Couverture de VSOC_193

Article de revue

Du partage d’expérience à la signature d’un manifeste sur l’exercice des droits

Les formes d’engagement dans la recherche citoyenne Capdroits

Pages 135 à 151

Notes

  • [1]
    Arnaud Béal, Stef Bonnot-Briey, Chantal Bruno, Sylvie Daniel, Benoît Eyraud, Guillaume François, Valérie Lemard, Céline Letailleur, Jacques Lequien, Bernard Meile, Isabel Perriot-Comte, Iuliia Taran, Stéphanie Wooley.
    Nous remercions les facilitateurs-chercheurs, les participants aux groupes locaux Capdroits et aux scènes de forum pour leurs contributions.
    https://confcap-capdroits.org/2018/06/06/manifeste-tou-te-s-vulnerables-tou-te-s-capables/
  • [2]
    Benoît Eyraud, Julie Minoc, Cécile Hanon (sous la direction de), Choisir et agir pour autrui ? Controverse autour de la convention de l’onu relative aux droits des personnes handicapées, Montrouge, Doin-John Libbey Eurotext, 2018.
  • [3]
    onu, Comité des droits des personnes handicapées, Observation générale n° 1, article 12, Reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité, 2014 ; Theresia Degener, « A new human rights model of disability », dans Valentina Della Fina, Rachele Cera, Giuseppe Palmisano (sous la direction de), The United Nations Convention on the Rights of Persons with Disabilities. A Commentary, Cham, Springer, 2017, p. 42-57.
  • [4]
    Paul S. Appelbaum, « Protecting the rights of persons with disabilities: A convention and its problems », Psychiatric Services, 67, 4, 2016, p. 366-368.
  • [5]
    Capdroits, Participation de personnes en situation de handicap à une recherche citoyenne. Retours sur le programme « Accompagner l’exercice des droits et liberté dans la citoyenneté » (à paraître).
  • [6]
    Benoît Eyraud, Sébastien Saetta, Iuliia Taran, Jean-Philippe Cobbaut, « La participation des personnes en situation de handicap au débat démocratique : retours sur une démarche collaborative autour de la cidph », Participations, 22, 3, 2018, p. 109-138.
  • [7]
    Capdroits, Participation…, op. cit.
  • [8]
    Howard S. Becker, « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, 11, 2006, p. 177-192 ; Marcel Jaeger, « L’implication des huc dans la recherche », Vie sociale, 20, 2017, p. 13-30.
  • [9]
    Laurent Thévenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.
  • [10]
    Michel Dinet, Michel Thierry, Conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale. Rapport du groupe de travail « Gouvernance des politiques de solidarité », 2012.
  • [11]
    Le collectif Contrast a été un regroupement de chercheurs académiques en sciences sociales ayant pour objet les recompositions des régulations dans le domaine de la santé mentale, https://contrastcollectif.wordpress.com/
  • [12]
    Wilma Boevink, « L’expertise d’expérience des usagers de la psychiatrie », dans Tim Greacen, Emmanuelle Jouet (sous la direction de), Pour des usagers de la psychiatrie acteurs de leur propre vie. Rétablissement, inclusion sociale, empowerment, Toulouse, érès, 2012, p. 85-102.
  • [13]
    Anne Gillet, Diane-Gabrielle Tremblay (sous la direction de), Les recherches partenariales et collaboratives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
  • [14]
    Ève Gardien, « Qu’apportent les savoirs expérientiels à la recherche en sciences humaines et sociales ? », Vie sociale, 20, 2017, p. 31-44.
  • [15]
    Baptiste Godrie, Marie Dos Santos, « Présentation : inégalités sociales, production des savoirs et de l’ignorance », Sociologie et sociétés, 49, 1, 2017, p. 7-31.
  • [16]
    « La reconnaissance des droits égaux pour toutes les personnes, sans discrimination aucune, constitue le fondement des sociétés respectueuses des droits de l’homme. De nombreuses situations de vie fragilisent la possibilité d’exercer ses droits, et les dispositions légales existantes et leur mise en pratique peuvent être facilitantes, ou au contraire faire obstacle à la participation des personnes à la vie de la société. Les mesures de tutelle, de curatelle, de soins sans consentement sont notamment des dispositions controversées qui sont destinées à protéger les personnes vulnérables, mais peuvent aussi conduire à des empiétements sur les droits. Un groupe de chercheurs, concernés par ces difficultés, constitué en trinôme, souhaite animer un débat sur ces questions et vous propose de participer à partir de vos analyses, de vos expériences, de vos histoires avec les droits. » https://confcap-capdroits.org/2017/01/03/appel-a-participation-groupes-locaux-2017/
  • [17]
    Les maisons d’accueil spécialisées (mas) et les foyers d’accueil médicalisés (fam) ont pour mission d’accueillir des adultes handicapés en situation de « grande dépendance », ayant besoin d’une aide humaine et technique permanente, proche et individualisée.
  • [18]
    Ce document énonçait notamment que « le partage est mené dans le respect de principes de confiance et de non-domination, prenant en considération les expériences et vécus très divers de toutes les personnes participant au projet. Toutes les personnes participant au projet Capdroits partagent au moins un but commun – faire entendre dans les espaces publics les voix des personnes en situation de handicap ou de vulnérabilité, dans toute leur diversité. Les réunions Capdroits à tous les niveaux sont un espace de confiance et de sécurité où tous les participants sont égaux et où leurs interventions ont toutes la même valeur. Tous les participants s’engagent à écouter respectueusement les uns et les autres, à être attentifs aux limitations des temps de parole, et à ne pas dévaloriser ou rejeter l’expérience vécue d’une autre personne. Les échanges et analyses menés dans Capdroits sont amenés à être publicisés. Fondée sur l’expérience, toute prise de parole peut relever de la confidentialité, que celle-ci soit demandée avant ou après la prise de parole ». Le travail d’analyse du groupe s’est fait par des demandes de thématisations (proposition de titres, de mots-clés pour chaque récit partagé), ainsi que par la mobilisation d’axes d’analyses standardisées (moments de décisions ou bifurcations ; place des différents acteurs impliqués ; rapport aux droits et lois concernés).
  • [19]
    Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris, Puf, 2000.
  • [20]
    Laurent Thévenot, L’action au pluriel…, op. cit.
  • [21]
    Dans certains groupes, cette étape de la retranscription n’a pas été littéralement possible, en raison d’enregistrements défectueux.
  • [22]
    Plusieurs groupes n’ont pas pris de nom, révélant dans une certaine mesure les limites de leur « faire groupe ».
  • [23]
    https://contrastcollectif.wordpress.com/2017/05/11/suite-au-1er-cine-forum-contrast-une-therapeutique-du-debat-sur-les-contraintes-en-sante-mentale/
  • [24]
    Conseil supérieur du travail social, Refonder le rapport aux personnes. « Merci de ne plus nous appeler usagers », 2015.
  • [25]
    http://www.liberation.fr/debats/2018/06/06/toutes-et-tous-vulnerables-toutes-et-tous-capables_1656820
  • [26]
    J. Ion, M. Péroni, Engagement public et exposition de la personne, La Tour--d’Aigues, Les éditions de l’Aube, 1997.
  • [27]
    Laurent Thévenot, L’action au pluriel…, op. cit.
  • [28]
    Ivana Marková, Dialogicité et représentations sociales, Paris, Puf, 2007.
  • [29]
    Chris Ansell, Alison Gash, « Collaborative governance in theory and practice », Journal of Public Administration Research and Theory, 18, 4, 2008, p. 543-571.

