Couverture de VSOC_183

Article de revue

Chercheuse et/ou militante ? Une expérience de la recherche au sein du programme « Un chez-soi d’abord »

Pages 201 à 210

Notes

  • [1]
    Marss (Mouvement et action pour le rétablissement sanitaire et social) est une équipe mobile psychiatrie-précarité depuis 2005. Le modèle d’intervention est inspiré à la fois d’une équipe de rue de la ville de New Haven soutenue par une équipe de recherche de Yale (Yale Program for Recovery and Community Health) et d’une approche mise en place par des acteurs de la réduction des risques à Marseille (asud, Bus 31/32, Médecins du Monde et Tipi). Voir http://www.marssmarseille.eu/activites-de-soins/equipe-de-rue
  • [2]
    Benjamin Freedman, « Equipoise and the ethics of clinical research », The New England Journal of Medicine, 317(3), 1987, p. 141-145.
  • [3]
    Benjamin Henwood, Marybeth Shinn et alii, « Examining provider perspectives within Housing First and traditional programs », American Journal of Psychiatric Rehabilitation, 16(4), octobre-décembre 2013, p. 262-274.
  • [4]
    Josep Maria Haro, José Luis Ayuso-Mateos et alii, « Roadmap for mental health research in Europe », International Journal of Methods in Psychiatric Research, 23 janvier 2014, suppl. 1, p. 1-14.
  • [5]
    Jacques Postel, Claude Quétel, Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 2012.
  • [6]
    Len Doyal, « Informed consent in medical research. Journals should not publish research to which patients have not given fully informed consent–with three exceptions », bmj , 314, 1997, p. 1107-1111.
  • [7]
    Marvin Zelen, « A new design for randomized clinical trials », The New England Journal of Medicine, 300, 1979, p. 1242-1245.
  • [8]
    Abhijit V. Banerjee, Esther Duflo, « The experimental approach to development economics », Annual Review of Economics, Annual Reviews, 1(1), 2009, p. 151-178.
  • [9]
    Amartya Sen, Development as Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1999.
  • [10]
    M6/ = 6e mois d’inclusion.
  • [11]
    Mirjam Sprangers, Carolyn Schwartz, « Integrating response shift into health-related quality of life research : A theoretical model », Social Science & Medicine, 48(11), juin 1999, p. 1507-1515.

1 Sympathisante des mouvements « squat » depuis mon adolescence, psychiatre pour l’équipe de rue de l’aphm (Marseille) et chercheuse pour le volet quantitatif du programme Housing First, je vais tenter de rendre compte de ma trajectoire « initiatique » autour de cette recherche tout à fait particulière que constitue le programme « Un chez-soi d’abord ». Au tout début, l’idée de conduire une recherche pour montrer que « si on donne des logements aux sdf ils ne sont plus sdf » m’apparaissait complètement absurde. C’était un truisme pour la convaincue du droit au logement que je suis. Évidemment, les personnes iraient mieux, auraient une meilleure qualité de vie, un meilleur rétablissement, mourraient moins, consommeraient moins si elles étaient dans un logement. Et pour la psychiatre admiratrice des mouvements recovery alors peu développés en France, l’appui d’une équipe ambulatoire à domicile constituerait évidemment une opportunité supplémentaire, pour les accompagnés comme pour le système de santé mentale. Des « évidences », basées sur des convictions. L’histoire de Sam Tsemberis, qui obtint l’adhésion d’une administration conservatrice, celle des États-Unis de Georges Bush Jr, au programme progressiste qu’est Housing First en démontrant son coût--efficacité m’a éclairée sur les enjeux et l’intérêt de la politique basée sur la preuve (evidence based policy), un genre de plaidoyer documenté sur des bases « dures », en l’occurrence scientifiques, en faveur de changements dans les politiques publiques. Entre mon background scientifique et mon goût pour l’innovation, j’ai vu là une occasion de participer à la lutte contre un phénomène duquel je n’étais, depuis ma position de psychiatre, qu’une spectatrice indignée.

Être sur le terrain : un obstacle par rapport à la posture de chercheur ou un atout pour la mise en forme d’une recherche interventionnelle ?

