Couverture de VST_070

Article de revue

Au risque de la politique de la ville

Pages 52 à 56

Notes

  • [1]
    G. Mendel, L’Acte est une aventure, p. 356 et suiv.

1 Pour les travailleurs sociaux (TS) elle a d’abord été considérée comme concernant l’approche urbaine plutôt que sociale du traitement des quartiers, ce que constatent aussi les différentes évaluations officielles.

2 Peu lisible à ses débuts dans son institutionnalisation progressive et tâtonnante de 1981 à 1990 (premier ministère de la Ville) à travers diverses et nombreuses instances évolutives (Développement social des quartiers, Convention de quartier, DSU, Banlieues 89, Comité interministériel des villes, Délégation interministérielle à la ville, Conseil national de prévention de la délinquance, etc.), par sa marginalité (16 quartiers concernés en 1981), par le profil des nouveaux intervenants, extérieurs pour la plupart au travail social, par ses modes opératoires (animation globale territorialisée et partenariat institutionnel), la PV leur passait largement au-dessus de la tête. Les plus avertis d’entre eux étaient plus occupés à encaisser les conséquences de la décentralisation et à décoder les fameux rapports Schwartz et Bonnemaison fondateurs, tout en étant confrontés sur le terrain à la dégradation de la situation sociale et de leurs conditions d’intervention. D’autre part, la PV a largement ignoré, voire méprisé le travail social « classique » et ses modes opératoires : sa mise en œuvre sans ménagements, sans prise en compte du point de vue et de l’expérience des TS, sans articulations opératoires, mettant en cause, de fait mais aussi de plus en plus explicitement, l’efficacité de ces derniers.

3 Si la professionnalisation des assistant(e) s sociaux (ales), des éducateur (trice) s spécialisé(e) s pouvait paraître acquise, les autres catégories de TS (animateur (trice) s, travailleuses familiales…) ont vu la leur fortement compromise par le foisonnement de nouveaux « intervenants » aux statuts aléatoires. Globalement, la professionnalisation de tous est affaiblie par la participation « fourre tout » mettant autour des tables partenariales des compétences et des statuts inégaux sans précautions clarificatrices. Ce n’est pas le cloisonnement des différents métiers autour des multiples conventions collectives qui peut permettre à l’ensemble des TS de défendre une identité collective autre que strictement corporative et réductrice.

4 La mise en place des DSU s’est réalisée sans concertation véritable sur la base d’informations sur les intentions et les procédures, sinon dans des commissions de quartier alibi qui n’ont concerné qu’un nombre réduit des professionnels en place.

5 La PV, avec la décentralisation, a fortement rapproché le « politique » (élus, préfet) du terrain, transformant les recherches de financement auxquelles étaient habitués beaucoup de professionnels en négociations de tout autre nature, et instaurant des rapports dans lesquels l’appartenance institutionnelle prend le pas sur l’intérêt public (ou du public).

6 […] Aujourd’hui la PV est devenue incontournable par la gestion de proximité des DSU et les enjeux qu’elle affiche dépassent largement la zone restreinte des quartiers dits « sensibles » ou « DSU ». Elle s’inscrit dans les grandes politiques publiques de l’aménagement du territoire et de l’urbanisation (agglomérations, régionalisation, Europe), de la modernisation de l’État et du service public, de la sécurité intérieure, voire d’une régénération de la démocratie. Pas moins.

7 Combinée aux évolutions sociales (distance toujours plus grande entre les riches et les pauvres néanmoins soumis aux mêmes mirages de la consommation, quartiers rebuts, troisième génération issue de l’immigration, mobilité, croissance, rajeunissement et durcissement de la petite délinquance, croissance de l’errance d’individus de tous âges « désaffiliés »…), la PV concerne l’ensemble du travail social et donc des TS.

8 Les organismes de formation intègrent enfin la PV dans les cursus. Mais avec grande difficulté : par quel bout la prendre ? Peu de formateurs en ont une connaissance concrète et les productions théoriques sont pléthoriques et brouillonnes.

Vu du terrain, qu’en est-il ?

9 Les TS ne sont évidemment pas une catégorie homogène. Mais du point de vue que je veux développer, je la considère comme une globalité représentée par l’ensemble des professionnels du social qui, en tant que tels, ont une position spécifique dans l’intervention auprès des publics (individus ou groupes) dits en difficulté.