1Le manifeste « Toutes et tous vulnérables, toutes et tous capables ! [1] », publié le 6 juin 2018 dans le quotidien Libération, est issu d’une démarche de mise en forum de la convention de l’onu relative aux droits des personnes handicapées (cidph). Cette démarche a elle-même été inspirée par les interprétations de l’article 12 de la cidph, qui porte sur « la personnalité juridique » et « la capacité à exercer ses droits ». Le manifeste constitue une connaissance et une appropriation des débats et des droits suscités par cet article 12 et l’expression d’une interprétation collective, mais non consensuelle, de cet article. Quelques mots sur cette controverse que nous avons présentée par ailleurs [2] : le Comité des droits de la cidph et des organisations militantes, représentant notamment des usagers et survivants de la psychiatrie, demandent activement une abolition des mesures dites « de prise de décision substitutive (mesures de tutelle et curatelle, mesures de soins forcés) [3] » ; de nombreux professionnels, notamment des médecins et travailleurs sociaux, considèrent au contraire que ces mesures « de contrainte légale » sont indispensables pour un meilleur accès aux droits des personnes en situation de grande vulnérabilité, ou autrement dit, par le souci d’une solidarité envers le plus grand nombre [4]. Constatant que cette controverse était peu connue en France, et que peu de personnes directement concernées y étaient impliquées, « l’action innovante Capdroits » s’est donné comme objectif de favoriser la participation des personnes susceptibles d’être concernées par des mesures de contrainte légale en les accompagnant à transformer leur expérience en savoirs et expertise ; en cherchant à faire entendre et reconnaître cette expertise dans l’espace public ; en proposant ainsi un éclairage scientifique et citoyen aussi bien sur le fond que sur la forme des débats [5].

2Pour réaliser ces objectifs qui ont conduit à ce manifeste et à un livret de plaidoyer, nous avons développé une méthodologie de « mise en problème public de l’expérience » impliquant de nombreux facilitateurs-chercheurs et des participants à des groupes locaux de travail et à des espaces de forum. Alors que nous avons par ailleurs analysé la genèse [6] et la concrétisation de ce programme [7], nous souhaitons porter une attention particulière dans cet article sur la place prise par les pratiques de solidarité et les modalités d’engagement qui s’y sont développées et qui ont conduit à la publicisation du manifeste « Toutes et tous vulnérables, toutes et tous capables ! » et du livret de plaidoyer Pour un changement de regards et de pratiques.

3Quelles sont les modalités d’engagement et de solidarité à l’œuvre dans cette recherche citoyenne [8] ? Quels rôles ont joué les références aux droits et aux droits humains dans la réalisation de cette démarche ? Comment les personnes engagées ont-elles été ou se sont-elles exposées, et dans quelles solidarités se sont-elles engagées ?

4En revenant dans une première partie sur la genèse, la structuration et les modalités d’engagement dans la démarche Capdroits, puis en montrant comment ces engagements ont exposé les participations et permis diverses productions, nous montrerons que la référence aux droits est centrale mais non suffisante pour expliquer les différents régimes d’engagement [9] et ancrer les pratiques de solidarité [10]. Nous utilisons pour cela les analyses collectives menées pour préparer différentes présentations orales, se traduisant aussi bien par un travail d’échanges oraux que par la discussion de propositions écrites.

Genèse, structuration et modalités d’engagement dans la démarche : la place des droits, celle de la solidarité

5Dans cette première partie, nous analysons comment la référence aux droits a suscité un engagement dans une démarche de recherche citoyenne impliquant de fait des formes de solidarité, aussi bien relationnelle qu’institutionnelle, entre les différentes parties prenantes.

La référence aux droits humains

6La démarche de recherche citoyenne Capdroits a pour origine la découverte, à l’automne 2014, de l’observation générale n° 1 du Comité des droits de l’onu sur l’article 12 de la cidph. En proposant sur la base de la convention une interprétation nouvelle des normes internationales relatives à la capacité juridique, elle oblige à reconsidérer les travaux scientifiques relatifs à la capacité à consentir, et à interroger résolument ces derniers à partir d’un cadrage non seulement scientifique, mais aussi citoyen. Concrètement, cette découverte a conduit à l’élargissement du cadrage d’une conférence prévue, par le collectif Contrast [11], sur la capacité à consentir : il ne s’agissait plus seulement de faire connaître des travaux scientifiques anglo-saxons dans la communauté française de chercheurs, mais d’interroger les implications d’une convention internationale dans un cadre ouvert à des non-chercheurs. La sollicitation de psychiatres, de mandataires judiciaires, de juges, déjà amorcée dans les précédents événements du collectif Contrast, était alors systématisée à travers la mise en place d’un comité de suivi double, composé de scientifiques provenant du monde académique et de différents partenaires professionnels. En ouvrant un comité de suivi à des partenaires extérieurs au monde académique, l’invitation de représentants de personnes directement concernées s’est imposée parce que ces représentants étaient, de fait, quasiment les seuls experts de la cidph en France. Cette ouverture s’est faite concrètement avec le Conseil français des personnes handicapées pour les questions européennes (cfhe), identifié comme un acteur officiel dans le cadre du suivi de la cidph, et avec l’invitation de l’association Advocacy-France, dont la mobilisation autour de la cidph et l’article 12 se révélait ancienne. Plusieurs membres de l’association sont venus pour la première réunion du comité de pilotage (journal de terrain, copil, 30 juin), avec 25 personnes présentes (dont 10 chercheurs académiques du collectif Contrast ou experts dans le domaine, 6 personnes expertes d’expérience [12], et 10 personnes ayant une expertise professionnelle des relations de soin et de protection). Il a alors été décidé de la mise en place d’une « démarche collaborative » pour favoriser l’approfondissement de la controverse suscitée par l’article 12 de la cidph.