2 Le pragmatisme assumé de l’équipe marss[1], qui avait déjà ouvert des lieux de vie, ainsi que son tropisme pour la recherche, avec une activité permanente sur ce plan et l’embauche d’un anthropologue, cadraient très bien avec « la science des solutions » dont la recherche interventionnelle se réclame. En effet, le premier point saillant de l’évaluation du programme est d’être d’emblée dirigée vers l’expérimentation d’une solution, contrairement aux enquêtes épidémiologiques classiques qui se penchent sur les problèmes : par exemple une enquête sur les déterminants de l’accès au logement.

3 En étant des acteurs ayant une bonne connaissance du terrain et désireux d’agir, Vincent Girard, alors médecin responsable de l’équipe marss, et moi-même étions bien placés pour adapter au mieux le protocole, le cahier des charges et l’intervention aux réalités des personnes concernées. Mais en tant qu’acteurs militants et impliqués, arpentant les rues de Marseille à la rencontre des personnes et adressant celles que nous suivions vers l’étude, notre regard était loin d’être neutre, et à ce titre, la mise en place d’une recherche « objective » commençait à prendre du sens. En effet, les rencontres effectuées autour du « rapport sur la santé des personnes sans chez-soi » et lors des discussions autour de l’implantation du programme m’avaient révélé la grande perplexité des professionnels, voire de l’opinion publique sur la capacité à « habiter directement » d’un sdf, a fortiori atteint de troubles psychiques.

4 Or, ce qui justifie de faire des essais cliniques plutôt que de décider d’emblée qu’un dispositif fonctionne, c’est justement ce qu’on appelle le principe d’ambivalence, ou principe « equipoise [2] ». C’est le fait de ne pas savoir d’emblée si le dispositif « marche » ou « ne marche pas ». Devant des opinions divergentes, donc en cas d’ambivalence, le plan d’étude des essais est justement conçu pour temporiser l’effet des croyances des uns et des autres sur les résultats (avec des effectifs suffisants, un groupe contrôle créé aléatoirement de manière à garantir sa comparabilité par rapport au groupe expérimental et des paramètres de résultats bien définis à l’avance).

5 Dans la réalité des essais cliniques classiques, les médecins qui lancent tel ou tel type de projet sont peu ambivalents. La croyance des médecins promoteurs du « Chez-soi d’abord » et des personnes concernées était finalement à ce titre plutôt conventionnelle, et le design de la recherche serait aidant pour contrôler les biais et introduire des données concrètes à la réflexion.

Le choix controversé d’un essai randomisé

6 L’équipe de recherche constituée autour de l’équipe marss et du laboratoire de santé publique EA329, s’inspirant des études menées aux États-Unis et au Canada, a choisi de mener l’étude sous la forme d’un essai randomisé, car cette méthode constitue un « gold standard », une méthode de référence dans la recherche biomédicale. À l’heure actuelle, c’est elle qui permet d’établir le plus haut niveau de preuve [3], car elle permet de contrôler un maximum d’erreurs de jugement (les fameux « biais »), et qui est à la base de la médecine basée sur les preuves (l’evidence based medicine), qui propose de fonder les pratiques médicales sur les meilleures données de la science.

7 Le fait de conduire cette évaluation selon une méthode objective allait plus loin que répondre au caractère potentiellement polémique de l’étude. Cela participait aussi d’une volonté de développement de la recherche en psychiatrie. La réticence de la psychiatrie française à l’évaluation de ses pratiques est pointée dans plusieurs rapports, comme Road for Mental Research for Europe[4] et même la 4e de couverture de notre livre-référence d’histoire de la psychiatrie (le « Postel et Quetel [5] ») se fait l’écho de ce rapport compliqué à la chose scientifique : « Jamais science – mais la psychiatrie en est-elle une ? – ne s’est autant cherchée… » Aujourd’hui, l’aspiration à la normalisation de la psychiatrie en tant que discipline médicale, à son évaluation scientifique, est à la fois une demande des usagers et ex-usagers, et d’un corps grandissant de praticiens-chercheurs comme les professeurs Anne Fagot-Largeault ou Bruno Falissard. Les promoteurs de l’étude s’inscrivent dans cette revendication, là aussi ancrée dans des valeurs.

