « atelier d’expression » plutôt que « groupe analytique ». Ceci pose le problème des liens et des tentations existantes, pour nous, de faire fonctionner le savoir clinique comme un discours de maîtrise, c’est-à-dire de prendre le parti d’un discours de pouvoir. Ce n’est pas la « faute » de la psychanalyse si elle a pu être utilisée à des fins manipulatoires. Mais sans doute faut-il garder à l’esprit que la psychanalyse n’existe pas en elle-même, elle n’existe qu’au travers de ceux qui s’y réfèrent. Dans ce cas, on ne peut que constater que les psys, classe générique dans laquelle je m’inclus, ont donné « le bâton pour se faire battre » lorsque par exemple, je l’ai entendu à maintes reprises par le passé, certains qualifiaient carrément leur pratique institutionnelle d’« alimentaire ». Comme disait Mélanie Klein, l’idéalisation est persécutive, en ce sens elle constitue un écueil d’autant plus redoutable que le praticien en est lui-même l’auteur. Comment positionner la théorie à sa juste place ? Pour cela comment lui construire une réelle fonction de balise pour accéder à la clinique ? Disons que c’est dans son rapport à la théorie que le psychologue est le plus susceptible d’erreur, voire d’imposture. Il peut en faire une arme, l’instrument de sa propre propagande narcissique, il peut la déqualifier en s’en défaussant, sur un mode plus ou moins mélancolique. Ce sont les deux façons de s’enfoncer dans l’obscurantisme et de contribuer à y enfoncer les usagers et les équipes.

9 S. : Ceci pose le problème de la formation initiale des psychologues, puis de leur formation continue. Sur quelles bases de formation, puis en cours de carrière comment élaborent-ils leurs propres pratiques ?

10 P. : Comme vous le savez, l’université répond différemment à ce problème de formation selon les DESS. Il n’y a pas d’homogénéité en ce domaine qui dépend essentiellement de chaque responsable pédagogique. Il y a des DESS qui font intervenir des praticiens de terrain sur le critère de la variété des références et des pratiques, d’autres à l’inverse qui les font intervenir sur le critère d’une orthodoxie doctrinale. À l’extérieur de l’université chaque étudiant peut « aller à la pêche » de journées d’étude et stages de sensibilisation. Mais le plus important est, à mon avis, l’importance qu’il reconnaît à l’expérience directe. Investir des pratiques créatives, d’animation, de communication, adopter une forme de « nomadisme » social et intellectuel me paraît favorable pour aborder un projet de formation à la clinique. Tosquelles disait – je n’ai jamais su s’il le faisait vraiment ou si c’était une boutade – que lorsqu’il devait embaucher un(e) psychologue pour son service de psychiatrie, il posait toujours à un moment ou l’autre de l’entretien la question suivante : « Aimez-vous marcher pieds nus ? » Si la réponse était négative, le candidat, affirmait-il, n’était pas retenu. Quoi qu’il en soit, le clinicien est d’abord celui qui s’efforce d’établir des liaisons entre les différents étages de ce qu’on appelle le « psychisme », qui sont les niveaux de l’expérience humaine : la sensorialité, l’affectivité, la représentation de choses, la représentation de mots, la pensée conceptuelle. Des phénoménologues comme Hubertus Tallenbach ont indiqué la voie aux cliniciens, rappelant que la base de l’organisation psychique ne peut être que la sensorialité, et que le mépris ou la non considération de la base sensorielle de l’expérience constitue d’emblée une impasse. Ceci est important a rappeler dans la mesure où l’intellectualisation, la ritualisation, l’activisme, dixit Robert Mises, sont les trois modes de défense caractéristiques des équipes qui s’occupent de personnes en grande difficulté. Or ces trois modes défensifs, comme par hasard, portent sur l’évacuation de la base sensorielle de l’expérience… Sur le plan de la formation à l’exercice clinique, où et comment développe-t-on l’accès à l’expérience sensorielle ? Comment organise-t-on cette expérience en perceptions ? Comment est-on accompagné ensuite à penser son propre monde perceptif ? Existe-t-il une réflexion et une orientation universitaire sur cette question ? Il ne suffit pas, loin de là, d’envoyer les étudiants en analyse, ou pire, que les enseignants eux-mêmes les prennent en analyse. En l’état actuel de l’enseignement et des propositions didactiques faites aux étudiants en psychologie, il me paraît évident que la formation du clinicien, du psychothérapeute, reste une aventure très aléatoire dans laquelle la dynamique de quête et la bonne rencontre constituent des éléments déterminants. En ce qui concerne l’élaboration de la pratique du psychologue en institution, là aussi les dispositifs sont rares et surtout discontinus. D’un côté on peut accéder facilement aux formations psychanalytiques, mais à partir de là on a beaucoup de mal à retrouver un centrage sur les pratiques institutionnelles. D’un autre côté, la formation continue propose des stages thématiques qui peuvent indirectement produire des effets de supervision. Mais en tout état de cause la formation continue refuse depuis déjà quelques années d’encadrer les activités de supervision et encore moins de régulation. C’est un véritable problème actuellement de trouver des groupes type Balint qui soient utilisables par les psychologues. Les assistants sociaux, par exemple, ont pris en charge de façon bien mieux organisée leur propre élaboration de la pratique. Pour nous, il y a des choses à inventer de ce côté là.