7L’engagement dans cette démarche collaborative a relevé d’enjeux hétérogènes pour les différents partenaires, les uns étant davantage impliqués au nom de leur militantisme autour de la cidph, les autres souhaitant précisément s’impliquer pour mieux en comprendre les implications, d’autres encore étant intéressés à mieux saisir son appropriation et sa réception dans le contexte français. La rencontre entre ces différentes « catégories » de parties prenantes, trop rares et trop souvent au niveau bilatéral, a été vécue comme « impressionnante » et parfois « intimidante » par des partenaires, le ressenti que cette rencontre se faisait « sur un pied d’égalité » (journal de terrain) étant notamment apprécié par tous. À la suite de « l’évaluation collaborative » de la conférence internationale Confcap2015 « Garantir les capacités civiles et juridiques des personnes en situation de vulnérabilité », le comité de suivi a proposé le projet « Accompagner l’exercice des droits et libertés dans la citoyenneté » (dit Capdroits).

Des acteurs institutionnels mobilisés dans une gouvernance « solidaire »

8Plusieurs membres du comité de suivi de la démarche collaborative se sont engagés dans l’élaboration de ce projet, puis sa gouvernance. Des personnes concernées – provenant principalement d’associations militantes relevant du monde du handicap (le délégué général du cfhe, ainsi que la responsable des affaires internationales de l’association Advocacy-France) –, quatre sociologues et un éthicien, membres du collectif Contrast, ainsi que deux professionnels de la relation d’aide sont plus particulièrement intervenus sur les moments d’échange et de relecture du projet. À des stades ultérieurs, les facilitateurs-chercheurs impliqués dans sa mise en œuvre ont participé à la finalisation du protocole d’intervention et à son adaptation. Des trois objectifs principaux du projet, deux sont directement issus des partenaires impliqués dans le comité de suivi. Le premier objectif, l’accompagnement à la participation, a été suscité par la présence d’une personne de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (cnsa), en phase avec les orientations générales de l’action publique de promouvoir la participation des personnes en situation de handicap [13]. Le deuxième objectif, promouvoir les savoirs provenant des personnes les plus directement concernées auprès de chercheurs académiques et de pouvoirs publics, a été fortement porté par des personnes directement concernées par le handicap. Le troisième objectif, porté par le collectif de chercheurs à l’initiative de la démarche, relève des enjeux scientifiques de production de connaissance académique.

9La méthodologie proposée a été développée dans le dialogue entre chercheurs académiques, puis a été mise en discussion avec les partenaires et les personnes amenées à la mettre en place. La mise en œuvre a été pilotée par une coordination composée de chercheurs académiques (3 personnes), des référents du cfhe (2 personnes), et d’une coordinatrice dédiée formée aux droits des personnes handicapées. La solidarité avec les partenaires présentant un handicap intellectuel s’est faite par l’élaboration de documents en langage facile à lire et à comprendre (« falc »).

Le recrutement des facilitateurs-chercheurs et la solidarité dans la réalisation des tâches

10Notre méthodologie de « mise en problème public de l’expérience » donne une place centrale à des facilitateurs-chercheurs réunis en trinôme. Une trentaine de facilitateurs-chercheurs se sont impliqués, dans des conditions « d’engagement » très diverses. Le travail à trois, impliquant une solidarité importante, a soulevé différents enjeux éthiques et d’exercice des droits.

11Le premier relève des formes juridiques d’implication des facilitateurs-chercheurs dans le projet. L’implication s’est faite à partir des sollicitations des différents partenaires et de la coordination du projet. Elle s’est faite parfois de manière explicitement contractuelle à travers des contrats de travail ; elle a pu se faire aussi par des mises à disposition, qui ont été quelquefois conventionnées et qui sont restées à l’état d’accord informel dans d’autres cas ; elle s’est faite également par l’implication à titre de « militant » ou de « citoyen ». Ces différences de reconnaissance juridique d’engagement des facilitateurs-chercheurs ont fait que de nombreuses questions ont dû être résolues au fil de la recherche. Une partie d’entre eux ont pu être rétribués pour un certain nombre de vacations par la recherche, d’autres intervenants au titre de l’implication partenariale de leur employeur, d’autres encore ont préféré intervenir en restant fidèles à leurs choix de militants et à leurs alliances. À plusieurs reprises, la question des « arrêts-maladies » a été source de difficultés, conduisant parfois par exemple à renoncer à participer à une scène de forum, par crainte de se mettre en porte-à-faux avec l’employeur, ou au contraire à assumer des vacations en tant que facilitateur-chercheur quand bien même on est en arrêt dans le cadre de son emploi principal.