10 Pour les TS la PV n’est qu’une nouvelle forme de l’intervention sociale. D’autant que dans la pratique institutionnelle quotidienne, elle se donne à voir comme le cumul de politiques sectorielles territorialisées dont l’histoire est largement antérieure à celle de la PV. De même pour les organismes et institutions impliqués.

11 La relation au public du travail social est toujours la confrontation à la souffrance des personnes et à la déshérence de groupes sociaux, parfois s’auto-qualifiant, la plupart du temps qualifiés par des mesures et des dispositifs.

12 Les difficultés et le manque de culture de la coopération dans un système construit de bric et de broc, avaient amené chacun à développer ses propres réseaux (notamment les instituts de réadaptation et les clubs de prévention pour l’insertion professionnelle, les petits boulots, les stages en entreprise) en s’auto-formant à des secteurs méconnus des TS au prix de beaucoup d’énergie gaspillée. Ces pratiques pénalisent encore l’articulation des Missions locales par exemple.

13 Les apports de la PV (partenariat, travail en réseau, action collective, participation des habitants ou des usagers, mise en cohérence) étaient déjà recherchés par beaucoup, à l’état de vœux pieux la plupart du temps vu la difficulté et le peu de soutien des institutions.

14 Mais la PV n’a guère été plus efficace malgré les intentions affichées. Il est vrai que les TS n’ont paradoxalement pas vraiment joué le jeu. La manière dont a été mise en place la PV (voir plus haut) y est pour quelque chose. Mais pas seulement.

La culture des TS est historiquement contestataire

15 La conception humaniste des publics déshérités comme victimes du système socio-économique permettait de se positionner en résistance aux injonctions de l’assistanat et du contrôle social (alibi parfois…). Lorsque l’injonction venue d’en haut coïncide avec les souhaits, cette culture de résistance se réduit souvent, à défaut d’analyse politique conséquente, au repli crispé sur ses missions originelles, son mode et ses techniques d’intervention professionnelle. Dans le contexte de proximité du politique, elle favorise le durcissement sectaire des fausses querelles de « boutique ».

16 Dans le cadre de l’organisation de la PV (Contrat de ville, gestion municipale des DSU, chefs de projet, commissions partenariales, gestion de l’instruction des demandes de subvention par le chef de projet) le jeu des acteurs, qu’il faut alors différencier, atteint un paroxysme en tant que « jeu de dupes ».

17 Comme la PV dont il est l’émanation, le chef de projet DSU est devenu incontournable. Non seulement pour les acteurs inscrits dans le quartier, mais pour tous ceux qui veulent agir soit dans le territoire soit avec la population de ce territoire. Que l’on perçoive ou non ce qu’est la PV, on sait qu’il faut s’adresser au chef de projet. Ce personnage, rarement issu du secteur social, proche des décideurs, s’investissant volontiers du rôle de conseiller du prince, mais plus proche de celui, feutré, de commissaire politique, est la figure symbole de la PV.

18 Ayant en fait peu de pouvoir (mais déjà trop en regard d’un processus démocratique), il est le verrou qui permet le jeu politicien des élus entre les affichages démocratiques et le clientélisme basé souvent sur un psychofamilialisme assez primaire. En effet, les arpenteurs de couloirs et amateurs de cocktails savent contourner le chef de projet et s’adresser directement aux décideurs, pratiques anciennes et durables. De ce jeu de dupes, personne n’est dupe dans ce cercle, somme toute réduit à l’échelle d’une ville, de la PV.

19 La participation à ces pratiques de certains responsables professionnels du travail social est un des rouages qui tiennent les TS de base éloignés de la connaissance de la PV et donc d’une participation choisie.

20 La place des responsables de service et d’équipement dans les quartiers est d’ailleurs assez spécifique. Peu de professionnels qualifiés et expérimentés sont candidats à ces postes ingrats, peu gratifiants et peu rémunérateurs.

21 De plus, ils sont amenés à fonctionner à l’injonction négative, situation peu confortable. En effet, les décideurs et responsables centraux des services sont largement démunis pour donner des orientations à leurs subordonnés quant à ce qu’il faudrait mettre en œuvre dans les quartiers. Au-delà des « yaka » condescendants, le responsable local, à défaut de savoir ce qu’on attend de lui, apprend ce qu’il ne faut pas faire… quand il se fait taper sur les doigts !