8 La mise en place d’un essai contrôlé randomisé autour d’une étude interventionnelle en psychiatrie, le premier de ce type en France, a suscité un certain nombre de controverses sur le terrain. On pourrait presque dire que le débat autour de la randomisation s’est très vite substitué à celui autour de l’accès direct au logement et aux soins orientés vers le rétablissement, et que l’opposition des professionnels médicaux et sociaux au programme dans son ensemble s’est cristallisée autour de cette question.

9 Ce que nous avons constaté en pratique concernant la randomisation, et qui est paradoxal, c’est que ce sont finalement l’information et le consentement éclairé qui ont été à l’origine du vécu de « perte de chance » de la personne « qui ouvre la mauvaise enveloppe », puisque au cours de cette étape préliminaire à toute la recherche, les chercheurs explicitent le contenu des deux possibilités comparées et le ratio 1/1, c’est-à-dire le fait que chaque numéro d’inclusion est associé soit à « Un chez-soi d’abord », c’est-à-dire l’accès direct au logement avec un accompagnement individualisé, soit à « offres habituelles », c’est-à-dire que la personne poursuit son parcours comme d’habitude, avec les équipes de suivi déjà en place et les services classiques. Pourquoi dès lors prodiguer cette information ? Les spécialistes de l’éthique sont unanimes à ce sujet : une information claire, donnée par un praticien responsable, et un consentement éclairé, donné par un patient volontaire, apparaissent comme base de la recherche dès les débuts de la bioéthique en 1947. Procéder à une quelconque expérimentation en l’absence de consentement reviendrait à traiter le sujet humain en tant qu’objet et à violer le principe de respect de la personne, et une libéralisation de cette exigence pourrait mener à des abus [6]. Le consentement éclairé a un sens fort, il manifeste l’autonomie du sujet à disposer librement de son corps. Il n’empêche que ce point, censé protégé les personnes, leur fait courir le plus de risques, et entre en conflit avec le principe de bienfaisance : primum non nocere, qui pousserait à augmenter les avantages et à réduire les torts (et donc à invisibiliser la procédure et l’attribution aléatoire). Autrement dit, la question s’est posée à l’équipe de recherche en ces termes : faut-il affirmer le principe d’autonomie, l’exercice de la liberté du sujet par l’expression de sa volonté de manière éclairée, ou opter pour un certain paternalisme au regard de la situation de vulnérabilité que celui-ci présente ? Compte tenu de l’exigence d’autonomie dans le paradigme du rétablissement, nous avons opté pour la vraie délivrance d’un consentement éclairé, sans pour autant avoir la conscience tout à fait tranquille. « Jouer le jeu » d’un essai clinique randomisé nous a permis d’avoir des données solides, et je suis aujourd’hui consciente de la valeur de tout ce que nous avons recueilli, et des biais évités par ce procédé. Je suis particulièrement reconnaissante à tous les usagers qui ont subi cette randomisation, et consciente que celle-ci a été une étape marquante dans leur vie. Ces limites éthiques encouragent à chercher d’autres méthodes plus adaptées, car finalement la randomisation telle que nous la connaissons est un progrès plutôt récent dans l’histoire de la recherche clinique, et n’en constitue probablement qu’une étape. Pour de futures études de ce type, nous examinons des solutions alternatives, comme : le Zelen design [7], qui consiste à donner une information tronquée ne portant que sur le bras d’attribution et permet ainsi d’éviter les ressentis négatifs de manipulation et de pallier des biais constatés, comme l’effet « John Henry » décrit pour des individus qui, sachant qu’ils sont dans le groupe témoin, vont démultiplier leurs efforts dans un esprit de « défier le sort » ; ou le fait de randomiser des sites plutôt que des individus, comme cela se fait dans les expérimentations sociales [8], mais qui pose le problème épineux de la comparabilité des contextes et des équipes.

