Couverture de VST_073

Article de revue

L'eau et les soins

Avec les malades psychotiques chroniques

Pages 39 à 49

1 En tant que psychiatre, au cours de ma formation il y a une vingtaine d’années, j’avais déjà eu l’expérience de l’eau avec des patients psychotiques. J’avais noté, comme il est assez classique de le faire, que le milieu aquatique favorisait largement les échanges soignés-soignants. Les patients y trouvaient de la joie et une détente corporelle et psychique, une relation de confiance accrue avec le thérapeute qui s’installe progressivement au cours des séances de piscine. Le travail avec les patients en institution s’en trouvait largement favorisé. Les thérapeutiques à médiation corporelle ne sont plus beaucoup à la mode dans les lieux de soins psychiatriques, malgré une très large utilisation chez les névrosés et les bien-portants stressés : cures thermales, centres de thalassothérapie, etc.

2 Les travaux de Sivadon rapportés dans son livre Rééducation corporelle des fonctions mentales et mis en pratique à l’institut La Verrière ont presque été oubliés.

3 Depuis une dizaine d’années, j’ai repris cette activité piscine avec un groupe de psychotiques dans la clinique où je travaille ; en utilisant mes connaissances du milieu et en les affinant.

4 Un certain nombre de patients ont atteint une grande aisance dans l’eau et sous l’eau, ce qui nous a donné envie d’aller plus loin, c’est-à-dire de devenir « autonomes » sous l’eau avec un scaphandre. Le groupe infirmier et moi-même, qui avons mené cette aventure, nous ne serons qu’à moitié surpris de constater que celui qui a peur sous l’eau n’est pas celui que l’on croit.

5 Quelques rappels sur l’eau et l’utilisation de l’eau à travers l’histoire s’imposent pour mieux comprendre notre propos.

Rappels sur l’eau

6 Notre monde d’aujourd’hui considère l’eau comme allant de soi. Les grandes civilisations et les grandes villes se sont édifiées sur l’eau et ont souvent été anéanties par son abondance ou par son manque. Ces civilisations reconnaissaient en dépendre et l’intégraient à leurs mythes. L’eau était considérée comme le trait d’union reliant les cinq plans de l’existence humaine : physique, énergétique, émotionnel, psychique et spirituel. De fait, elle agit sur nos sphères physiques et psychiques. Elle est l’indispensable fluide permettant à notre énergie vitale de se mouvoir librement.

7 Le lien nous unissant à l’eau se défait, et il devient indispensable de le renouer. Nous considérons l’eau de façon machinale et qualitative et ne nous intéressons ni à son énergie ni à son rôle sur la santé. En raison de son caractère universel, les habitants de la terre l’ont banalisée, lui faisant perdre sa magie, son mystère et son caractère sacré. Nous devons la respecter d’abord parce qu’elle nous fait vivre, mais aussi parce que nous sommes faits en majeure partie d’eau.

8 L’eau nous attire et nous inquiète ; souvent nous sommes inconscients du lien qui nous unit à elle. En effet, l’eau n’est pas seulement la base de la vie, mais aussi le lien qui relie notre planète aux autres univers. Le Soleil et la Lune, satellite de la Terre, agissent ensemble pour créer le flux et le reflux des marées. De même, la gravité terrestre fait que l’eau se dirige vers les mers et les océans dans un perpétuel mouvement. D’où la conclusion : notre corps est directement uni à l’eau et à l’univers. D’ailleurs, dans bien des traditions, on appelle l’eau le sang de la Terre. Malgré les mutations culturelles, la notion d’eau sacrée reste inscrite au plus profond de l’être humain.

9 En Inde, les populations vénèrent les eaux du Gange depuis des millénaires, tout comme le Nil fut omniprésent dans la religion égyptienne.

10 Dans la Bible, la création du monde commence par l’eau et se structure avec l’eau. Le baptême est un symbole universel de purification et de régénérescence. Au cours du rituel baptismal, on met de l’eau bénite sur le front du nouveau-né et du sel sur les lèvres (symbolisant la santé du corps et de l’esprit et chassant les forces obscures).

11 Eau, symbole de vie : évoquer l’eau c’est aussi rappeler des déluges, des tempêtes, des raz-de-marées, des naufrages, des noyades. Elle apporte également la mort. Et lorsque Dieu veut punir les hommes ou effacer sa création qu’il juge mauvaise, c’est le déluge. Dans les traditions religieuses les plus anciennes, on retrouve donc la notion d’eau primordiale avec la croyance dans l’eau qui purifie, l’eau qui sanctifie, l’eau qui chasse les démons, l’eau qui donne une vie nouvelle. Mais dans le dualisme de l’eau, le symbolisme de vie l’emporte sur le symbolisme de mort. Sans eau, la vie ne serait pas apparue sur Terre.

12 Les premiers instants de la vie se passent dans l’eau, dans le ventre de la mère ; pendant neuf mois, le fœtus se développe dans l’apesanteur du liquide amniotique, sa première demeure. De cette appartenance originelle de l’eau maternelle naîtra le sentiment océanique (S. Freud, 1929) de la vie qui constitue notre archaïque mémoire. Eau germinale et vagabonde, eau médicale, eau baptismale, eau diluviale, eau maternelle. Le périple symbolique que nous font parcourir les eaux traversera aussi d’idée de traitement de la folie au cours des siècles pour en arriver à la notion moderne d’hydrothérapie.

L’eau et les soins psychiatriques

13 Dans l’Antiquité, l’hydrothérapie sous forme de bains, de douches, de boissons, s’inscrit dans une logique humorale, mais aussi dans une stratégie de saisissement corporel. On sait la place du jet glacé dans l’organisation asilaire, à la fois traitement sédatif ou tonique, et arme punitive.

14 Au-delà des humeurs, la secousse somatique doit remettre un ordre dans les idées et détourner des idées fausses ou douloureuses, ce qui engage à impressionner fortement. Ces méthodes de choc seront appliquées sous forme de trémoussoirs, de casques vibrants, de bains surprises par immersion brutale, mêlant hydrothérapie et frayeur. Réduire l’approche des chocs au seul catalogue historique des techniques ne peut rendre compte des complexités conceptuelles de chaque contexte, mais l’idée que secouer le corps serait curatif reste un ultime recours. Double paradoxe en ces temps-là, la relation à autrui qui vise le corps n’est pas encore pensée comme thérapeutique en soi mais le devient de fait et tout moyen corporel cherche finalement une réharmonisation globale du corps et de l’esprit.