12Un deuxième enjeu relève des modes de collaboration en trinôme. La constitution des trinômes a été difficile, se graduant entre des formes de « cooptation » et des formes de « collaboration » imposée. Sur proposition de la coordination, ou de facilitateurs qui souhaitaient travailler ensemble, cette constitution a été contrainte aussi bien par des raisons géographiques, de forme proposée, que de ressentis personnels. Certaines personnes sollicitées ont mis beaucoup de temps avant de donner une réponse. D’autres personnes se sont retirées au moment de la phase préparatoire du programme, voire au cœur de sa mise en œuvre. La cohabitation à l’intérieur des trinômes facilitateurs-chercheurs a soulevé également des questions très concrètes de règles communes à constituer, à l’intersection de règles professionnelles, civiques, ou même amicales. La délimitation de la charge de travail, ou la définition des règles de communication (emails, textos, réunions…), s’est souvent faite de manière informelle, ce qui a pu créer des malentendus et des formes d’envahissement. De nombreuses opérations, notamment pratiques, logistiques, relationnelles, à côté des opérations cognitives, ont été nécessaires à la mise en œuvre de la participation : organiser un focus-group, accompagner les personnes à venir, partager une expérience, l’écrire, l’analyser, utiliser des logiciels, lire un texte, le commenter, participer et intervenir à un colloque… Ces opérations n’ont pas été partagées de manière égale parmi tous les facilitateurs. Si nous avons essayé de symétriser les différentes tâches de « recherche », dans les faits, toutes n’ont pas été interchangeables et des inégalités ont persisté. Les charges du travail logistique et du travail d’écriture ont été de fait inégalement réparties, pour des raisons à la fois évidentes et complexes, mêlant statuts, compétences, formations, parcours de vie, temps disponible, matériels à disposition (ordinateur, téléphone, imprimante…)… Ces raisons peuvent s’analyser plus ou moins facilement, elles peuvent se dire dans certains contextes, mais pas forcément dans tous. Cette différenciation des tâches a été rendue possible souvent de façon naturelle par une solidarité entre les participants et les contributeurs, solidarité s’appuyant aussi sur des interconnaissances personnelles, « une unité de groupes » (journal de terrain). La différenciation des tâches a pu également parfois conduire à des tensions fortes, impliquant l’acceptation, plus ou moins explicitée, de certaines inégalités.

13Un troisième enjeu relève du cadre proposé de « croisement des savoirs » dans la « facilitation » des groupes locaux, sur la reconnaissance des savoirs expérientiels [14] et sur les répercussions en termes d’injustice épistémique [15]. Chaque facilitateur-chercheur pouvait intervenir à plusieurs titres. Le mélange de ces « casquettes », activité professionnelle d’accompagnement, usager, docteur en sciences sociales, militant, etc., s’est révélé à la fois une source de richesse, mais également de confusion. Est-ce que c’est aux professionnels d’assurer tout le travail d’accompagnement, alors qu’ils sont aussi engagés dans une perspective de production de connaissance ? Est-ce juste de signer de manière équivalente une production écrite alors que certains co-chercheurs y ont passé beaucoup plus de temps que d’autres ?

14Ces enjeux se sont posés à l’intérieur de chaque collectif de travail (les trinômes de facilitateurs-chercheurs, les coordinateurs du projet) et entre les différents groupes locaux. Si la gouvernance du projet a anticipé un certain nombre de ces questions en amont, d’autres ont trouvé leurs solutions, de manière informelle ou formalisée, tout au long de la démarche ; la poursuite du processus permet de faire surgir des éléments de contexte, des cadres juridiques, relationnels, des limites, permettant aux protagonistes de se repositionner : est-ce que je continue ? Est-ce que j’arrête ? Est-ce que je modifie mon engagement ? La discussion collective de ces enjeux a parfois été possible, parfois difficile : elle implique de se confronter à cette diversité des rôles et des langages utilisés entre tous les contributeurs et d’éviter alors la tentation d’inventer une novlangue, comme le dit un participant, qui s’imposerait à tous. Ce travail de recherche participatif a ainsi inlassablement posé des questions de gouvernance d’ordre éthique.

L’engagement des participants aux groupes locaux comme mise à l’épreuve d’une appartenance commune

15Un appel à participation envers des personnes sensibilisées aux questions de contraintes légales a été transmis majoritairement par l’intermédiaire des facilitateurs-chercheurs et des « partenaires--relais [16] », le plus souvent des intermédiaires « professionnels » relevant d’établissements sanitaires, sociaux ou médico-sociaux (un chrs, une mas, des hôpitaux publics [17]…), et plus rarement des intermédiaires représentant des associations d’usagers. Les professionnels des établissements ont parfois joué un rôle central dans le recrutement des contributeurs. Une difficulté de mobiliser, même en actionnant les réseaux respectifs de chacun, a pu être constatée.

16Une dizaine de groupes ont été ciblés (deux pour les situations de handicap psychosocial ; un pour les situations de handicap intellectuel ; un pour des personnes ayant un polyhandicap ; un pour des personnes privées de leur capacité juridique ; un pour les situations de fragilisation cognitive – type Alzheimer ; un pour des difficultés liées à l’autisme ; un pour les situations de handicap en prison ; un pour les situations de grande vulnérabilité). Le regroupement des participants (avec un objectif de 5 à 10 participants par groupe) s’est fait par un appel à participation évoquant le contexte de la proposition « Capdroits ». La participation des personnes en situation de handicap au processus de mise en forums ne prévoyait pas de rémunération spécifique. Des principes de consentement et de non-domination ont été énoncés aux premières rencontres [18]. L’enjeu du recueil des consentements s’est posé de manière particulière, surtout pour les personnes en protection « tutélaire » ou « curatélaire », notamment du fait des imprécisions de la loi pour laquelle la participation de personnes en protection à la recherche se limite au domaine médical.

17Parmi les personnes qui se sont impliquées dans ces groupes locaux et la mise en problème public de leur expérience, peu sont celles qui ont participé à toutes les étapes, mais peu également sont celles qui se sont complètement repliées. Un travail d’élaboration, d’introjection, d’ingurgitation, qui prend du temps, qui fait traverser et vivre des émotions complexes, épaisses, se fait en dehors des scènes publiques de participations, se fait parfois même malgré soi. L’engagement semble donner une continuité aux à-coups et aux ruptures qui scandent l’exposition publique. C’est une solidarité par une forme d’appartenance commune qui semble alors à l’œuvre, qui ne se caractérise pas tant par la plénitude d’une co-présence participative, mais par la possibilité de s’approprier, d’investir un espace disponible, un espace commun structuré par la possibilité même de l’absence [19].

18Ainsi, les différentes modalités institutionnelles de participation, mais aussi les différentes dimensions personnelles et interpersonnelles d’engagement se sont faites en écho avec une réflexion sur les droits humains des personnes handicapées. Cet écho a rapidement soulevé des questions très concrètes dont les implications en termes de droits sont complexes, dans le sens où chaque personne est traversée par différents statuts juridiques et différentes formes d’engagement de soi dont les articulations ne sont pas facilement explicitables [20]. Si les différentes modalités d’engagement dans la démarche se sont faites par l’interpellation de la référence aux droits humains, si ces modalités d’engagement ont été conditionnées par des pratiques de solidarité concrète, leur réalisation a fait ressortir également les difficultés de respect des droits à l’intérieur même de ces pratiques de solidarité, et la nécessité d’une vigilance éthique et institutionnelle pour tendre vers ce respect.