L’apport de l’essai randomisé à l’évaluation d’une politique publique

10 L’usage d’un essai randomisé pour évaluer une politique publique pose plusieurs questions, et nécessite de connaître l’instrument ainsi que ses limites. La première est le réductionnisme inhérent à la quantification des phénomènes, et aux approches hypothético-déductives. Un essai clinique revient à extraire artificiellement du contexte une population testée et une population témoin « homogènes et comparables », une intervention bien définie, et un indicateur de résultat principal objectif et mesurable, à une certaine échéance. Ses conclusions ne sont en aucun cas extrapolables à d’autres populations/interventions/indicateurs/temporalités. Des effets positifs à court terme sur certains résultats peuvent tout à fait masquer des effets négatifs à plus long terme sur ces mêmes résultats, ou sur d’autres résultats, ou encore à des niveaux structurels. Les essais cliniques ne renseignent pas non plus les trajectoires individuelles et les dynamiques collectives, autant d’angles morts qui rendent la recherche qualitative indispensable. La seconde limite est en continuité de la première et constitue une précaution par rapport à l’objectivité du dispositif : bien sûr le niveau du questionnement et les choix réalisés sur les paramètres de l’essai en amont de celui-ci ne sont pas neutres.

Des politiques basées à la fois sur des preuves et sur des valeurs : Evidence based et Value based policy

11 Ce point est particulièrement sensible compte tenu de la place « du politique » dans le projet. En effet, en France, contrairement aux États-Unis ou au Canada, le programme ainsi que l’idée de l’expérimentation (et donc la recherche associée) ont été fortement soutenus par l’État, tout d’abord par l’intermédiaire du ministère de la Santé, puis de la dihal. Le contexte actuel de technicisation de la décision politique et de rationalisation des dépenses participe évidemment à rendre ce type de recherche intéressante aux yeux des décideurs publics, parce qu’elle produit des chiffres simples et clairs, et même des données économiques. Tout se passe comme si la décision politique était suspendue au travail du scientifique, et donc sortait du champ du politique, ce que nous avons pu constater lorsque les cabinets ministériels se sont succédé sous des couleurs différentes, tout comme les maires et autres instances locales ont changé sans que le programme soit remis en question. Pour autant, ce programme est-il apolitique ? Je dirais tout d’abord que les choix qu’il porte en termes de justice sociale sont tout sauf apolitiques.

Justice sociale et approche par les capabilités

L’approche par les capabilités d’Amartya Sen innerve fortement l’approche « Un chez-soi d’abord » sur le plan de la justice sociale. Le Prix Nobel d’économie préconise en effet une approche orientée non pas vers les ressources mais vers les solutions, dirigeant l’action des pouvoirs publics sur la manière dont les personnes peuvent s’aider elles-mêmes, se soutenir mutuellement, et influencer le monde [9]. Une approche par les capabilités met l’accent sur l’augmentation du pouvoir d’agir des individus pour être agents du changement, et ce dans leurs propres termes, à la fois au niveau individuel et collectif. Elle requiert pour ce faire l’amélioration des conditions par lesquelles les individus sont libres de choisir des conditions et stratégies de vie pour eux et les autres. En ce sens, l’approche rétablissement ressemble à une application à la santé mentale de l’approche par les capabilités, et c’est tout naturellement que l’approche proposée par l’accès direct à un logement, remettant au centre le choix de la personne, et l’offre de soins orientés vers le rétablissement se sont liées dès le début d’Housing First à New York.

12 Ensuite, le programme étant construit pour accompagner l’implantation et promouvoir le logement d’abord et les soins orientés autour du rétablissement, notre posture initiale était proactive et politique, bien que la nécessité d’étudier l’efficacité de ce dispositif de la manière la plus scientifique possible soit à la fois un engagement vis-à-vis des décideurs et une manière d’ouverture au réel à la place de l’idéologie, une possibilité de « se laisser surprendre par les résultats ». Enfin, le pouvoir reste à la puissance publique, à laquelle incombe la décision finale de poursuivre, arrêter, généraliser en dépit ou à l’appui des résultats et d’autres éléments spécifiquement politiques comme l’opinion, l’état des finances publiques et bien d’autres.