15 Au xixe siècle, l’effet de choc vient naturellement s’intégrer au traitement moral afin de détourner l’aliéné de ses idées folles et d’apaiser le tumulte de ses passions dans le but annoncé de le resocialiser. Mais la théorie montre rapidement sa douloureuse insuffisance. La stratégie de détournement cède le pas à une nécessité de combat. Il faut alors affronter les idées par la rigueur corporelle, l’intimidation, le chantage, la peur et la douleur, afin d’imposer par tous les moyens à l’aliéné de se réorganiser. En ce sens, la méthode devient un gigantesque traitement de choc, la relation s’inscrit dans une pédagogie autoritaire où l’aliéniste doit demeurer le maître craint. Dans ce face à face entre la puissance du médecin et celle du délire, les procédés de choc finissent par incarner le soin asilaire. Le but principal de rompre « la chaîne vicieuse des idées » par « des secousses morales », selon les mots d’Esquirol, est occulté par l’omnipotence illusoire des moyens. Non plus toucher aux corps comme médiateurs d’une transformation salvatrice, mais imposer la raison par leur maîtrise à tout prix.

16 Au xxe siècle, le choc insulinique ou cure de Sakel (1933) ne saurait, contrairement à son nom, être réduit à un simple traitement de choc. Malgré des utilisations abusives, ce ne fut pas une stratégie d’affrontement, surtout si on considère l’accompagnement structurant du malade au fil du réveil. Les chocs au cardiazol de Von Meduna (1935)-Le Bini (1938), applique l’électricité sur le schizophrène avec le postulat qu’une crise comitiale peut réduire les symptômes. Se délivrant des dogmes antérieurs et se médicalisant, l’électrochoc a pu devenir ainsi un choc thérapeutique, et non plus une thérapeutique de choc.

17 Quels que soient les modèles théoriques, les expérimentations baroques et les déviations institutionnelles, c’est un double souci que l’on retrouve au cours du temps : stimuler l’esprit à travers le corps et « restructurer » une pensée désorganisée ; l’eau s’inscrivant dans cette histoire tumultueuse des traitements de la folie, a été oubliée des soins aux malades psychotiques, même si l’hydrothérapie est devenue largement à la mode dans les thalassothérapies et cures thermales pour traiter la fatigue, l’anxiété, le stress des bien-portants.

18 Cette évolution des piscines chaudes, des ambiances relaxantes, des enveloppements, a remis au goût du jour une technique dite de « cure de Packs », point de rencontre des techniques de chocs corporelles et d’accompagnement à médiateur corporel. L’eau devient essentiellement une médiation symbolique pour favoriser le sentiment de sécurité, la prise de conscience de l’existence corporelle et la relation avec les objets et les personnes (Sivadon, Physiothérapie et kinésithérapie).

19 L’apport du modèle psychanalytique est considérable dans la mesure où il renouvelle la fonction du soignant qui ne peut plus faire abstraction de son implication personnelle.

20 Vues sous cet angle, ces différentes techniques corporelles par l’eau s’orientent dans un sens psychothérapique. L’utilisation des techniques à médiation corporelle et en particulier par l’eau prennent leur place, en particulier chez les patients psychotiques où il y a inadéquation entre leur problématique et les traitements mis en œuvre. Ces patients apparaissent souvent incapables de formuler une demande en bonne et due forme, l’équipe soignante se trouve confrontée au problème de décrypter un appel souvent infraverbal et d’y trouver une réponse.

21 La chronicité du patient psychotique, la mise en échec des différents projets thérapeutiques, leurs hospitalisations répétitives, nous montrent qu’il faut trouver dans nos techniques de soins des modes d’échanges ne privilégiant pas seulement l’échange verbal comme chez les névrosés, mais des méthodes d’échanges à hauteur des besoins régressifs des patients psychotiques chroniques où la relation au corps prend toute sa place par la médiation à l’eau, élément privilégié.

Notre expérience en piscine

22 Depuis dix ans, chaque lundi, un groupe de patients psychotiques accompagnés d’un médecin et d’un moniteur de l’institution se rendent à la piscine. Orientés ou sur leur demande, les patients seront là chaque lundi pour la séance de natation.

23 L’accueil dans les différentes piscines de Blois, et ces dernières années à Saint-Laurent-des-Eaux, est bon enfant ; on nous facilite les choses : lignes d’eau, matériel nous sont réservés, etc. Cette piscine prendra le nom de « piscine technique » car elle sera « réservée » à ceux qui désirent progresser – progrès qui nécessite une certaine assiduité.

24 La séance est faite de nage, de jeux sous-marins, de nouveaux apprentissages techniques en tous genres. Le but recherché est celui de l’aisance dans l’eau, mais surtout cette sensation de bien-être, de fluidité du corps, cet apaisement et cette détente après la piscine.

25 Les retours de piscine sont tout à fait symptomatiques que le but recherché a été atteint : il règne dans la camionnette une ambiance de détente, de conversations, rires, voire de rigolade avec plaisanteries en tous genres. Le départ pour la piscine est parfois difficile : il faut sortir de soi-même (de son autisme), de ses repères à la clinique, de ses habitudes, de son enfermement catatonique pour se lancer dans l’eau ; cette trace physique et psychique de bien-être de la séance passée emportera la décision pour ce nouveau lundi.

26 Le voyage aller est plus silencieux : on se prépare, parfois avec une certaine appréhension, même si on y vient pour la centième fois.

27 Ce bien-être va se poursuivre parfois pendant deux ou trois jours après la séance. Il s’agit d’un lieu où le patient va pouvoir se reconstituer chaque semaine, retrouver son corps, le plaisir du corps dans la fluidité aquatique, sorte de pack hebdomadaire.

28 Le patient, de par sa structure, est « attiré » par la régression. L’eau, de par sa nature, est régressive ; c’est un nid, une enveloppe, une trace du passé lointain dans lequel, au fur et à mesure que la séance avance, le patient va se reconstituer pour apprécier finalement les joies de tout un chacun qui pratique ce sport. L’amélioration technique sous toutes ses formes entraîne des progrès dans l’aisance et rend le sujet habitant à part entière de ce nouveau milieu pour quelque temps.

29 C’est un milieu régressif, enveloppant et porteur : plusieurs patients ont vécu dans leur petite enfance des carences graves de maternage.

30 B., enfant de fille-mère, n’a pratiquement jamais été tenu par sa mère en tant que « enfant du péché » ; il survivra de peu à sa première année de vie, et présente à ce jour une schizophrénie catatonique qui évolue depuis trente ans. La prise en charge aquatique a permis d’améliorer énormément ce tableau. « Sa mise en eau » est lente, vécue avec une certaine appréhension ; son corps se délie progressivement, ainsi que son esprit. Il en revient joyeux et détendu.

31 J., patiente schizophrène paranoïde dont la maladie évolue depuis vingt-cinq ans, présente des troubles graves de l’image du corps avec une appréhension de l’espace pouvant faire évoquer une agnosie spatiale. Élevée par une mère aux prétentions bourgeoises, elle n’a jamais été portée par celle-ci.

32 P., 35 ans, schizophrène paranoïde, dont la maladie évolue depuis quinze ans, largement amélioré ces dernières années par le Leponex, a lui-même vécu de graves carences de maternage : sa mère, dans sa première année de vie, était tuberculeuse et isolée en sanatorium. Sa pathologie actuelle s’apparente plus à des manifestations somatiques diffuses.