Expositions et productions engagées pour un exercice des droits humains

19L’engagement dans la démarche, à travers la participation à sa coordination, à des groupes locaux de partages d’expérience, à des séminaires, conférences, et d’autres scènes de forum, a conduit à un certain nombre d’expositions et de productions. Celles-ci se sont nouées aussi bien comme expression d’un processus de participation et analyses croisées des partages d’expérience sur les questions d’exercice des droits. Nous revenons dans cette seconde partie sur ces expositions et ces productions en mettant en perspective ce qu’elles ont cherché à engager en termes de représentation et d’exercice des droits.

Exposition des personnes et production collective des groupes

20Le moment inaugural d’exposition dans la mise en œuvre de la démarche est celui du partage d’expérience en groupe local. Les ateliers de partage d’expérience en groupes locaux Capdroits ont eu une même consigne de départ : «Pouvez-vous nous raconter une situation de vie au cours de laquelle vous avez été en difficulté dans l’exercice de vos droits, et au cours de laquelle l’intervention apportée a été insuffisante ou excessive ? » Chaque participant s’est exposé en racontant une expérience, qui a été ensuite analysée collectivement par le groupe. Il a été discuté ce qui doit « rester confidentiel » aux échanges du groupe, et ce qui peut être exprimé dans des espaces publics de forum. La question de la mise en commun, voire l’anonymisation des situations ont posé parfois difficulté après l’intensité des analyses des situations partagées et quelquefois un accouchement individuel difficile. Sans être forcément opposés, des points de vue divergents sont apparus, notamment sur des issues alternatives aux situations exposées.

21Les récits partagés ont été retranscrits [21] pour que les personnes puissent se les approprier. Ce passage à l’écrit qui devait permettre à chaque participant de se réapproprier l’expérience partagée, de réaffirmer son accord pour une publicisation possible, a été aussi un moment d’exposition de soi-même. Dans certains groupes, cette étape a permis effectivement la réaffirmation d’un souhait de partage collectif. Ce passage à l’écrit a posé difficulté dans le cas d’autres groupes locaux (« Chercheurs français sensibilisés au handicap », « Lille communication ») où certains participants ne disposaient pas de compétence de lecture.

22La thématisation des récits, menés en groupes et facilités par les facilitateurs-chercheurs, a donné lieu à des productions d’expertise présentées « publiquement », le plus souvent sous la forme d’un diaporama.

23La préparation de l’énonciation publique s’est faite avec des techniques classiques : préparation du support de communication avec un titre ; identification de ce qui fait problème socialement (l’excès ou l’insuffisance de l’intervention ; la fragilisation de l’exercice des droits ; la place des différents acteurs) ; « Qui sommes-nous ? Choix du nom pour le groupe » : « les Feydeliens », « le Club des 5 », « le Groupe de chercheurs français sensibilisés au handicap », « Capdroits Bordeaux », « Paris Descartes » [22].

Ce que produit l’exposition publique : tensions, conflits, dialogues

24Les premières analyses collectives des groupes Capdroits ont été présentées lors de séminaires de recherche, dont le format était pensé comme « sécurisant » car ces séminaires prévoyaient une participation limitée de la part du public. Certaines séances ont eu lieu en formation restreinte avec un trinôme facilitateur et les personnes concernées engagées dans le projet. D’autres espaces ont été pensés pour faire se rencontrer plusieurs groupes en séminaire scientifique. D’autres scènes de forum ont encore été proposées (ciné-forum, émission de radio, congrès de médecins psychiatres, congrès d’infirmiers, comité d’éthique…), conduisant à chaque fois à des formes d’exposition particulière des personnes. La première scène de forum, à travers l’organisation d’un ciné-forum dans le centre culturel d’un hôpital psychiatrique, a immédiatement fait ressortir les enjeux d’une telle exposition publique, les tensions que cela peut susciter, les asymétries que cela peut reproduire ou réduire. Les extraits d’un compte-rendu publié après-coup sur le blog du collectif Contrast témoignent de cette prise de conscience :

25

« Onze invités : dont Céline, Nadji, Fabienne, Gabriel, Élisa, Caroline, Olivier, Céline, Catherine, Yannick. Cinq invités professionnels, juge des tutelles, psychiatre, assistante sociale de psychiatrie, et mandataires judiciaires à la protection des majeurs ; six invités au titre de leur participation à un groupe Capdroits et de leur expérience de l’exercice des droits en situation de fragilisation pour des raisons de santé mentale. Toutes les invitées professionnelles se trouvent être des femmes. Tous les invités du groupe Capdroits sont des hommes, sauf Élisa, qui est aussi la plus jeune intervenante au débat, 19 ans, indiquera-t-elle en se présentant.
À la fin du film, Roman, psychiatre, co-organisateur et modérateur, propose aux invités de venir sur l’estrade. Les professionnels montent spontanément ; les invités Capdroits attendent qu’on leur propose de monter ; Nadji et Olivier restent en retrait, n’ayant pas compris qu’il leur revenait également de monter. Pendant les repérages, l’après-midi, ils avaient décidé que oui, les intervenants seraient sur une estrade, sous le feu des projecteurs.
Roman se présente au public, et demande à chacun de se présenter. Les professionnels présents énoncent leur profession. Pour la plupart, les intervenants du groupe Capdroits disent leur appartenance à ce groupe, et aussi leur âge. Dire une identité sur scène. Présentations civiles. Profession pour les uns. Âge pour les autres. Continuum ou barrière entre la vie nue et la vie instituée […] [23]. »

26Comment s’autoriser à prendre place ? À prendre la parole ? Comment produire de la symétrisation quand l’identité « professionnelle » répond à une identité « biologique » ? Comment dire la violence que l’autre représente sans être violent ?

27Pour répondre à ces questions, l’objectif de dialogue a été mis au centre des productions de la démarche Capdroits. D’abord à l’occasion de la Confcap2017 « Les droits des personnes à l’épreuve des contraintes légales » à laquelle tous les groupes locaux Capdroits ont été invités à participer, ainsi que d’autres professionnels, chercheurs académiques, personnes en situation de handicap, militants français et internationaux. Au cours de cette conférence scientifique et citoyenne de trois jours, des ateliers de dialogue ont été organisés avec les mêmes principes d’une animation en triple regard que dans les groupes Capdroits, mais aussi avec une composition des ateliers respectant des expertises de provenances différentes, répondant toutes au même format de présentation. Ce dialogue a parfois été difficile, certains professionnels ayant l’impression notamment que la démarche pouvait conduire à mettre « dos-à-dos » les professionnels et les usagers. Il a permis cependant que de nombreux participants s’engagent dans des productions scientifiques et citoyennes.