13 Les chercheurs militants « de terrain » n’étaient pas la seule entité de l’équipe de recherche. Celle-ci, placée sous la direction du Pr Pascal Auquier, était aussi composée de chercheurs venant de domaines divers et rompus au respect de la méthodologie. Leur préoccupation n’était pas d’influencer les politiques publiques mais de conduire un essai au plus près des exigences du protocole. Aussi les liens entre le laboratoire de santé publique et les décideurs ont parfois été houleux. L’un des aspects marquants de cette connexion inhabituelle entre scientifiques et politiques a été le télescopage de temporalités très différentes. Les scientifiques sont tenus à une grande prudence, ils produisent des résultats stabilisés, après avoir réalisé des contrôles de cohérence et des tests statistiques de manière à éliminer d’autres types de biais : par exemple, ils réalisent des analyses complexes pour pouvoir comparer les résultats « toutes choses égales par ailleurs », de manière à ne pas tirer de conclusions trop hâtives et négliger un paramètre qui entraînerait de la confusion et expliquerait mieux le résultat que l’intervention en elle-même ; ou ils appliquent des algorithmes pour mesurer et contrôler l’impact des non-réponses (les données manquantes). Ces analyses, ces vérifications sont longues et ingrates. Les bonnes pratiques statistiques font qu’elles doivent être limitées car plus on multiplie les analyses statistiques, plus le risque de conclure à tort est important. Le politique, lui, a besoin de résultats à des moments-clés évidemment différents des temps longs de la recherche, et ne s’encombre pas de précautions d’analyses. Ainsi, après des tensions inhérentes à la défense politique du maintien du programme, ou encore lors de son examen budgétaire, nous avons été pris entre les deux postures : celle de chercheur, qui veille à la qualité de son essai ; et celle d’acteur politique, en mesure d’influencer une politique de logement et de soin. Ces dilemmes ont touché à des degrés divers chaque membre de l’équipe de recherche, en fonction de sa perception, de son rôle en tant que chercheur, et en tant qu’acteur politique. Finalement, l’équipe s’occupant de l’essai (équipe quantitative) a choisi de réaliser des extractions intermédiaires qui n’étaient pas prévues dans le protocole. Fait marquant, ce sont ces résultats contrôlés mais intermédiaires qui ont permis de décider de la pérennisation, puis d’une montée en puissance du dispositif à l’échelle nationale, montrant que les valeurs du logement d’abord étaient finalement, plus que les résultats définitifs de l’essai, à l’origine de l’inscription dans la loi.

Réductionnisme ?

14 Les résultats définitifs sur les critères de logement ont tout de même consolidé la plupart des résultats préliminaires, et montré que le programme est une solution efficace et efficiente pour lutter contre le sans-abrisme des personnes qui ont des troubles psychiques. En effet, l’accès au logement personnel est à la fois plus rapide et plus important dans le groupe « Un chez-soi d’abord » que dans le groupe « offres habituelles ». Les individus du groupe « Un chez-soi d’abord » occupent de façon stable leur logement, et ne séjournent qu’à titre exceptionnel (1 ou 2 jours dans les six derniers mois) dans les structures d’hébergement d’urgence ou de stabilisation. Une différence sur l’occupation d’un logement personnel apparaît dès M6 [10], statistiquement significative, qui se maintient à tous les temps jusqu’à M24. Cette occupation du logement permet une réduction importante des nuits passées à l’hôpital, ou dans d’autres structures. Dans le bras « Un chez-soi d’abord », il convient d’ajouter au temps passé chez soi le temps moyen passé à l’hôpital et le temps passé éventuellement en prison, périodes pendant lesquelles l’individu du bras « Un chez-soi d’abord » déclare ne pas être dans son logement, mais pendant lesquelles il a bien un logement, qu’il réintègre à la sortie. Si on considère ces périodes comme étant des périodes transitoires, et en considérant l’individu comme ayant un logement indépendant avant, pendant et après ces périodes, alors les participants du groupe « Un chez-soi d’abord » occupent plus de 161 jours sur 180 (90 %) leur logement personnel au cours des six derniers mois de l’essai. Globalement, la situation s’améliore aussi dans le groupe témoin avec une baisse progressive du temps passé à la rue ou en hébergement d’urgence, et une augmentation du temps passé dans des chrs ou autres structures spécialisées pour les sdf (lhss ou résidences accueil). Le temps passé à l’hôpital ou chez des proches reste globalement identique dans le groupe « offres habituelles ». Toutefois, on observe qu’au cours du suivi, les individus du bras « offres habituelles » voient leur temps passé dans un logement personnel augmenter : d’une quinzaine de jours à M6, la durée passée dans un logement personnel passe à 46 jours à M24. Les différences de recours entre les deux groupes aux différents temps de suivi sont statistiquement significatives (p < 0,05).