33 On peut considérer que la prise en charge aquatique de ces patients, aux carences de la première petite enfance, sont d’excellentes indications pour notre travail, dans la mesure où l’eau va pouvoir être utilisée dans toute sa gamme symbolique, imaginaire et réelle.

34 Les résultats nous donnent raison : la sélection des patients s’est faite au départ de façon intuitive ; il n’en reste pas moins qu’il s’agit de l’application de techniques de prise en charge corporelle de patients psychotiques déjà bien connues mais ici largement développées et mieux ciblées pour en comprendre les mécanismes.

35 Certaines techniques ont été utilisées pour faciliter la tâche des patients qui ont du mal à sentir leur corps, le mettre en mouvement, le faire vivre ; l’utilisation de palmes, masque et tuba nous a beaucoup aidés.

36 Les palmes permettent un déplacement facile et accentuent les sensations dans l’usage des jambes, sensation de vitesse sur la peau, sensation d’appui du pied sur l’eau beaucoup plus marquée ; le masque permet la vision dans l’eau ; le tuba de son côté permet la respiration tête dans l’eau, évitant « la tasse ». L’utilisation de ce matériel facilite le déplacement sur l’eau et sous l’eau et renforce les sensations corporelles.

Façon de faire – Moyens matériels

37 Au cours des années, nous avons insisté sur les conditions de travail dans le milieu piscine avec les patients : piscines au personnel accueillant, espace aquatique réservé pour un bon confort de mouvement, surtout dans la période d’apprentissage, aux heures de faible fréquentation, qui a pour conséquence de faibles nuisances sonores. Ces différents moyens donnés par le milieu se sont révélés extrêmement importants et constituent une sorte de modèle institutionnel. Il s’agit de moyens physiques, techniques et affectifs pour pouvoir travailler dans de bonnes conditions.

38 Les moyens techniques mis en œuvre, tels que le PMT, ne sont pas, comme on pourrait le croire, des complications supplémentaires, mais bien au contraire des éléments extrêmement facilitants. Les patients psychotiques chroniques nagent la brasse – nage mécanique – de façon médiocre ; les palmes donnent la possibilité, accompagnées d’un mouvement de crawl, de retrouver la « nage du chien », nage spontanée lorsqu’on n’apprend pas à nager. Le fait de pouvoir respirer librement, la tête dans l’eau ainsi que de voir sous l’eau sont des éléments marquants pour la sécurité du patient.

Rôle du soignant

39 La plupart des patients psychotiques qui viennent à la piscine technique ont déjà fréquenté pendant quelques mois ou semaines la piscine loisir ; ils ont en général dépassé la peur initiale de l’eau. Pour l’un de nos patients nous ferons l’ensemble du parcours puisque celui-ci avait développé une phobie grave de l’eau à la suite de deux TS où il s’était jeté dans une rivière. Mais quel que soit le degré de découverte du milieu aquatique par le patient, il s’agit de le préparer en lui expliquant les modalités de la séance, l’accompagner dans l’eau, le rassurer à chaque fois qu’il est nécessaire, et surtout lui donner confiance en ses propres possibilités en lui donnant les clés du déplacement aquatique facile, et ainsi du plaisir dans l’eau. Il faudra tenir, soutenir, regarder, mettre en mouvement « le membre mort », lui redonner vie et aisance.

40 Le patient débutant s’en remet complètement à nous dans une sorte de manipulation corporelle, plus ou moins intense, facilitée par le coussin d’eau et par la poussée d’Archimède qui soutient le patient. Approche à la fois régressive, liée au milieu, dans une prise en charge corporelle intense (holding et handling de Winnicott), approche corporelle variable en fonction de ce que peut supporter le patient. Cette manipulation ne pose pas ici de problèmes particuliers. Elle sera presque impossible en milieu terrestre. D’autres artifices pourront être utilisés ; même si la piscine est chaude, certains patients ont froid, ou le simple contact de l’eau leur donne froid. On utilisera soit des shorty (petites combinaisons en néoprène) ou des combinaisons complètes de 3 mm.

41 Cet enveloppement par la pellicule de néoprène sur l’ensemble du corps va apporter au patient la sécurité dans la mesure où il est porté de façon égale sur l’ensemble du corps. Les patients catatoniques chroniques qui ont de graves problèmes de l’image du corps, de la perception du corps, seront comme dans un pack, enveloppés, massés, dans une sorte d’apesanteur. Cet effet de pack se produit par un remplissage progressif de la combinaison par une pellicule d’eau fraîche ambiante qui se réchauffera progressivement au contact du corps et enfermée par la pellicule de néoprène.

42 L’ensemble de cette relation entre le soignant et le malade, dans la séance préparatoire, dans l’eau et hors de l’eau, permet de mettre en place une relation transférentielle forte où s’associent paroles, gestes, émotions. On peut y retrouver, dans ces moments régressifs, un modèle des premières relations de l’enfant avec sa mère. Avec des semaines et des mois d’accompagnement, le patient prendra son autonomie progressivement dans l’eau pour jouer, se déplacer, prendre plaisir par sa propre reconnaissance du milieu, sur l’eau et sous l’eau. Il sera capable de faire de l’apnée, qu’elle soit dynamique ou statique. L’apnée se fait toujours à deux, où chacun surveille alternativement l’autre. Les patients psychotiques aiment en général beaucoup l’apnée ; certains se trouvent très doués ; ils trouvent là un monde feutré, tamisé, un filtre, filtre du bruit et de la lumière, enveloppement complet par l’élément ; la concentration sur soi-même, la soif d’air qui s’impose pour marquer la fin de l’apnée. L’apnée nécessite déjà une grande aisance aquatique, une bonne appréciation de son corps, et en particulier de son souffle, exercice de maîtrise, de limite, de jouissance, dans la fluidité du geste, ainsi qu’une rigueur d’entraide. Le manque de condition physique, souvent lié à un usage trop important de la cigarette, est une limite à cette activité et un souci pour les patients d’y remédier pour profiter plus longtemps des moments d’immersion.

43 C’est ainsi que tout naturellement nous étions prêts pour le voyage dans le monde sous-marin comme les équipiers du capitaine Nemo avec leur réservoir d’air sur le dos.

44 Le scaphandre autonome du commandant Cousteau existe depuis presque cinquante ans. Nous étions prêts pour apprendre, pour y rester de longs moments, comme nos ancêtres l’avaient déjà rêvé.

L’immersion

45 Pénétrer la mer est l’un des plus vieux rêves de l’humanité. De nombreux mythes en attestent.

46 Glaucos, pêcheur en Boétie, de race mortelle, mâche une herbe qui doit le rendre immortel et plonge dans la mer, attiré par celle-ci. Les dieux marins l’accueillent avec cordialité et prient Océanos et Thétis de le purger de sa nature mortelle afin qu’il devienne l’un des leurs avec des cheveux verts comme la mer et un corps s’achevant en une puissante queue de poisson. Il se plut tellement au fond des eaux qu’il n’en remonta plus jamais. Ce fut le premier homme à vivre au fond de la mer.