La production engagée d’un « manifeste » et d’un « plaidoyer »

28À la suite des ateliers de dialogue menés au cours de la Confcap2017, les analyses ont été capitalisées et synthétisées. La question s’est alors posée de leur impact public et une réflexion a été menée, aussi bien au niveau de la coordination de la démarche que du comité de suivi. La décision de publier un manifeste et un livret de plaidoyer s’est construite progressivement entre l’automne 2017 et le mois de février 2018. Il a fallu répondre aux questions sur le positionnement de la démarche : revient-il à un programme initialement porté par des chercheurs de développer un manifeste ou un plaidoyer ? Cela ne risque-t-il pas de faire renoncer à la distanciation nécessaire à la production de connaissances ?

29Cet enjeu avait été discuté rapidement lors de l’élaboration du programme Capdroits, puis a été actualisé au moment du développement de scènes de forum, dans des discussions menées en interne à la coordination Capdroits, et au cours de réunions du comité de suivi. La discussion a été posée au sein du comité de suivi de la démarche en septembre 2017 (25 personnes présentes, dont 8 chercheurs académiques, 6 usagers-chercheurs Capdroits, 3 praticiens ou représentants de praticiens), en soulevant des objectifs de la mise en dialogue. Il a été souligné l’importance de plusieurs objectifs pratiques, la discussion portant notamment sur la différence de termes entre « recommandations » et « plaidoyer ». Pour certains, le fait que les personnes qui se sont engagées dans le projet Capdroits l’ont fait « pour faire changer les choses » (facilitateur-chercheur usager d’un groupe local) nécessitait forcément un résultat écrit. Une autre voix (représentante d’une association d’employeurs) défendait l’idée de « recommandations », celles-ci devant être entendues non seulement « auprès des gouvernements, des acteurs sociaux, mais aussi de nous-mêmes ». Cette première discussion a permis de trouver un consensus sur l’idée d’une « publication scientifique et citoyenne ».

30Le manifeste commun Confcap-Capdroits a été élaboré de manière indissociable en langue argumentative complexe, destiné à être publié sous forme de tribune dans un quotidien national, et en langue facile, inspirée des règles du français « falc », version destinée à être affichée.

31L’écriture et la signature du livret de plaidoyer et du manifeste ont suscité de vives discussions : différents professionnels ont pointé les risques d’une approche trop « libérale » menaçant de détruire l’accès aux droits des personnes plutôt que l’améliorer. Pour autant, des usagers facilitateurs ont marqué l’importance de maintenir une exigence d’autonomie et d’émancipation forte. Certains facilitateurs n’ont pas souhaité signer le manifeste, notamment en raison du fait qu’il ne serait pas adapté à tous les types de handicap ; d’autres partenaires ont refusé de signer au nom de leur position sociale (juge, rapporteur ministériel…). Pour certains, signer représentait un compromis avec les autres parties prenantes présentes mais également la reconnaissance de différents points de vue et de vécu, et un espoir d’être entendus.

32La version en langue facile, élaborée plus tard en tant que « traduction » de la version complète du manifeste, a suscité un grand intérêt parmi les participants et rédacteurs qui retrouvaient le concentré du message avec une version plus légère, mais elle a subi des critiques, notamment de la part des professionnels, comme présentant par son langage une approche réductrice, peu nuancée et trop radicale des problématiques liées au respect de la capacité juridique des personnes.

33Après différentes discussions, la coordination du projet a proposé que ce manifeste soit signé aussi bien à titre d’expertise qu’à un autre titre d’expérience, afin d’éviter de risque de réduire les personnes les plus directement concernées à une position d’usager [24]. Autrement dit, que le savoir reconnu par des titres sociaux (enseignant-chercheur, psychiatre, assistante sociale, mandataire judiciaire…) s’accompagne d’une référence à une expérience, directe ou indirecte, de vulnérabilité dans l’exercice des droits (usager, proche, amie, citoyen interpellé…). La participation à Capdroits était mise en avant par les contributeurs signataires comme une forme d’expertise. Là encore, la proposition a été fortement débattue, des personnes de la coordination pouvant considérer qu’il s’agissait d’une demande trop intrusive. Il a finalement été convenu qu’il s’agit d’une proposition dont pouvaient ou non se saisir les signataires.

34Le manifeste « Toutes et tous vulnérables ! Toutes et tous capables ! Pour un changement de regard et de pratiques » a finalement été signé par 150 personnes ayant participé à des espaces de forum Capdroits, dont une vingtaine de personnes morales, y compris les grandes associations nationales comme apf France Handicap, unapei, unafam. Si de nombreux participants aux groupes locaux ont signé, tous ne l’ont pas fait, principalement en raison de la difficulté logistique de revenir vers eux. Il a été publié dans Libération [25].

35Parallèlement, le livret de plaidoyer déclinant les constats et les orientations synthétisés par ce manifeste a été remis, lors d’une rencontre scientifique et citoyenne, à des députés de l’Assemblée nationale, puis à la rapporteure de la mission interministérielle sur la réforme de la protection des majeurs, Anne Caron-Déglise, ainsi qu’à Catalina Devandas, rapporteure spéciale de l’onu sur les droits des personnes handicapées, lors de sa venue à Marseille en juillet 2018.

36Ces rencontres ont été parfois particulièrement malmenantes. L’un(e) d’entre nous dit ainsi que la rencontre à l’Assemblée nationale a été d’une grande violence, « incorporée », qu’il a fallu « du temps et du soutien amical pour ne plus être triste » de ce qu’elle a vécu d’abord comme « une mascarade institutionnelle » et qui, « avec du recul », est ressenti comme un sacré culot collectif.