Il ne s’agit ni de faire spectacle du savoir clinique, ni d’en faire mystère

11 S. : Vue de l’université, la pratique du psychologue en institution apparaît confuse voire ingrate, elle n’est que très rarement choisie comme sujet de thèse par exemple. C’est paradoxal vu que la majorité des diplômés qui vivent de leur qualification, exercent précisément dans des collectifs spécialisés médico-sociaux ou psychiatriques.

12 P. : C’est un problème qui déborde largement la discordance épistémologique existant entre les champs des psychologues en institution et celui des enseignants de psychologie à l’université. On peut se demander, parallèlement, pourquoi ce secteur médico-social qui mobilise une masse de fonds publics est, dans les faits, aussi peu contrôlé sur un plan technique par ses tutelles. Certes les contrôles financiers et administratifs s’exercent régulièrement, mais sur un plan technique, il n’y a pratiquement rien eu pendant des années. Il semblerait que cela veuille changer en ce moment. Les DASS ont, semble-t-il, reçu des instructions hiérarchiques à ce propos. À noter aussi que certains récents rapports de l’Inspection générale au sujet des instituts de rééducation font état, dans de nombreux cas, d’un fossé considérable entre le qualitatif annoncé en termes de dispositifs et de projets, et la réalité des actions menées, des grilles de postes, voire de la nature de la population reçue. Comme si tout le monde s’était arrangé jusque-là avec le présupposé que l’action médico-sociale est plutôt destinée à réaliser un écran social séparateur et protecteur de la tranquillité de la population qu’à promouvoir une authentique prise en compte et transformation des problématiques traitées… En réalité, les pratiques cliniques fournissent une lisibilité du « malaise dans la culture » pour reprendre la formule de Freud, mais se soucier d’une telle lecture suppose une véritable volonté politique de remettre en cause les différents processus de sélection psychosociale fonctionnant « organiquement » dans la société. Or notre civilisation continue d’avancer dans l’idée que le marché exerce automatiquement sa fonction régulatrice. Dans le cadre d’une telle idéologie de la régulation sociale, la clinique du terrain médico-social, en tant que proposition qualitative – attitude d’attention, invitation à la rencontre et pratique de liaison – apparaît marginale. Ce n’est donc pas étonnant qu’elle ne soit pas réellement investie par le discours universitaire conforme à la logique de « média » qui tend désormais à faire loi pour les discours institués. Pour autant, il ne s’agit ni de faire spectacle du savoir clinique, ni d’en faire mystère. La voie de la clinique psychologique est donc étroite, indiscernable d’emblée.

Le psychologue est directement concerné par la problématique victimaire

13 S. : Vous développez une vision du secteur médico-social comme lieu de stigmatisation ; et une vision du psychologue de terrain comme un marginal vis-à-vis de la science humaine classique. N’avez-vous pas endossé vous-même une identité de victime, ou ne la faites-vous pas endosser aux usagers, au travers d’une telle position ?

14 P. : En matière de victimologie, je me réfère au philosophe et anthropologue René Girard qui, bien qu’ayant une position réputée assez anti-psychanalytique, m’a paru avoir produit une pensée utile dans une perspective freudienne. Cet auteur postule à la racine du psychisme humain un désir mimétique qui est, au-delà du désir d’avoir ce que possède autrui, le désir d’être l’autre. À ce désir fait pendant la rivalité mimétique en tant que désir d’anéantir autrui afin de pouvoir exister soi. D’où l’institutionnalisation du rite sacrificiel dans toutes les sociétés traditionnelles afin de canaliser la violence sociale. Dédions un objet sacrificiel, un bouc émissaire, à la rivalité mimétique afin de préserver l’organisation du groupe de la violence générique qui bouillonne en son sein. Telle serait, selon R. Girard, une logique à l’œuvre dans tout groupe humain. Je trouve que c’est là une manière efficace de mettre en perspective nombre de phénomènes classiquement interrogés en sciences humaines tels que les rapports entre foule et contagion, culpabilité et adaptation, masochisme et servitude, violence et identité. Au travers de cette proposition théorique, on retrouve clarifiés, me semble-t-il, les concepts psychanalytiques d’identification et de narcissisme. Munis de ces données, revenons-en au psychologue clinicien, au psychopathologue qui, par définition, s’occupe des personnes en souffrance psychosociale. Je précise « psychosociale » à propos d’une souffrance habituellement qualifiée de psychique, car aujourd’hui la mise en tension de l’individu par le fonctionnement social est telle que, dans la grande majorité des situations, un dérèglement psychologique durable entraîne un risque majeur de désinsertion sociale. Aujourd’hui, l’expression du Surmoi dans la société ultra-industrielle (et non pas post-industrielle) comme le précise le sociologue Alain Touraine, c’est la désinsertion. Loin d’être un « marginal » le psychologue, en tant qu’acteur de régulation et de thérapie au service des personnes et des groupes, constitue donc un facteur d’intégration à la fois psychique et sociale et, à ce titre se trouve en fonction d’agent surmoïque positif et donc d’agent de pouvoir. Il est vrai que lorsqu’on est du côté du pouvoir, il n’y a qu’un pas à faire pour se retrouver en position de victime, et souvent le sujet peut faire l’économie de ce pas lorsqu’il est directement effectué à sa place par le groupe ; c’est encore la démonstration de R. Girard dans son commentaire du Livre de Job. Ce n’est donc pas une surprise si le psychologue – sous le double couvert de travailleur auprès des personnes blessées psychiquement et socialement, et d’agent de pouvoir social – est directement concerné par la problématique victimaire. La question qui demeure c’est ce qu’il va faire de ça. Je dirais pour résumer qu’il peut en faire un symptôme ou bien une analyse.