47 En Crète, Minos défie Thésée de lui prouver sa filiation avec Poséidon, dieu qui règne sur la mer. Il lui lance un défi : il jette son anneau dans la mer et lui demande de le lui rapporter. Sans hésiter et aidé par les dauphins, Thésée plonge et rejoint les abysses où il connaît le royaume des dieux, source de connaissance des origines ; accueilli par des femmes, dans la mer abîme sacré, il ressort de l’eau non mouillé et couvert de dons divins.

48 C’est par l’immersion, qui supprime la vie, que l’on peut accéder à la régénérescence. C’est tout le symbolisme du baptême (du grec « baptizein » qui signifie immerger). Le baptême par immersion, le plus ancien, est une répétition rituelle du déluge, une régénération symbolique. Il fait accéder à un nouvel état, celui de l’homme nouveau, inscrit dans une nouvelle filiation, « devenir fils de Dieu ».

49 L’immersion dans l’eau symbolise la régression dans le préformel, la réintégration dans le monde indifférencié de la préexistence. Le contact avec l’eau comporte toujours une régénération, en partie parce que la dissolution est suivie d’une nouvelle naissance.

50 L’immersion dans les eaux équivaut à une réintégration passagère dans l’indistinct, suivie d’une nouvelle création, d’une nouvelle vie, d’un homme nouveau.

51 Cet aspect n’est pas sans rappeler les techniques de choc (comme nous l’indiquions au préalable) ; choc insulinique où le but recherché est la dissolution de la conscience dans le coma hypoglycémique et la reconstruction d’une « nouvelle conscience de soi » à travers la relation thérapeutique dans le « resucrage ». Les rites d’immersion existent, nombreux, dans les sociétés anciennes. Ils ont une valeur initiatique pour le passage d’une vie d’enfant à l’âge adulte par « l’expérience de la mort ».

Petite histoire du scaphandre autonome

52 La plongée a été pratiquée d’abord dans les eaux tièdes et claires de la Méditerranée. Un bas-relief assyrien remontant à 900 ans avant J.-C. (British Museum, Londres) représente des soldats nageant sous l’eau et respirant par un tube l’air contenu dans une gourde accrochée sous la poitrine. Les outres comprimées par la pression de l’eau ne devaient permettre qu’une ou deux inspirations.

53 À l’époque de la Renaissance, Léonard de Vinci dessine les premières palmes, des modèles de tubes respiratoires, des masques de plongée.

54 En 1865, deux Français, B. Rouquayrol et A. Denayrouze, posèrent un régulateur de pression et un réservoir d’air sur le dos d’un plongeur, qui permettaient une durée de plongée de 15 à 30 minutes. Jules Verne, dans Vingt mille lieux sous les mers (1869), équipe le capitaine Nemo et les matelots du Nautilus de ce scaphandre.

55 À la fin du xixe siècle, le développement industriel a imposé de nombreux travaux sous la surface de l’eau (phares, ponts, etc.), qui étaient exécutés par des scaphandriers immergés dans des caissons. Mais « le mal des caissons » les emportait.

56 Un physiologiste français, Paul Bert (1839-1886), mit en évidence le rôle de l’azote lors de ces accidents. Chez les plongeurs, ce gaz, dissout par la pression, ne se libère que lentement à la décompression, en raison de son inertie et forme alors des bulles entravant la circulation sanguine.

57 J.B.T. Haldane en 1925, un Anglais, mit au point la méthode de décompression par paliers, et la première table de plongée. Le plongeur, tributaire des paliers de décompression, devenait conscient du danger à la remontée.

58 Le commandant Le Prieur, en 1926, inaugure un scaphandre à air comprimé. Dans la mer, l’homme commence à avoir droit à l’autonomie ; il ne marche plus, il nage.

59 En 1936, le fameux « trio des mousquemers » (Cousteau, Dumas, Tailliez), rêve d’un système qui procurerait aux plongeurs une autonomie parfaite.

60 En 1943, le scaphandre autonome est né. Il ouvre les portes de la mer. L’odyssée sous-marine peut commencer.

61 Le scaphandre autonome conçu par J.-Y. Cousteau et l’ingénieur Émile Gagnan, avec son système appelé « détendeur », permet aux hommes, détachés de tout lien avec la surface, d’explorer la mer à leur gré. La mer n’est plus réservée aux seuls professionnels. Le scaphandre autonome a eu cinquante ans. Il fournit de l’air à la demande, permettant aux plongeurs d’augmenter leur autonomie et de nager comme des poissons. Par la plongée à l’air, il devient possible de pénétrer la mer avec plus d’aisance. Mais de nouvelles limites sont apparues : pénétrer la mer, en connaître le domaine sous-marin, est pour l’homme une conquête difficile car la mer est un milieu hostile qui possède ses propres lois. Le plongeur sous-marin devra apprendre à composer avec elle.

Quelques aspects caractéristiques de la plongée

62 La plongée sous-marine est classée parmi les sports à risque. Le premier risque, pour des êtres atmosphériques en milieu aquatique, est la noyade.

63 Le milieu sous-marin présente des caractéristiques physiques auxquelles il faudra nous adapter par un certain nombre de comportements qui devront devenir automatiques. C’est le but de l’apprentissage de la plongée. Ce « droit de passage » au monde sous-marin permettra d’accéder aux plaisirs de la plongée avec, comme particularité, l’accès à la troisième dimension qui permet de voler, d’être affranchi de la gravité terrestre. Celui qui aura fait ce parcours deviendra membre d’une aventure collective « hors du commun ».

Notre expérience en plongée

64 Avec un tel cahier des charges, comment est-ce possible d’emmener en plongée des patients psychotiques si facilement anxieux, extrêmement fragiles au stress, et qui en plus prennent des médicaments pour lesquels « la conduite d’engins » est interdite en raison de problèmes de vigilance ? Notre intuition nous poussait à le faire.

65 La piscine était déjà depuis longtemps notre terrain de jeux favori. Le passage au scaphandre autonome se fit relativement facilement, avec un apprentissage dans 2 m de fond. Il faudra apprendre avec Thiérry, notre moniteur de plongée, le vidage de masque, la respiration dans le détendeur, les premiers signes de plongée, etc.

66 Ce premier apprentissage se concrétisera en piscine plus profonde, à 4 m, où déjà le monde sous-marin était là avec sa pression. Il ne fallait pas oublier la manœuvre de Vasalva, car les oreilles faisaient déjà mal à cette profondeur. Il y avait une certaine appréhension dans les préparatifs pour aller découvrir cet espace inconnu, puis finalement le plaisir de la vraie découverte sous-marine.