22 Soumis par ailleurs à la pression des « usagers » et souvent de son équipe (qu’il essaie de la protéger ou s’en serve d’alibi : « on ne trouve plus de bon animateur »), il ne trouve guère de secours dans les rarissimes sessions de formation continue (encore faut-il qu’elles soient adaptées), encore moins dans les échanges entre professionnels. Il est vrai que l’on est assez individualiste dans le métier, et que souvent le professionnel de même rang joue dans l’équipe d’en face.

23 Curieusement, ces éléments combinés (rareté des candidats, incurie et mépris des hiérarchies, pression) génèrent à la fois une liberté d’action (tant que ça ne gêne pas) et un isolement dans la fonction propices à la constitution de petits potentats vigilants à la préservation frileuse de leur pré-carré et favorisant les stratégies décrites plus haut.

24 Cas particulier aussi, mais répandu, celui de TS ou « assimilés » (!) dans les organismes associatifs qu’ils ont souvent contribué à créer. S’auto-désignant la plupart du temps président ou directeur par le biais de conseils d’administration plus ou moins fantômes, ils entretiennent des relations très personnalisées avec les élus. La difficulté pour disposer aujourd’hui de personnes prêtes à s’investir bénévolement est certes réelle et pose problème au professionnel soucieux de démocratie mais favorise les procédés peu scrupuleux d’autant que les pouvoirs publics ont besoin d’interlocuteurs dits associatifs pour justifier de la participation « citoyenne », voire assurer des services qu’ils ne peuvent ou veulent prendre en charge directement. Il est difficile alors d’espérer un fonctionnement démocratique dans l’intervention éducative elle-même.

25 Cautionnée par les instances de la PV, cette situation renforce le désabusement des agents administratifs des services de l’État ou des collectivités locales déjà suspicieux sur l’efficacité de l’intervention sociale. Ces « pratiques », malheureusement courantes pour ne pas dire dominantes, ont évidemment des répercussions auprès de la population captive de l’intervention sociale, notamment « les jeunes », qui n’en est pas dupe. Le reproche « vous venez faire du fric sur notre dos en captant l’argent public qui nous est destiné » trouve là un de ses arguments. Il est malvenu alors de prétendre leur donner des leçons de citoyenneté. Peut-on leur reprocher de réagir dès lors comme le citoyen moyen confronté aux « affaires » ? Il est plus surprenant de trouver malgré tout chez certains une clairvoyance politique avisée.

26 Mais la réaction majoritaire reste un rejet massif et global du personnel, social et administratif, présent dans les quartiers, même si l’on est bien obligé de faire commerce avec lui.

Peu et mal formés aux réalités

27 Cela rejaillit bien sûr sur les TS « de base », foule d’anonymes au statut principalement précaire (ou soumis au turn-over pour les fonctionnaires qui sont peu aussi à vouloir travailler dans les quartiers), au salaire dérisoire et confrontée à la mise en cause d’une professionnalité pourtant déjà peu assurée. Peu et mal formés aux réalités qu’ils doivent affronter c’est dans leur ferveur humaniste qu’ils puisent une énergie, et une naïveté, étonnantes. Malgré tout, leur absence de culture historique et sociologique du social et de l’éducation populaire, leur culture scolaire et de formation professionnelle (privilégiant l’expérience du terrain et l’analyse des pratiques), les incitent peu à la lecture théorique ou réglementaire (personne ne le leur demande d’ailleurs sinon pour le leur reprocher cyniquement). Aussi fonctionnent-ils pour la plupart à partir de clichés projetés sur les populations miséreuses et sont dans l’incapacité d’affronter les méandres et circonvolutions de politiques complexes. Par ailleurs, la relation au « public » avec une forte prégnance des « jeunes » (pré-ados, ados, jeunes adultes, « vieux » jeunes adultes), complique fortement les choses.