15 S. : Vous semblez remettre en question la référence de la psychanalyse dans le travail social, et pourtant vous y revenez sans cesse. Quel est votre rapport à la psychanalyse ?

16 P. : Si l’on admet que Freud est un thérapeute qui a donné la parole à ses patients et qui a découvert qu’en faisant cela il se donnait la parole à lui-même, on se trouve du même coup dans un champ épistémologique particulier. Pas vraiment nouveau, en fait, puisque on en trouve déjà la trace dans la maïeutique socratique, et sans doute aussi dans la tradition du commentaire hébraïque en tant qu’il ouvre le Texte au processus de l’interprétation. Reste la question du rapport entre Vérité de l’expérience vécue et Savoir théorique. Du point de vue de ce rapport, il existe une certaine homologie de problématique entre la psychanalyse et les métiers qui mettent en jeu la « relation soignante ». On peut ainsi penser que psychanalyse et éducation spécialisée trouvent leur sens en tant que démarche d’analyse de la pratique, et que leurs théories prennent valeur d’indiquer, de soutenir, de favoriser cette démarche. En créant une étape supplémentaire de généralisation, on peut dire que toute démarche relationnelle qui engage systématiquement le praticien dans l’analyse de sa pratique est une démarche « clinique ». Ce qui donc fait lien entre la psychanalyse et le travail social, c’est bien de se définir dans un rapport à la clinique. Lorsqu’on se met dans une équipe soignante à faire l’analyse des pratiques, on accède à un univers de sens d’une richesse extraordinaire. Pour les professionnels, seule cette élaboration permet un investissement de qualité à long terme du fait même qu’elle soutient, ce faisant, une évolution personnelle. Autrement dit, la démarche clinique que soutient l’analyse des pratiques est une condition de l’investissement thérapeutique. Voilà en quoi elle est indispensable à toute mission psychothérapeutique, individuelle ou collective, dont la première condition est de maintenir dans le temps une « dynamique qualitative » selon la formule de Michèle Porte. Je ne déclinerai pas ici toutes les difficultés auxquelles l’équipe soignante est confrontée du fait même, comme le rappelait Tosquelles, qu’elle « tend à maintenir la même structure que le problème qu’elle essaie d’affronter et pour lequel elle a été créée », mais j’en citerai une, fruit du tissu projectif qui se densifie et se complexifie au cours de l’activité des groupes soignants : il s’agit de la confusion. Comment aborder le symptôme confusionnel qui diffuse structurellement au sein d’une équipe soignante ? Il faut bien garder à l’esprit que le symptôme psychopathologique, non seulement ne se livre pas à être pensé, mais résiste à la pensée en « émettant » une logique confusionnelle. Accéder à la clinique psychopathologique constitue donc un problème à aborder dans une perspective institutionnelle. N’oublions pas qu’il faut des conditions pour mettre de façon pertinente en place une proposition analytique. Ces conditions sont du registre de l’élaboration institutionnelle. Certains psychanalystes ont parfois défini la psychothérapie institutionnelle comme une sociothérapie. C’est un contre sens. La psychothérapie institutionnelle découle d’une recherche pratico-théorique ayant pour but l’intégration de la pratique analytique au sein des collectifs soignants. Or on s’est aperçu qu’il ne s’agissait pas de l’intégration d’une technique supplémentaire, mais d’élaborer le rapport au patient, ce qui est strictement freudien et implique, dans ce cadre collectif, d’en élaborer l’agencement.

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