67 Les premiers rudiments de plongée ont été acquis lentement, mais une fois la confiance acquise, les nouveaux plongeurs se déplaçaient dans l’espace sub-aquatique de la piscine avec beaucoup de tranquillité ; ce fut notre première « surprise ».

68 Cette première année de pratique s’est terminée avec un séjour en Bretagne, à Perros-Guirec, de quatre jours (la cale de Ploumanach pour les connaisseurs) : l’eau était froide, la visibilité réduite, mais il y avait beaucoup de faune et de flore à observer ; il fallait utiliser une combinaison qui nous protégeait du froid, mais aussi nous gênait dans les mouvements ; promenade dans les dix premiers mètres, d’une durée d’un quart d’heure à une demi-heure : nous étions de vrais plongeurs. Pleins de joie et de souvenirs, nous sommes revenus : la plongée avec les patients, c’était possible, et pas si difficile que cela. On avait envie de continuer d’améliorer notre technique, nous entraîner pour de nouveaux voyages en mer.

69 Nous avons continué la piscine le lundi afin d’améliorer notre forme physique et notre aquaticité. Notre souhait était de rentrer dans un club de plongée à Blois ; ce fut chose faite et nous fréquentons ce club depuis maintenant cinq ans : un mercredi par mois en piscine de 4 m, encadrés par des moniteurs étrangers à notre groupe.

70 Chaque année depuis Perros-Guirec, nous avons fait un séjour en mer pendant une semaine en mai ou juin ; à Antibes en 1997, Belle-Île en 1998, puis Ibiza en 1999 où l’accueil du club Ibiza Diving fut particulièrement chaleureux, et finalement Cerbère en mai 2000.

71 Lors de ce dernier séjour le groupe était constitué de 8 plongeurs et 2 baladeurs nautiques, encadrés par 2 brevets d’État plongée-natation, et 2 soignants-plongeurs : un médecin et un moniteur de la clinique ; 2 moniteurs du club local ont servi de guides et d’encadrants nautiques supplémentaires pour les patients.

Médecine de plongée et psychose

72 Maladie mentale grave et prise de psychotropes sont des contre-indications médicales à la plongée dans le cadre de la Fédération française d’études et de sports sous-marins. Notre démarche était surtout médicale, c’est-à-dire utiliser la plongée comme puissant mobilisateur corporel afin d’utiliser les bienfaits du milieu aquatique tel que nous l’avions connu en piscine ; l’immersion en scaphandre jouant ici un rôle spécifique. Il s’agissait donc de créer les conditions d’une plongée adaptée où tout était à découvrir. Il fallait avancer avec prudence. La « sélection » des patients psychotiques pour pratiquer la plongée s’est faite naturellement : tous ceux qui pratiquaient la natation depuis maintenant longtemps « étaient attirés » par cette nouvelle aventure. Deux patients ont été écartés du groupe plongée : l’un pour un problème épileptique, bien que contrôlé par le traitement ; l’autre en raison d’une myopie grave avec risque de décollement de rétine ; l’épilepsie est une contre-indication classique à la plongée en raison du risque de noyade par perte de connaissance sous-marine ; l’autre est plus limite et concerne le risque de barotraumatisme lié au placage de masque avec effet de ventouse sur les globes oculaires. Ces deux patients ont pu poursuivre leur évolution dans le groupe en devenant « baladeurs nautiques ».

73 Aucune contre-indication psychiatrique n’a été retenue en dehors bien sûr d’état psychiatrique aigu. Nous connaissions par la piscine les effets bénéfiques de l’eau sur l’anxiété, sur le morcellement psychotique, etc. Par contre, les troubles cognitifs, l’attention, la mémoire, la vigilance des patients seront au centre de nos préoccupations pendant tout l’apprentissage de l’utilisation du scaphandre autonome.

74 L’observation psychiatrique dans le milieu subaquatique est l’objet de ce travail. Mais avant toute chose il nous fallait vérifier la santé physique des patients car nous savons que la plongée nécessite une intégrité ORL et cardio-pulmonaire. Un certificat de non-contre-indication physique a été établi après visite médicale chez le médecin du sport, avec examen ORL et cardiologique approfondi. Ce certificat de non-contre-indication physique a été complété d’un certificat du psychiatre plongeur qui définissait les prérogatives de chacun en fonction de son niveau. Ces premières propositions d’évolution se sont faites de façon extrêmement prudente ; il nous fallait définir le niveau d’encadrement et les limites d’évolution pour chacun, ainsi que les limites de profondeur maximum fixées en fonction des conditions de plongée.

75 Les premiers apprentissages se sont faits de la façon suivante : un plongeur débutant avec un encadrant, puis une fois franchis les premiers niveaux d’autonomie, deux plongeurs avec un encadrant, ce qui permettait déjà les premières balades subaquatiques en palanquée.

76 En ce qui concerne la profondeur limite d’évolution, je me suis tourné vers le docteur Melliet, responsable médical de la plongée dans la Marine nationale pour la Méditerranée. Ce médecin avait une longue expérience de la recherche en plongée sous-marine avec des « bien-portants » et avait collecté des données mondiales sur les effets des psychotropes sur l’organisme en milieu subaquatique. Plus précisément, il s’agissait de savoir s’il y avait interférence entre narcose (effet progressivement anesthésiant de l’azote à partir de 20 m) et les neuroleptiques. Sa réponse fut la suivante : « Votre choix de ne faire plonger vos malades qu’en-deçà de la limite d’apparition de la narcose à l’azote (soit 20 m à l’air) apparaît raisonnable. La dépasser exposerait au risque de voir apparaître et se manifester un échappement aux neuroleptiques et déclenchement d’épisodes délirants ou d’agitation, soit par des signes extra-pyramidaux tout aussi gênants, mais peut-être potentiellement moins dangereux. » Pour notre part nous avons choisi une limite d’évolution à la profondeur de 15 m pour les plongeurs patients les plus avancés.

77 On distingue en plongée plusieurs espaces d’évolution : « l’espace proche » de 0 à 6 m ; c’est l’espace sous-marin réservé aux baptêmes et à l’initiation des différentes techniques. Ce premier apprentissage va permettre de s’habituer au milieu sous-marin « en toute sécurité » et d’acquérir les techniques de prévention des baro-traumatismes (technique de Vasalva pour équilibrer les oreilles, souffler dans le masque pour éviter le placage de masque, apprendre la respiration dans le détendeur). La maîtrise de ce premier espace ouvre la voie à « l’espace médian » de 6 à 20 m : l’apprentissage des premières techniques devra se confirmer dans cet espace plus profond pour pouvoir en profiter pleinement ; de nouvelles techniques devront être acquises pour plus de sécurité et de confort (expiration de l’air à la remontée, respect de la vitesse de remontée, usage de la bouée de stabilisation. L’espace médian est le lieu d’exploration le plus courant de la plongée-loisir ; en général riche en flore et en faune, la lumière y est encore très présente. C’est une plongée qui ne nécessite pas de palier de décompression, pour une durée moyenne d’immersion de 30 à 45 minutes. Au-delà de 20 m commence « l’espace lointain » jusqu’à 40 m. Cet espace ne sera pas le nôtre en raison des éléments sus-cités.