37L’engagement des personnes impliquées dans des productions collectives à la suite des débats suscités sur les scènes de forum a permis de mieux comprendre et dépasser les asymétries d’exposition et de valorisation des productions dans l’espace public. Il a permis de faire ressortir l’importance de faire place aux savoirs issus de l’expérience du handicap, et des difficultés qu’implique une telle place. La dénonciation des injustices vécues par les personnes en situation de handicap, au nom notamment du respect des droits humains, est, à un moment donné, considérée comme accusatrice par un certain nombre d’acteurs sociaux. Afin de prendre en compte cette conflictualité, la référence formelle aux droits ne semble pas suffisante, mais nécessite de s’inscrire dans un engagement, entendu comme dépassement des places qui organisent statutairement la vie sociale, rendant possible un dialogue entre différents types de positions et savoirs.

Conclusion : l’engagement pour exercer la solidarité instituée par les droits

38À partir de l’expérience de la démarche Capdroits, nous avons cherché dans cet article à « articuler » l’enjeu de « la solidarité par l’engagement » et celui de « la solidarité par les droits ».

Les limites d’une solidarité par les droits

39Les engagements dans la démarche ont d’abord fait ressortir les limites d’une solidarité par les droits, dans le sens où les « statuts » que les droits organisent, s’ils peuvent être protecteurs, sont aussi sources de stigmatisation ou de hiérarchie, ce qui peut se révéler injuste. La démarche a permis très concrètement de faire ressortir les limites de cette solidarité à travers toutes les difficultés « administratives » et « identitaires » posées par le croisement des savoirs et leur mise en dialogue.

40Parallèlement, la participation à la démarche Capdroits a souligné combien la solidarité implique des formes multidimensionnelles d’engagement, non seulement « professionnel » ou « expert », mais également dans différentes dimensions plus intimes de l’expérience, qui sont exposées dans leur collectivisation, dans leur publicisation. Comme Jacques Ion et Michel Péroni l’ont souligné dans des analyses pionnières, l’engagement est une forme « d’exposition de soi dans l’espace public [26] », et celui-ci a un coût, aussi bien émotionnel, relationnel, que professionnel. Les solidarités de groupes sont apparues dès lors aussi bien comme une condition et une réponse à cette exposition, en rendant possible pour les personnes de passer d’un régime d’engagement à un autre [27]. Cette solidarité de fait vécue au sein des groupes et des trinômes a permis de faire face à ces coûts et de prolonger, ou d’interrompre, de suspendre l’engagement. Celui-ci se fait toujours déjà à travers des interconnaissances, des « pratiques de care », qui rendent possible une production commune qui peut porter l’expérience au-delà même des événements partagés, lui permettant de s’inscrire socialement. Cela s’est traduit par l’écriture de ce manifeste qui est la vitrine d’un engagement collectif véhiculant une conception solidaire de la société.

La solidarité au risque du dialogue

41L’engagement dans le projet Capdroits a été également marqué par le fait de participer à un dialogue. Si le dialogue a été un principe de la démarche Capdroits, permettant et invitant à penser le monde du point de vue de l’autre [28], participant à la construction de représentations communes, dans la pratique ce principe s’est confronté à la réalité des rapports sociaux. À plusieurs reprises, cette mise en dialogue a été soumise constamment à une tension et aux risques de le voir se transformer en monologue. Dialoguer avec l’autre n’a pas toujours été possible autour de cette question des enjeux de la privation de la capacité juridique. Ainsi, l’engagement dans ce dialogue a été mis en tension par le caractère polémique des droits des personnes handicapées. L’engagement dans ce projet a pu aussi créer des tensions et des ruptures de liens sociaux et de solidarité. En effet, nous avons pu observer à plusieurs reprises que le dialogue pouvait laisser place au monologue dans lequel l’autre et son point de vue n’étaient plus reconnus, provoquant des tensions, des conflits, voire des ruptures de solidarité.

42Mais l’appréhension transversale et participative de l’exercice des droits a conduit à prendre en compte une diversité de positions expérientielles, au regard notamment de types de handicap vécu, mais aussi au titre de positions statutaires et/ou professionnelles dans l’espace social. Cela a conduit à développer ce qui est devenue une gouvernance collaborative [29].

43L’implication en amont dans la conception du projet des personnes directement concernées par le handicap ou une restriction de la capacité juridique, leur forte implication par la suite et une organisation en trinôme ont permis d’atteindre l’objectif du projet de croiser les savoirs expérientiels (permettant de prendre en compte les vécus concrets) avec les savoirs professionnels (permettant de prendre en compte l’accumulation de savoir-faire) et les savoirs scientifiques (favorisant une prise de distance), et une maïeutique des savoirs situés. Ce croisement de savoirs a permis aux parties prenantes impliquées dans la mise en œuvre de la cidph de mieux se connaître, engendrant au passage plus d’aisance dans les relations, un respect mutuel et des formes de solidarité. Cette solidarité a permis le renforcement des capacités des membres des groupes d’exprimer leurs souhaits et de mettre en action des droits : certains ont appris à accéder à l’information, d’autres à exposer et argumenter les besoins. Des aménagements de mesures de protection, des directives anticipées, des soins ont pu être concrètement initiés voire menés à bien.

Les droits humains comme point d’appui à une solidarité d’engagement

44Indéniablement, les droits humains constituent une puissante ressource pour aider à cette prise en compte. Chaque partage de vécu a permis de dynamiser un substrat de droits latents qui par résonnnce permet la diffusion des préoccupations plus générales de la cidph. Le dialogue a pu également souligner l’importance des nuances dans les manières de se représenter les droits humains des personnes handicapées, notamment au regard de la question de l’abolition des systèmes de prise de décision substitutive, et les alternatives et évolutions possibles à l’avenir.

