Les joueurs et les Tartuffes
1 Une émission de télévision crée l’événement. La chaîne de télévision M6 enferme un groupe de jeunes gens dans un appartement reconstitué sur un studio, les filme nuit et jour et promet une forte récompense : une maison à partager par le binôme gagnant. La France se passionne, se divise. N’attendons pas la fin du suspense organisé. Le pari commercial est déjà gagné : la « petite » chaîne privée, rassemble des millions d’auditeurs, jeunes en majorité. Les publicitaires s’affolent, les concurrents s’énervent, les commentateurs critiquent : de Libération au Figaro, de l’Église catholique au psy de service.
2 Pourquoi en parler ? Parce que cet événement montre la place et la nature de la télévision. Parce que des discours « psy » s’en sont saisis.
3 La télévision, à grande publicité, a annoncé deux principes du « concept » (sic) de l’émission : d’abord un « reality show ». C’est la « réalité » qui va être filmée et montrée, réalité d’un groupe d’inconnus, réalité des couples qui vont se former, réalité du concours pour les finalistes. La deuxième annonce porte sur la permanence et la transparence de ce qui est vu. On va tout vous montrer ! Des caméras cachées filment et écoutent, même l’intimité, la toilette, la vie nocturne. Le téléspectateur, s’il devient internaute, pourra tout voir sur son écran. Ces deux principes conditionnent les réactions des commentateurs. Ils sont pourtant faux, tous les deux.
4 De quelle réalité s’agit-il ? Celle d’un jeu de rôles par des acteurs amateurs, choisis pour leurs talents d’expression et pour leur diversité. Le marketing sociologique exige « une bourgeoise », « un Beur » ou un « intello », « une Noire » ou une « terrienne »… Tous sympathiques, fortement sélectionnés et volontaires, testés sur leur photogénie devant une caméra. Ils savent qu’ils jouent en permanence et le montrent, tournés vers les miroirs sans tain. Certes le jeu, sans entracte, paraît mal payé, même en ajoutant les profits indirects (notoriété, embauche, professionnalisation) et un tribunal pourrait en juger ? Toutefois, pas d’acteurs involontaires surpris par une caméra, excepté l’acting-out : le « c’est qui qu’a pété ? » qui dévoile le hors champ visuel, ou le « vous êtes ma famille ! » d’une sortante, qui dévoile son stéréotype affectif.
5 Pas de réalité non plus dans la tâche du groupe, condamné à bavarder ou flirter, dans une ambiance de vacances oisives. Pas de réalité de la réclusion, la production fait passer des messages qui sont des commandes (« préparez un bal costumé ») et à tout instant un dispositif (« le confessionnal ») permet de s’adresser à l’extérieur, y compris au psychiatre de service.
6 Que voit-on ? Une sorte de feuilleton fauché, entre Mes souvenirs du Club Med et un Hélène et les garçons. La permanence, si elle existe (l’écran Internet se fait inerte – paradoxalement – « pour cause d’affluence » ! ?), reste confidentielle ou réservée aux abonnés payants. La transparence évidemment n’existe pas. Ce sont des arguments de vente, loin du panoptique de Bentham, utopie de notre modernité. On peut évaluer la portée politique ou morale des messages mais pourquoi s’émouvoir d’un divertissement télévisé, très en retrait des télévisions étrangères ? Sur une télé espagnole, des candidats d’un jeu, mangent des insectes répugnants contre de l’argent, d’autres affrontent des animaux phobogènes pour se déconditionner, les chaînes françaises ne sont pas en reste de confessions impudiques ou de jeux vulgaires.
7 La télévision fabrique du simulacre, comme le cinéma, cet art des fantômes, mais veut le rendre proche et familier. Elle est supposée immédiate, planétaire et villageoise à la fois. C’est faux, car sélectif et parfois mensonger (cf. le « massacre » de Timisoara ou la guerre « propre » du Golfe). C’est vrai, car la télé est déjà dans notre salle à manger ou notre chambre et nous exhibons notre intimité devant l’écran. Ici, une pseudo « intimité » se renverse, dévaginant notre propre loft et interprétant notre désir de rendre spectaculaire notre quotidien. Qui s’en offusquerait ? On sait que la réalité est plus cruelle, jouissive et ennuyeuse que ces images. Ni exhibition, ni voyeurisme mais de la télé !
8 Pourquoi ces tartufferies critiques ? Pourquoi les experts s’en mêlent-ils ? L’émission leur a tracé une place sur le plateau : une psychologue y parle du « symbole d’utérus » qu’incarne le loft (sic) ; le psychiatre, avec bon sens, de la « fusion d’un groupe » à ses débuts. « Nous sommes là, vous ne risquez rien ! » disent-ils, souriant à la caméra. Promotion des professions d’aide et manipulation réalitaire.
9 Pourquoi Gérard Miller, invité à commenter comme « psychanalyste » (3e chaîne, le 5 mai), promet-il d’un ton imprécatoire et scandalisé, des décompensations aux acteurs ? Rien moins que de se retrouver à l’hôpital Sainte-Anne ! Un interlocuteur pas impressionné (Beneix), lui rappelle qu’il propose lui-même une émission « dans le noir » où les caméras sont cachées ! La psychanalyse est-elle prédictive et comment juger des subjectivités inconscientes au travers d’un écran ? Miller est-il idiot ou hypocrite ? Croit-il au discours de la télévision ? Il joue lui aussi un rôle, assez convenu, de père- (sévère ?)-la-pudeur d’une Église cathodique. Ce faisant, le travail réel d’un psychanalyste – déchiffreur de rêves et d’actes manqués – est obscurci sinon disqualifié.
10 Ce « Soft Story », habité de champions célibataires, protégés par des psy armés de raisonnements, nous renvoie une image rêveuse de notre vie : le jeu (le fun), la réussite rapide, le sexe, l’argent, sont à notre portée, sans travail, sans effort. Pourquoi s’en priver ? Le public peut simplement se demander si ce n’est pas lui qui est enfermé dans ces représentations lénifiantes, versées par un biberon d’images.