78 L’ensemble des huit plongeurs du groupe ont acquis les techniques de base pour évoluer dans l’espace médian ; cette acquisition s’est faite plus ou moins rapidement.

L’apprentissage

79 Le but de l’apprentissage de la plongée est de faire sien un milieu inhabituel ; ce milieu en général fait peur ; le risque le plus évident est la noyade. Il suscite souvent des symptômes de claustrophobie, mais aussi la peur de ce que nous allons rencontrer (cf. Vingt mille lieux sous les mers) ; en effet, nous ne sommes pas des poissons et pour se promener sous l’eau il faut apprendre à utiliser le scaphandre autonome et intégrer les lois physiques de la plongée ; il s’agit donc de s’habituer à un milieu en s’y plongeant régulièrement, et souvent, et acquérir des comportements qui permettent à notre organisme de s’y déplacer sans risques ; démarche où se mêlent fréquentation du milieu, réflexion intellectuelle, action adaptée de notre corps dont le fonctionnement est largement remis en cause dans sa « sensorialité », où dominent deux données physiques fondamentales : la pression hydrostatique et l’absence de gravité.

80 Ces deux facteurs vont entraîner une telle mobilisation des organes des sens, de la coenesthésie superficielle et profonde, souvent de façon inconsciente, que la plongée va devenir une formidable machine qui remettra en cause, en action, notre organisation psychique et physique. Pour cette raison l’espace sous-marin se différencie du milieu aquatique courant.

81 Ce puissant facteur mobilisateur, nous allons l’utiliser dans l’espoir qu’il soit thérapeutique pour les patients psychotiques. La puissance et la douceur du milieu sont à la hauteur de l’organisation défensive de la psychose.

82 L’apprentissage de la plongée pour les patients psychotiques sera aussi difficile (et facile) que pour la population normale, avec des variantes plus ou moins attendues. L’anxiété du début de l’apprentissage va en général disparaître rapidement pour laisser place à ce grand plaisir à être sous l’eau même si la technique laisse à désirer. Les gestes techniques vont être appris avec plus de lenteur en raison des problèmes cognitifs des patients. Les patients schizophrènes rencontrent des difficultés cognitives souvent sévères. Ils vont surtout apprendre paradoxalement avec leur corps ; l’habitude du milieu avec l’acquisition d’une nouvelle sensorialité, d’une nouvelle image du corps à travers l’accompagnement moniteur va permettre une acquisition naturelle ; paradoxalement, le patient psychotique va plus apprendre avec son corps « retrouvé » qu’avec son « esprit ». Les patients devront fréquenter l’eau, le milieu sous-marin, plus souvent que la moyenne de la population-plongeur pour obtenir un résultat comportemental similaire.

83 L’aisance sous l’eau, même si la technique n’est pas parfaite, traduit non seulement une bonne adéquation au milieu, mais surtout une amélioration très sensible de l’état psychiatrique du patient, dans la mesure où le corps et l’esprit se fondent avec tranquillité dans un milieu a priori hostile. L’action du milieu a joué son rôle thérapeutique pour que le patient puisse enfin habiter ce corps et que corps et esprit soient en harmonie.

84 L’apprentissage d’une bonne technique en plongée est indispensable pour une sécurité maximum des plongeurs, même si parfois les manques techniques sont palliés par le moniteur. Ce cheminement se fera par une prise en charge très rapprochée du moniteur au début, pour aboutir à une plongée en groupe de deux ou trois plongeurs, chaque plongeur étant autonome dans son comportement et attentif aux autres membres du groupe (la palanquée).

85 Pour améliorer l’apprentissage, nous avons utilisé des techniques de petits groupes avec une réunion courte précédant et suivant chaque séance aquatique. Cette réunion vise à constituer les groupes de niveau, à distribuer le matériel, à donner le programme de la séance avec désignation pour chacun d’un moniteur ; chaque geste technique sera décrit, montré, de façon à favoriser la représentation mentale de l’acte par une sorte de « traçage neuronal forcé ». Chaque moniteur reprendra au bord de l’eau et dans l’eau ces différents points.

86 Chaque séance aquatique sera suivie d’une reprise descriptive des actions et des difficultés rencontrées par chacun suivant son propre point de vue et celui du moniteur, voire des autres membres de la palanquée.

87 On sait qu’en terme de chimie du cerveau, penser, en terme de représentation, et faire, sont deux actions similaires ; on peut ainsi « économiser » des mises à l’eau en plongeant à sec. Ces différentes réunions, reprises, descriptions, peuvent paraître laborieuses ; elles nous semblent essentielles pour aider les patients au psychisme facilement désorganisé et peu longtemps attentifs. Toutefois, l’action décisive en terme d’apprentissage et de résultat thérapeutique est la fréquentation du milieu sous-marin.

Médicaments psychotropes et plongée

88 Les médicaments psychotropes dans leur utilisation courante entraînent souvent ralentissement psychique et moteur, troubles de la vigilance ; ils entraînent donc en général une baisse des performances cognitives. Ils sont une entrave à la sécurité.

89 Qu’en est-il chez le patient psychotique ? Les médicaments psychotropes y sont utilisés à des doses très importantes, sans commune mesure avec les prises « habituelles ». Le patient psychotique, bien stabilisé, avec un traitement bien équilibré, ne présente pas de troubles cognitifs liés au traitement ; au contraire, ces troubles seront sensiblement améliorés par les médicaments (l’effet antihyperdopaminergique des neuroleptiques permet au patient de mieux utiliser ses facultés physiques) ; ceci est sans doute encore plus vrai pour les nouveaux anti-psychotiques. Cette observation est en général peu connue chez les publics non avertis ; il est souvent dit que les patients sont « abrutis » par les médicaments et que ceux-ci les empêchent de penser et d’agir. Les médicaments que prennent les patients psychotiques stabilisés, dans leur activité de plongée, vont donc les aider et non pas leur nuire, et vont même être potentialisés par l’effet filtre du milieu. Médicaments bien dosés et effet du milieu conjugués agissent dans le sens de la sécurité, c’est-à-dire pour le patient « être là ». Ces constatations vont bien sûr à l’encontre des données générales concernant la contre-indication des médicaments psychotropes pour la pratique de la plongée.

Le milieu sous-marin agit de façon thérapeutique par ses qualités propres

90 L’espace sous-marin joue un rôle de filtre pour le patient très vulnérable au stress lié à l’environnement ; c’est l’effet antihyperdopaminergique qui agit comme un neuroleptique ; en effet, bruit, lumière, couleurs, rapidité des gestes sont atténués, le patient étant lui-même enveloppé dans une sorte de coussin qui le porte. D’ailleurs, en milieu terrestre, il cherche à fuir ce stress de l’environnement qui favorise délire, dépersonnalisation, en s’isolant, en figeant son corps dans une sorte de « glaciation » (Resnik).