Notes

  • [1]
    Arnaud Béal, Stef Bonnot-Briey, Chantal Bruno, Sylvie Daniel, Benoît Eyraud, Guillaume François, Valérie Lemard, Céline Letailleur, Jacques Lequien, Bernard Meile, Isabel Perriot-Comte, Iuliia Taran, Stéphanie Wooley.
    Nous remercions les facilitateurs-chercheurs, les participants aux groupes locaux Capdroits et aux scènes de forum pour leurs contributions.
    https://confcap-capdroits.org/2018/06/06/manifeste-tou-te-s-vulnerables-tou-te-s-capables/
  • [2]
    Benoît Eyraud, Julie Minoc, Cécile Hanon (sous la direction de), Choisir et agir pour autrui ? Controverse autour de la convention de l’onu relative aux droits des personnes handicapées, Montrouge, Doin-John Libbey Eurotext, 2018.
  • [3]
    onu, Comité des droits des personnes handicapées, Observation générale n° 1, article 12, Reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité, 2014 ; Theresia Degener, « A new human rights model of disability », dans Valentina Della Fina, Rachele Cera, Giuseppe Palmisano (sous la direction de), The United Nations Convention on the Rights of Persons with Disabilities. A Commentary, Cham, Springer, 2017, p. 42-57.
  • [4]
    Paul S. Appelbaum, « Protecting the rights of persons with disabilities: A convention and its problems », Psychiatric Services, 67, 4, 2016, p. 366-368.
  • [5]
    Capdroits, Participation de personnes en situation de handicap à une recherche citoyenne. Retours sur le programme « Accompagner l’exercice des droits et liberté dans la citoyenneté » (à paraître).
  • [6]
    Benoît Eyraud, Sébastien Saetta, Iuliia Taran, Jean-Philippe Cobbaut, « La participation des personnes en situation de handicap au débat démocratique : retours sur une démarche collaborative autour de la cidph », Participations, 22, 3, 2018, p. 109-138.
  • [7]
    Capdroits, Participation…, op. cit.
  • [8]
    Howard S. Becker, « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, 11, 2006, p. 177-192 ; Marcel Jaeger, « L’implication des huc dans la recherche », Vie sociale, 20, 2017, p. 13-30.
  • [9]
    Laurent Thévenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.
  • [10]
    Michel Dinet, Michel Thierry, Conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale. Rapport du groupe de travail « Gouvernance des politiques de solidarité », 2012.
  • [11]
    Le collectif Contrast a été un regroupement de chercheurs académiques en sciences sociales ayant pour objet les recompositions des régulations dans le domaine de la santé mentale, https://contrastcollectif.wordpress.com/
  • [12]
    Wilma Boevink, « L’expertise d’expérience des usagers de la psychiatrie », dans Tim Greacen, Emmanuelle Jouet (sous la direction de), Pour des usagers de la psychiatrie acteurs de leur propre vie. Rétablissement, inclusion sociale, empowerment, Toulouse, érès, 2012, p. 85-102.
  • [13]
    Anne Gillet, Diane-Gabrielle Tremblay (sous la direction de), Les recherches partenariales et collaboratives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
  • [14]
    Ève Gardien, « Qu’apportent les savoirs expérientiels à la recherche en sciences humaines et sociales ? », Vie sociale, 20, 2017, p. 31-44.
  • [15]
    Baptiste Godrie, Marie Dos Santos, « Présentation : inégalités sociales, production des savoirs et de l’ignorance », Sociologie et sociétés, 49, 1, 2017, p. 7-31.
  • [16]
    « La reconnaissance des droits égaux pour toutes les personnes, sans discrimination aucune, constitue le fondement des sociétés respectueuses des droits de l’homme. De nombreuses situations de vie fragilisent la possibilité d’exercer ses droits, et les dispositions légales existantes et leur mise en pratique peuvent être facilitantes, ou au contraire faire obstacle à la participation des personnes à la vie de la société. Les mesures de tutelle, de curatelle, de soins sans consentement sont notamment des dispositions controversées qui sont destinées à protéger les personnes vulnérables, mais peuvent aussi conduire à des empiétements sur les droits. Un groupe de chercheurs, concernés par ces difficultés, constitué en trinôme, souhaite animer un débat sur ces questions et vous propose de participer à partir de vos analyses, de vos expériences, de vos histoires avec les droits. » https://confcap-capdroits.org/2017/01/03/appel-a-participation-groupes-locaux-2017/
  • [17]
    Les maisons d’accueil spécialisées (mas) et les foyers d’accueil médicalisés (fam) ont pour mission d’accueillir des adultes handicapés en situation de « grande dépendance », ayant besoin d’une aide humaine et technique permanente, proche et individualisée.
  • [18]
    Ce document énonçait notamment que « le partage est mené dans le respect de principes de confiance et de non-domination, prenant en considération les expériences et vécus très divers de toutes les personnes participant au projet. Toutes les personnes participant au projet Capdroits partagent au moins un but commun – faire entendre dans les espaces publics les voix des personnes en situation de handicap ou de vulnérabilité, dans toute leur diversité. Les réunions Capdroits à tous les niveaux sont un espace de confiance et de sécurité où tous les participants sont égaux et où leurs interventions ont toutes la même valeur. Tous les participants s’engagent à écouter respectueusement les uns et les autres, à être attentifs aux limitations des temps de parole, et à ne pas dévaloriser ou rejeter l’expérience vécue d’une autre personne. Les échanges et analyses menés dans Capdroits sont amenés à être publicisés. Fondée sur l’expérience, toute prise de parole peut relever de la confidentialité, que celle-ci soit demandée avant ou après la prise de parole ». Le travail d’analyse du groupe s’est fait par des demandes de thématisations (proposition de titres, de mots-clés pour chaque récit partagé), ainsi que par la mobilisation d’axes d’analyses standardisées (moments de décisions ou bifurcations ; place des différents acteurs impliqués ; rapport aux droits et lois concernés).
  • [19]
    Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris, Puf, 2000.
  • [20]
    Laurent Thévenot, L’action au pluriel…, op. cit.
  • [21]
    Dans certains groupes, cette étape de la retranscription n’a pas été littéralement possible, en raison d’enregistrements défectueux.
  • [22]
    Plusieurs groupes n’ont pas pris de nom, révélant dans une certaine mesure les limites de leur « faire groupe ».
  • [23]
    https://contrastcollectif.wordpress.com/2017/05/11/suite-au-1er-cine-forum-contrast-une-therapeutique-du-debat-sur-les-contraintes-en-sante-mentale/
  • [24]
    Conseil supérieur du travail social, Refonder le rapport aux personnes. « Merci de ne plus nous appeler usagers », 2015.
  • [25]
    http://www.liberation.fr/debats/2018/06/06/toutes-et-tous-vulnerables-toutes-et-tous-capables_1656820
  • [26]
    J. Ion, M. Péroni, Engagement public et exposition de la personne, La Tour--d’Aigues, Les éditions de l’Aube, 1997.
  • [27]
    Laurent Thévenot, L’action au pluriel…, op. cit.
  • [28]
    Ivana Marková, Dialogicité et représentations sociales, Paris, Puf, 2007.
  • [29]
    Chris Ansell, Alison Gash, « Collaborative governance in theory and practice », Journal of Public Administration Research and Theory, 18, 4, 2008, p. 543-571.
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