28 Outre la difficulté à repenser l’intervention sociale et éducative en fonction des évolutions sociétales, dans la pratique le jeu ambigu des « autorités » avec les soi-disant « jeunes représentatifs » est des plus pervers. Des « jeunes » repérés lors d’occasions diverses (« événements », création d’une association, manifestation d’un leadership, instances de participation telles que les comités départementaux de la jeunesse (CDJ)…) deviennent interlocuteurs privilégiés et personnalisés de tel élu ou préfet. Si cela correspond pour ces autorités d’une part au souci de se rapprocher d’un terrain fort éloigné de leur quotidien et de mieux « sentir » ce qui se passe par eux-mêmes, d’autre part au court-circuitage des relais habituels (militants associatifs, professionnel de terrain – et le fait que certains TS s’accaparent un droit de représentativité au nom de leur connaissance du milieu et prétendent parler abusivement « au nom » de la population, peut justifier ce court-circuitage –) dont on se méfie, les conséquences de ces pratiques sont catastrophiques pour tout le monde, ces jeunes en premier lieu.

29 En effet comment peut-on penser qu’il n’y a pas d’effets d’ordre (ou de désordre) psychologique au niveau de la personnalité de ces individus projetés brutalement dans ces relations privilégiées. J’ai connu le cas d’un de ces jeunes qui, lors d’un conflit avec son employeur, argua de ses relations avec le sous-préfet pour se rendre intouchable !

30 Comment ne pas souligner aussi l’effet de décrédibilisation des professionnels dans les rapports quotidiens non seulement avec ces jeunes là mais avec tous ? À long terme, les promesses restant des promesses, c’est le renforcement de la décrédibilisation de l’ensemble des acteurs des politiques publiques (ces élus et préfets inclus) et du désabusement, teinté de cynisme chez certains, de la population, y compris ces jeunes. Enfin, comment ne pas soupçonner des pratiques de délation et de manipulation ?

31 Le désarroi est grand aujourd’hui dans cette catégorie de TS de base peu aidés par leur institution ou organisme d’appartenance. Ce sont eux pourtant qui sont au contact quotidiennement avec la population, qui partagent au plus près les situations souvent dramatiques des habitants.

32 Tout l’effort de la pyramide institutionnelle devrait avoir pour aboutissement de donner à ces agents de base les conditions et les moyens de leur acte professionnel. C’est le contraire qui se passe.

Une gestion administrative qui dilue les responsabilités

33 Du mépris affiché de la nouvelle ingénierie sociale et de certains élus envers les TS, aux conditions d’exercice indignes (reflet du mépris envers la population elle-même), c’est toute la logique de la politique publique qui se dévoile. L’option des pouvoirs publics de s’appuyer (!) sur les « grands frères » et le développement des « nouveaux emplois - nouveaux services » sans clarification ni accompagnement conséquents s’inscrivent dans cette logique.

34 Le dispositif de la PV, à l’encontre des objectifs affichés (lisons les textes !), se résume à une gestion administrative plus compliquée sous prétexte de proximité qui dilue (masque ?) les responsabilités. Comment savoir, pour l’habitant et l’intervenant de base, professionnel ou bénévole, qui prend les décisions dans ce cumul de procédures et d’instances ? Si in fine c’est bien sûr le politique, c’est dans un commerce entre collectivités locales et l’État qui fait des cellules techniques du Contrat de ville un véritable étal d’épicier alors qu’elles devraient conforter les orientations (politiques !) définies en commun dans le Contrat de ville.

35 Les DSU sont incapables, dans leur allégeance au politique, de promouvoir de réelles élaborations et coopérations partenariales. Ils ne sont certes pas aidés par les « partenaires » institutionnels signataires du Contrat de ville. Il faut dire que la méthodologie, surtout celle de la production collective, n’est pas le fort (ni le souci) des « techniciens » de la PV, toutes institutions confondues. Pour qu’il y ait méthode il faut qu’il y ait volonté (et moyens) de traduire des orientations en applications concrètes.

36 Quoi d’étonnant alors à ce que l’accompagnement des agents de terrain pour la mise en œuvre des politiques publiques soit aussi indigent et se résume principalement à des « formations » à la gestion du stress ! La formation du CNFPT quant à elle (voir plus haut) a peu mobilisé les acteurs de base.

37 Les formations professionnelles sont aussi pauvres sur le sujet et se centrent plus volontiers sur la méthodologie de projet. Aussi n’est-il pas rare de voir de jeunes professionnels ignorant agir dans le cadre d’une commande institutionnelle ! Les organisations professionnelles sont muettes sur la question.

38 Il est vrai « qu’au-delà des textes », le contexte politique français, en favorisant, par un effet de système, les pratiques politiciennes et les affairistes douteux, ne plaide pas en faveur des nouvelles politiques. Il incite même à penser, dans la représentation de l’intervention globale dans les quartiers ciblés (car on est loin de l’image des territoires désertés par l’action publique, ce qui est différent de la question des zones de non-droit, et le nombre d’intervenants de tous acabits au mètre carré est assez impressionnant !), à la préfiguration d’une société totalitaire.

39 Dans ce système, la mise en collaboration de tous les acteurs sociaux coordonnés proposée par la PV ne fait qu’accroître le contrôle social des populations captives. Un filet dense les enserre et en occupe le cœur même. De là à considérer ces quartiers comme des institutions totalitaires telles celles décrites par E. Goffman et y repérer les mêmes mécanismes il n’y a qu’une mise à distance à faire (Dubet parle d’« endo-colonisation »).

40 Ajoutez à cela une dose de comparaison avec les villes fortes du Moyen Âge enclavées par les rocades (M.-C. Jaillet à propos du Mirail) et observez du haut des tours la capacité des CRS à boucler le quartier en cas de nécessité ; une dose de constat de la rapidité de mise en place du Contrat local de sécurité (CLS) à Toulouse comparée au retard du Contrat éducatif local (CEL), le CLS semblant justifier principalement le déploiement « expérimental » de la police de proximité rapidement étendue à tous les quartiers de la ville après un auto-satisfecit de la police ; une dose du positionnement de la police dans la PV par le biais de l’idéologie de l’insécurité et de la tranquillité publique, se proposant « contractuellement » d’entrer partout (écoles, foyers, centres d’animation), se prévalant d’occuper le terrain de l’animation (centres de loisirs organisés par les policiers eux-mêmes, par le biais du sport évidemment) ; une dose de gestion arbitraire et scandaleuse par certains offices HLM des demandes de mutation de certaines familles et de l’accès au logement autonome des jeunes adultes ; une dose de l’idéologie reprise trop facilement par certains TS de la pathologisation, la psychologisation, voire la psychiatrisation, de la souffrance sociale des jeunes et des moins jeunes (notion de l’inemployabilité…), alors qu’un collègue expérimenté d’un quelconque IME me faisait part de son constat de voir arriver aujourd’hui dans les institutions des jeunes présentant une « réactivité » liée au malaise social et non pas des troubles pathologiques ; une dose de l’idéologie de l’implication qui fait intérioriser par l’individu sa responsabilité dans sa situation d’exclu ; administrez la potion dans une louche de société de l’individualisme, de la peur et de la télésurveillance et vous aurez la sensation que cette inquiétude n’est peut-être pas vaine.

Un considérable savoir-faire empirique

41 Pourtant la PV me semble présenter une opportunité à saisir avant qu’il ne soit trop tard (J. Ion évoque la fin du travail social). Car les TS (tous métiers confondus) sont encore nombreux à croire en leur travail auprès des populations, même s’ils sont dans l’ombre des opportunistes peu scrupuleux. Et ils représentent une réelle force de savoirs et de compétences, s’ils savent les faire valoir, dont auraient bien besoin les nouvelles politiques publiques. Que l’on me permette une seule citation : « L’expérience montre que la forme de pensée des travailleurs sociaux appartient à la catégorie de l’intelligence pratique, de la pensée rationnelle-pratique. La raison en est que leur travail les oblige à une confrontation directe avec une réalité sociale qui n’a de sens que globale. De plus, sur le terrain, l’expérience ce révèle plus efficace que les discours abstraits. D’où, après quelques années, un considérable savoir-faire empirique qui contraste avec la quasi-impossibilité d’en parler autrement que sous la forme d’exemples concrets. […] Les travailleurs sociaux ne possèdent ni la théorie ni les concepts de leur pratique, même en leur for intérieur ils ne parviennent pas à verbaliser leur savoir-faire. Quant à leur rapport avec les théoriciens, c’est-à-dire les sociologues universitaires, les théories proposées rendent mal compte de la complexité des situations sociales et par ailleurs la relation se fait, quand elle existe, à sens unique, du praticien au praticien […].

42 Que demande-t-on, sur le terrain, aux travailleurs sociaux ? De gérer les dégâts sociaux et psychologiques d’une société qui ne les prend en compte que contrainte et forcée, et longtemps après coup. Leur implication personnelle est en général forte en raison de leur origine sociale qui, au moins en partie, fonde leur idéologie et leurs motivations, implication qui entraîne une identification aux usagers.

43 Les travailleurs sociaux sont porteurs à leur insu d’une expérience spécifique du social actuel dans toutes ses contradictions encore non théorisées ? Ils en savent à ce propos plus qu’ils ne peuvent en dire et qu’ils ne croient en savoir. Ce que je nomme leur troisième crise d’identité, celle sociale et idéologique liée à l’exercice de leur profession, représente d’une certaine manière le témoignage intériorisé des contradictions de notre société. S’il existait une pierre d’Amette permettant de déchiffrer cette crise d’identité, on posséderait là, j’en suis persuadé, une clef ouvrant à une meilleure compréhension des problèmes sociaux de l’époque. Quant à la connaissance de notre société, existe ainsi d’un côté un savoir sauvage, non verbalisé, non conscient, et de l’autre côté le discours des sociologues, des économistes… discours savant et relié à l’histoire de la discipline mais qui se développe en général assez loin du terrain, s’élaborant très souvent à partir d’une pratique de seconde main [1]. »

44 La PV, dans toutes ses composantes et dispositifs rattachés, offre le cadre législatif, réglementaire et technique, si on la prend « au pied de la lettre », aux conditions d’exercice auxquelles aspirent la majorité des TS. Encore faut-il en faire l’analyse critique, notamment des logiques sectorielles qu’elle accueille, et ne pas hésiter à renouveler l’approche du travail social.

45 La dispersion des métiers du social (rattachement, conventions collectives, cloisonnement des formations…) mérite d’être revue, de même que devrait être revisitée la catégorie floue de l’animation qui fait la part belle aux falsifications de toutes sortes.

46 La dépendance au politique issue de la décentralisation doit être remise en cause.

47 Il serait nécessaire de dépasser l’approche par trop techniciste de la production d’activités et de techniques de moins en moins opératoires sur le terrain qui fait beau jeu à la multiplication de nouvelles fonctions aux compétences indéfinies (médiateurs, correspondants de nuit…). Ceci en prenant en compte l’émancipation des enfants et adolescents d’aujourd’hui, mais aussi des familles, même si elle est souvent douloureuse, par un recentrage sur la fonction d’accompagnement des personnes et des groupes basée sur l’autonomie.

48 Ce pourrait être le tronc commun de la formation professionnelle de l’ensemble des métiers du social en valorisant l’analyse institutionnelle (alors qu’aujourd’hui dominent l’analyse des pratiques, l’étude de cas, la dynamique de groupe et la méthodologie de projet) en donnant plus de place à l’étude historique et sociologique du travail social et de l’éducation populaire, à l’analyse critique de leur évolution et de leur place aujourd’hui, à la lumière de l’expérience du terrain en articulation étroite avec une formation continue valorisant la recherche spontanée et son croisement avec la recherche théorique.

49 Les « quartiers » (en terme topographique) sont devenus des lieux de projection symbolique de l’angoisse et des questionnements de notre société (autour de la notion d’exclusion). La disparition de l’épouvantail (ou du mirage) du totalitarisme communiste et le peu de crédibilité de la menace intégriste nous renvoient à nous-mêmes. La grosse farce de la mondialisation ne masque pas qu’il faut se confronter sans illusions au mode de développement capitaliste (ce qui n’est pas une nouveauté pour beaucoup !). La question de la maîtrise collective des choix se pose peut-être plus crûment en donnant le sentiment d’une période décisive (M. Beaud parle du « basculement du monde »).

50 Aussi les questions de la démocratie et de la citoyenneté passent-elles au premier plan. Mais de quoi parle-t-on à travers des notions aussi larges et dont l’utilisation faite à tort et à travers favorise toutes les falsifications ?

51 […] Un processus démocratique concernant chaque membre de la communauté doit se mesurer aux possibilités effectives de participation du plus démuni de ses membres.

52 […] C’est dans cette dimension, qui concerne la société toute entière, que les TS ont une place et un rôle spécifiques à tenir plus que les « ingénieurs du social », s’ils dépassent leur tendance psycho-affective (issue de leur pratique basée sur le relationnel) au profit d’une approche psychosociale et institutionnelle.

53 À l’heure où se négocie la « nouvelle génération » des Contrats de ville, il est peut-être temps que les TS prennent le risque de la politique… de la ville.

Notes

  • [1]
    G. Mendel, L’Acte est une aventure, p. 356 et suiv.

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