91 On observe très rapidement sous l’eau une détente, une joie, un apaisement, couplés à la mobilisation corporelle et psychique inconsciente que provoquent les effets physiques du milieu. Paradoxe d’un milieu extrêmement mobilisateur et à la fois apaisant qui redonne vie à ce « corps mort » que le patient enfin habite.

92 J., 40 ans, shizophrénie paranoïde, dont la maladie évolue depuis vingt ans, nous dit : « L’eau est une protection : le monde du silence, de la paix qui engendre la paix intérieure ; c’est une drogue, un bien-être, je ne pense plus à rien, pas à téléphoner à ma mère pour qu’elle m’envoie de l’argent ; je ne vois que le moniteur de plongée ; on est tous les deux, il n’y a plus d’efforts à faire, c’est différent que d’être seule dans sa chambre ; je n’ai pas de symptômes… » J. dit encore : « En plongée, je suis comme dans le ventre de ma mère, à l’abri des problèmes de la vie ; c’est ma mère alors qui porte les ennuis. » En même temps cette activité lui donne envie de devenir monitrice de PMT, de pouvoir enseigner la balade nautique à ses neveux et nièces.

93 P., 48 ans, schizophrénie hébéphrénique, dont la maladie évolue depuis vingt-cinq ans, se dit, après la plongée, à la fois fatigué, détendu, ne pense plus à ses angoisses ; « cela me permet de prendre des distances avec mes problèmes psychiques, de mieux voir l’avenir, avoir envie d’approfondir les problèmes techniques, d’étudier le fonctionnement d’un détendeur avec des dessins techniques », reliant ainsi son histoire passée (école technique où il a appris le dessin) et son histoire actuelle. Les éléments dans l’espace temps s’organisent, prennent sens et s’actualisent ; c’est comme si cette activité permettait au patient de se décoller de la vitre afin que les éléments psychiques puissent s’organiser, s’articuler, dans une parole subjective.

94 R., 50 ans, shizophrénie hébéphrénique, dont la maladie évolue depuis trente ans, se dit vivifié par ses plongées, curieux de l’espace sous-marin ; il prend l’initiative de montrer à son moniteur la faune et la flore qui lui ont plu. Il s’agit d’un comportement nouveau chez ce patient qui se déplace dans la vie de façon morne, vide et triste, comme si une pulsion de la découverte pouvait s’exprimer (pulsion de vie).

95 E., 35 ans, schizophrénie hébéphrénique, malade depuis quinze ans, confirme ces effets dynamisants. Pour lui comme pour d’autres c’est une certaine manière de se replonger dans le « bain de la vie » – « déclic stimulant, donne envie de faire d’autres activités » ; et ajoute : « Du fait de l’activité sportive, je dors moins tout en récupérant mieux ; je me surprends ainsi à me lever du bon pied et de bonne humeur, dans la bonne ambiance du petit matin. »

96 Pour F., 25 ans, séquelles de psychose infantile, celui-ci exprime ce mouvement de transformation personnelle ; l’amélioration des capacités techniques valorise, narcissise, favorise, la reconnaissance d’autrui ; il réussit à pratiquer une activité relativement impressionnante pour le profane ; il n’est plus le petit enfant à sa maman, il est devenu un « plongeur » avec l’image virilisante qu’elle véhicule.

97 L’obligation de rigueur et d’attention en plongée et dans sa préparation (sécurité) impose des limites à la folie et stimule donc vivement la « partie saine » du schizophrène, réveille le réflexe d’autoprotection, l’élan vital s’amplifie et prend le pas sur les aspects mortifères de la maladie. La mise en œuvre de son propre matériel réclame à chacun une grande concertation : il est responsable de sa réserve d’air (de sa survie en immersion).

98 Pour S., 48 ans, la plongée demande à chaque fois un effort, du travail, qui l’obligent à sortir d’une certaine rêverie, voire d’un certain bien-être régressif. S’il dépasse cet état en ayant « réussi » la plongée, il en ressort confiant et optimiste.

99 S., mal en point quinze jours après le séjour annuel de plongée, retrouve à la piscine beaucoup d’efficacité et d’aisance dans l’eau, en même temps que mobilité psychique et physique, et termine sa séance par une courte plongée ; cette simple séance d’une heure aura eu des effets régénérateurs et organisateurs pour à nouveau se situer dans sa vie et reprendre ses projets actuels de façon pragmatique (reprise des cours de permis de conduire, etc.)

100 G., 38 ans, schizophrénie paranoïde avec manifestations disthymiques, exprime souvent des idées de toute-puissance sportive ; la confrontation aux éléments sous-marins a eu un effet modérateur ; il a pu ainsi exprimer sa fatigue, ses peurs, souhaitant parfois sauter son tour. La force des éléments sous-marins a été à la hauteur pour entamer la toute-puissance du patient, et le mettre en position de débutant, ce qu’il est.

Géographie spatiale du milieu sous-marin

101 L’espace sous-marin permet une évolution corporelle dans les trois dimensions comme dans l’espace en apesanteur. Déchargés de la gravité, les patients vont pouvoir se déplacer librement dans les trois dimensions ; ils vont pouvoir planer. Cette faculté de voler, de se sentir léger, va contribuer au bien-être physique et psychique du patient. « Il n’y a plus d’efforts à faire, comme pour marcher », nous dit J.

102 L’espace sous-marin se caractérise sur un plan optique par un effet de vitre, c’est-à-dire sans profondeur de champ, sans horizon, à la différence de l’espace terrestre.

103 Le patient schizophrène souffre d’un trouble de l’organisation de l’espace, difficulté à se situer dans l’espace, d’organiser son espace. Dans une salle de réunion, le patient schizophrène ne peut se situer de façon flottante ; il doit fixer un point, puis un autre, pour trouver ses coordonnées ; l’organisation d’un après-midi de sortie en ville se fera de point en point, de café en café ; la notion de balade, de promenade, flâner, n’existe pas. Ces notions sont connues et peuvent apparaître dans les formes les plus graves, comme une agnosie spatiale, et constituer un véritable tableau neurologique. Le patient psychotique ne peut pas utiliser l’horizon organisateur de l’espace pour chacun d’entre nous ; le schizophrène est dépourvu de cette possibilité de conceptualisation de l’espace, de lui donner un ordre, un point de perspective comme le traduit le dessin du psychotique où la perspective n’existe pas, rejoignant les dessins d’enfants dans leur forme plane. Dépourvu de cette géographie interne, le patient ne peut prendre la direction qui donne sens à son existence. L’horizon n’existe pas dans l’espace sous-marin ; le patient en manque d’équipement spatial terrestre doit pouvoir utiliser l’espace sous-marin aussi aisément que n’importe qui puisque le problème n’existe pas.