15 D’autres résultats nous ont permis d’affiner certaines conclusions sur l’efficacité : par exemple, ce n’est pas tant le nombre d’hospitalisation qui diffère entre le groupe « Un chez-soi d’abord » et le groupe « offres habituelles » au terme du suivi (34 % contre 28 %, diff. non significative), mais la durée d’hospitalisation, qui passe de 93 jours à 36 jours (p < 0,001). Une des hypothèses avancées est celle d’un suivi attentif, entraînant des hospitalisations justifiées mais ne se prolongeant pas plus que nécessaire. Le statut de l’hospitalisation en France est particulier, et c’est aussi « rentrer dans le droit commun » que d’être hospitalisé « comme tout le monde ». C’est cette baisse radicale des durées d’hospitalisation qui influence le plus les paramètres de coûts : 70 % des coûts évités par le programme sont liés au recours aux hospitalisations psychiatriques. In fine, la totalité du coût du programme « Un chez-soi d’abord » est compensée par les coûts évités, dus à ce moindre recours au système de soin, mais aussi à un moindre recours au système (médico-)social.

16 En dehors de ces paramètres objectifs, nous avons retenu comme critère d’efficacité l’augmentation du rétablissement, du bien-être, comme étant à la fois des mesures fiables aux propriétés psychométriques bien validées et se rapprochant des capabilities et de l’approche d’Amartya Sen. La réflexion sur ce point se poursuit aujourd’hui à l’échelle européenne dans le cadre du programme Home-eu qui réunit neuf pays autour de l’évaluation de Housing First, et c’est ainsi que notre équipe teste actuellement de nouveaux outils, dont des échelles de choix, d’empowerment et… de capabilités. Les résultats sur le plan de ces paramètres subjectifs ont tout d’abord montré une amélioration rapide et statistiquement significative – qualité de vie, rétablissement et symptômes – entre les deux bras, avec une forte augmentation dans le groupe « Un chez-soi d’abord » et une augmentation moins rapide dans le groupe témoin. L’écart constaté sur ces échelles se réduit progressivement, et au total, peu de paramètres restent significatifs à M24, même si l’écart est maintenu parmi la sous-population des personnes considérées comme schizophrènes.

17 Ces tendances en termes de qualité de vie et de rétablissement sont utilement éclairées par la notion de response shift. En effet, l’adaptation à un nouvel environnement (physique comme l’accès à un chez-soi) ou à une nouvelle condition de santé (comme une maladie) se traduit par de nouveaux horizons et de nouveaux repères auxquels on ancre l’évaluation de sa qualité de vie, et cela explique la difficulté à donner du sens aux valeurs brutes de cette évaluation. Schwartz et Sprangers ont défini cette notion sous le nom de response shift, mettant en évidence le changement du sens dans le temps que donne l’individu à sa qualité de vie lors d’auto--évaluations [11]. Ce response shift correspond à plusieurs phénomènes : tout d’abord un changement des normes intérieures par l’intégration de nouveaux standards, ensuite par une modification de la hiérarchisation des priorités de l’individu, et enfin même une modification de ce que la notion veut dire pour l’individu, du concept même.

18 Enfin, certains résultats ont amené beaucoup de complexité. Par exemple, sur le plan des addictions. Dans le programme français, les personnes souffrant d’addiction montrent les mêmes résultats que celles qui n’en souffrent pas au niveau de l’accès et du maintien en logement, ou des paramètres subjectifs, ce qui est satisfaisant, d’autant plus que leurs parcours sont plus dégradés en amont (plus de temps à la rue, moins de maintien dans les structures). En revanche, les résultats montrent une augmentation de la consommation d’alcool pour les participants du groupe « Un chez soi d’abord », ou un maintien au moins aussi important dans la dépendance à l’alcool et aux substances. Le programme met en avant le choix de la personne, et n’impose pas de conditions vis-à-vis des substances, et donc les éventuelles abstinences ou les baisses de consommation dans le programme sont liées aux seules décisions de la personne, quand on peut être moins catégorique pour celles observées dans l’autre bras, où les personnes hébergées en foyers ou lieux de vie collectifs doivent se soumettre à des règles de vie impliquant très souvent des contrôles ou prohibitions de consommation. La motivation personnelle est l’aspect le plus important du changement, particulièrement documenté en addictologie, ce qui pose par exemple la question du temps de recueil pour cet indicateur. Mais au-delà, la question de l’efficacité de l’intervention sur les addictions est posée. Aurait-il fallu adapter le programme pour les personnes qui souffrent d’addiction ? Est-ce que les équipes avaient une culture addictologique suffisante ? Quels services mieux adaptés reste-t-il à développer, dont le « Un chez-soi » pourrait devenir le groupe témoin ?

19 Quant à la question : est-ce que ce type de résultat invalide l’accès au logement ? Pas si on considère que celui-ci est un droit, et que le programme offre des garanties à ce niveau. Cependant, ces résultats invitent à ouvrir des champs de réflexion, et dans ce sens, l’équipe de recherche, en lien avec l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (ofdt), a obtenu un budget pour confirmer et approfondir les analyses sur les addictions, qui sont particulièrement complexes car elles contiennent plus de données manquantes que les autres, et pour récolter des données qualitatives qui éclaireront mieux cette question. Ce pan de la recherche a déjà aussi eu des retombées sur la composition des équipes « Un chez-soi d’abord » actuelles et futures, puisque la dihal a matérialisé dans la circulaire ad hoc cette problématique en rendant obligatoire l’embauche d’un addictologue dans l’équipe, là où le cahier des charges initial parlait simplement d’un spécialiste de la réduction des risques.

En conclusion

20 J’espère avoir montré, d’une part, que l’emploi de méthodes scientifiques quantitatives, rationnelles et techniques ne dispense pas d’une approche ancrée dans les valeurs ni ne fait l’économie de la complexité. La vision que j’avais avant l’essai était plus simpliste que celle que l’essai m’a permis d’avoir, si « réductionniste » soit-il. L’emploi de telles méthodes ne dispense pas non plus d’une approche politique basée sur des valeurs (value based). Ni pour le politique, ni même pour le scientifique qui gagne à être conscient de son socle idéologique.


Mots-clés éditeurs : Housing First, épistémologie pratique, éthique, méthodologie de recherche

Date de mise en ligne : 04/02/2019.

https://doi.org/10.3917/vsoc.183.0201

Notes

  • [1]
    Marss (Mouvement et action pour le rétablissement sanitaire et social) est une équipe mobile psychiatrie-précarité depuis 2005. Le modèle d’intervention est inspiré à la fois d’une équipe de rue de la ville de New Haven soutenue par une équipe de recherche de Yale (Yale Program for Recovery and Community Health) et d’une approche mise en place par des acteurs de la réduction des risques à Marseille (asud, Bus 31/32, Médecins du Monde et Tipi). Voir http://www.marssmarseille.eu/activites-de-soins/equipe-de-rue
  • [2]
    Benjamin Freedman, « Equipoise and the ethics of clinical research », The New England Journal of Medicine, 317(3), 1987, p. 141-145.
  • [3]
    Benjamin Henwood, Marybeth Shinn et alii, « Examining provider perspectives within Housing First and traditional programs », American Journal of Psychiatric Rehabilitation, 16(4), octobre-décembre 2013, p. 262-274.
  • [4]
    Josep Maria Haro, José Luis Ayuso-Mateos et alii, « Roadmap for mental health research in Europe », International Journal of Methods in Psychiatric Research, 23 janvier 2014, suppl. 1, p. 1-14.
  • [5]
    Jacques Postel, Claude Quétel, Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 2012.
  • [6]
    Len Doyal, « Informed consent in medical research. Journals should not publish research to which patients have not given fully informed consent–with three exceptions », bmj , 314, 1997, p. 1107-1111.
  • [7]
    Marvin Zelen, « A new design for randomized clinical trials », The New England Journal of Medicine, 300, 1979, p. 1242-1245.
  • [8]
    Abhijit V. Banerjee, Esther Duflo, « The experimental approach to development economics », Annual Review of Economics, Annual Reviews, 1(1), 2009, p. 151-178.
  • [9]
    Amartya Sen, Development as Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1999.
  • [10]
    M6/ = 6e mois d’inclusion.
  • [11]
    Mirjam Sprangers, Carolyn Schwartz, « Integrating response shift into health-related quality of life research : A theoretical model », Social Science & Medicine, 48(11), juin 1999, p. 1507-1515.
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