104 Notre travail semble confirmer notre hypothèse. Espace filtre, en apesanteur, dépourvu d’horizon, mobilisateur sensoriel puissant. Cet espace va permettre souvent au patient de retrouver des possibilités physiques et psychiques jusque-là entravées ou perdues, et élargir ainsi sa « partie saine ».

Des effets durables

105 Une plongée hebdomadaire en piscine, même par petit fond, permet au patient d’en garder les bénéfices environ trois à quatre jours ; un séjour en mer de huit jours avec deux plongées par jour permet au patient d’en tirer parti trois semaines à un mois. Dans l’institution, les bienfaits pourront se traduire par plus de vitalité, d’optimisme, d’action, de réveils plus faciles, de projets plus à même de se réaliser. Ce meilleur fonctionnement mental permet de poursuivre dans de bonnes conditions le travail psychothérapique. Les patients sont par ailleurs plus disposés à participer aux activités institutionnelles ; ils se montrent en général plus attentifs à leur corps (toilette, habillement). Ces effets bénéfiques ne sont pas infinis et nécessitent de plonger à nouveau régulièrement.

Le groupe baladeur nautique

106 Le groupe de baladeurs nautiques, dit PMT, est constitué de deux patients : l’un présente une schizophrénie catatonique grave évoluant depuis trente ans ; il a présenté au décours de sa maladie des crises d’épilepsie grand mal sans support organique retrouvé. Ces crises correspondent en général à des périodes de grande tension psychique ; il est bien stabilisé depuis plusieurs années par son traitement. Il a participé depuis cinq ans à toutes les sorties en mer et vient chaque semaine à la piscine ; la mise en œuvre de son corps figé est en général assez longue ; il sait utiliser le masque et le tuba ; l’apprentissage du palmage a toujours été problématique en raison de sa symptomatologie catatonique ; nous avons donc décidé que la balade nautique se ferait le plus souvent sans palmes, en utilisant le classique mouvement de brasse des jambes qu’il connaît bien.

107 B. nous dit : « Chaque séance est une victoire sur la maladie, un défi » à des difficultés majeures qui empoisonnent sa vie quotidienne ; l’épreuve de la mise en mouvement de son corps qui génère l’anxiété est récompensée par des effets bénéfiques. Celui-ci se sent mieux qu’il n’est rentré. « Toutes les séances de PMT que je fis, dit B., furent marquées par de l’appréhension ; heureusement, j’étais tenu par la main de J.-J. (MNS), toujours très patient et gentil ; ce séjour m’a fait du bien mais fut hélas trop court. »

108 À la différence de la plongée où est recherchée tranquillité, économie de mouvement, la balade nautique est plutôt sportive ; il faut nager et faire de petites apnées, ce qui rend l’activité rapidement fatigante ; l’observation de la faune et de la flore est plus difficile car souvent il faut descendre de quelques mètres pour faire une observation dans les meilleures conditions. Nous avons donc mis au point une balade nautique en plongée par petit fond (2 ou 3 m maxi) avec du matériel léger (bouteille de 6 l) ; la gestion du matériel est assurée par le moniteur ; il ne reste plus au patient qu’à profiter du milieu dans des conditions non dangereuses avec les bénéfices de la plongée permettant des conditions d’observation tout à fait satisfaisantes. Il se promène de façon autonome et croise de temps en temps le regard du moniteur, pour vérifier que tout va bien. Le patient se trouve ainsi dans une situation de bébé nageur, avec sa réserve d’air sur le dos. Concernant les autres baladeurs nautiques, la possibilité est maintenant donnée de pratiquer la balade nautique en plongée par petit fond, c’est-à-dire en utilisant les bienfaits de la plongée sans les inconvénients ; démarche nécessitant peu d’apprentissage ; elle met d’ailleurs en évidence qu’un schizophrène, après une courte initiation, va se montrer presque immédiatement à l’aise dans l’espace sous-marin. Il est clair que l’ensemble de ce périple ne peut se faire que dans une relation de confiance très forte entre soigné et soignant, soignant qui doit être là pour s’évanouir et laisser place à l’autonomie du patient, pour réapparaître si nécessaire dans cet accompagnement furtif.

Conclusions et commentaires

109 Notre travail montre que le patient psychotique vit mieux sous l’eau que sur terre ; il y est moins anxieux, s’y déplace plus facilement, exprime sa joie de vivre, pense et apprend plus facilement que sur terre. Mode de vie et pathologie paradoxale font bon ménage. L’équipement psychique et neurologique défaillant dans notre monde terrestre n’apparaît plus sous l’eau comme une inadaptation, mais parfois, bien au contraire ! – comme si le psychotique avait gardé en lui cette dimension océanique primitive que nous avons le plus souvent « perdue ».

110 Le patient va puiser dans l’immersion une force, un élan vital, une régénérescence durables, comme l’indiquent les mythologies. Ces observations pourraient paraître des curiosités scientifiques. Elles nous semblent extrêmement utiles pour plusieurs raisons :

  • Sur un plan humain : le patient psychotique sait qu’il existe un lieu où il souffre moins, où il peut évoluer « librement » comme tout le monde ; c’est une trace, une mémoire, qui incitent le patient à répéter les immersions qui lui sont bénéfiques. Bénéfice durable mais non infini que celui-ci peut retrouver facilement. Il s’agit d’une thérapeutique facile d’accès, peu onéreuse, qui peut se faire à la carte, suivant les besoins et désirs des patients :
    • soit dans notre activité propre « plongée adaptée » (piscine, sorties mer, etc.) ;
    • soit directement dans un club de plongée : à ce jour deux patients sont sortis du cadre « plongée adaptée » en ayant obtenu leur niveau 1 de la FFESSM (plongée dans l’espace médian) et ainsi bénéficient de n’importe quelle structure de plongée francophone.
    C’est une activité qui présente un double volet thérapeutique et social : elle permet au départ une ouverture personnelle à un groupe (entraide entre plongeurs participant à une même aventure), puis progressivement vers d’autres structures sociales, élargissant ainsi le réseau relationnel des patients.
    La plongée est un sport d’entraide, d’attention à l’autre : ainsi les anciens du groupe vont prendre en charge les nouveaux ; le patient plongeur chevronné va devenir pendant les séances d’initiation en piscine « moniteur » ; ainsi par exemple, les soignants de la clinique nouvellement introduits dans l’activité recevront un enseignement ad hoc par un patient. Ainsi s’expriment les changements de rôle, la réciprocité des échanges humains, suivant leurs aptitudes – mise en évidence de la richesse et de l’utilité de la vie associative.
  • Sur un plan institutionnel : les caractéristiques du monde sous-marin, les techniques d’apprentissage, ainsi que les modes relationnels, sont utilisables dans l’élaboration de structures de soins pour psychotiques ; c’est en effet aux soignants de mettre en place des structures qui s’adaptent au mieux au monde de la psychose, et non d’utiliser pour les psychotiques des modèles thérapeutiques réservés aux névrosés.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.174

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions