Couverture de VSOC_174

Article de revue

L’implication des huc (Habitants-usagers-citoyens) dans la recherche

Pages 11 à 29

Notes

  • [1]
    Michel Bassand, « La métropolisation et ses acteurs », dans Christophe Jaccoud, Martin Schuler, Michel Bassand (sous la direction de), Raisons et déraisons de la ville, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1996 ; voir aussi Michel Bassand et coll., Vivre et créer l’espace public, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2001.
  • [2]
    csts, Refonder le rapport aux personnes. « Merci de ne plus nous appeler usagers », février 2015.
  • [3]
    Le « droit des gens » est une traduction du latin jus gentium (gens, gentis, signifiant « nation », « peuple »), qui désigne les droits accordés aux étrangers. Cette expression a été reprise en ce sens par les traducteurs du Projet de paix perpétuelle de Kant. Le traducteur de John Rawls, Bertrand Guillarme, en a fait une utilisation extensive.
  • [4]
    Cf. Pierre Sansot, Les gens de peu (1993), Philippe Labro, Les gens (2010), Dorothy Smith, Une sociologie « pour les gens » ? (2011), Anne Gotman, Ce que fait la religion aux gens (2013)…
  • [5]
    Marcel Jaeger, « À propos des recherches partenariales en travail social : démarches de consensus et épistémologie du dissensus », dans Anne Gillet et Diane-Gabrielle Tremblay (sous la direction de), Les recherches partenariales et collaboratives, Rennes, pur, 2017, p. 273-287.
  • [6]
    Cf. Jean-Marie Barbier et coll. (sous la direction de), Encyclopédie de la formation, Paris, Puf, 2009.
  • [7]
    Mario Roy et Paul Prévost, « La recherche-action : origines, caractéristiques et implications de son utilisation dans les sciences de la gestion », Recherches qualitatives, 32(2), 2013, p. 131 et 132.
  • [8]
    Bérangère Storup, La recherche participative comme mode de production des savoirs, Fondation Sciences citoyennes, 2012, p. 26.
  • [9]
    Expression créée par Alan Irwin, Citizen Science: A Study of People, Expertise and Sustainable Development, Londres et New York, Routledge, 1995.
  • [10]
    Avis du comets. Les « sciences citoyennes, cnrs, 25 juin 2015 : http://www.cnrs.fr/comets/IMG/pdf/comets-avis-sciences_citoyennes-25_juin_2015.pdf
  • [11]
    François Houllier et Jean-Baptiste Merilhou-Goudard, Les sciences participatives en France. État des lieux, bonnes pratiques et recommandations, rapport élaboré à la demande des ministres en charge de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, février 2016.
  • [12]
    France Stratégie, Séminaire Parole d’experts, pourquoi faire ? Comment l’action publique mobilise-t-elle l’expertise ?, note d’information, 24 juillet 2017.
  • [13]
    Catherine Tourette-Turgis, L’éducation thérapeutique du patient. La maladie comme occasion d’apprentissage, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2015, p. 20.
  • [14]
    Instruction dgs/mc4/dgos/r4/dgcs/sgm n° 2012-110 du 20 mars 2012 relative au Plan psychiatrie et santé mentale 2011-2015, Bulletin officiel Santé. Protection sociale. Solidarité, n° 2012/4, 15 mai 2012, p. 405-406 (je souligne).
  • [15]
    Dominique Paturel (sous la direction de), Recherche en travail social : les approches participatives, Nîmes, Champ social, 2014.
  • [16]
    Ludivine Damay, Benjamin Denis et Denis Duez (sous la direction de), Savoirs experts et profanes dans la construction des problèmes publics, Bruxelles, Publication des facultés universitaires Saint-Louis, 2011.
  • [17]
    Debra Lampshire, « Experte d’expérience », dans Tim Greacen et Emmanuelle Jouet (sous la direction de), Pour des usagers de la psychiatrie acteurs de leur propre vie. Rétablissement, inclusion sociale, empowerment, Toulouse, érès, 2012, p. 23 sq.
  • [18]
    Anne-Laure Donskoy, « Recherche usagère », dans Ève Gardien (sous la direction de), Des innovations sociales par et pour les personnes en situation de handicap, Toulouse, érès, 2012, p. 215 sq.
  • [19]
    www.collectif-soif.fr.
  • [20]
    Haut Conseil du travail social, La participation des personnes accompagnées aux instances de gouvernance et à la formation des travailleurs sociaux, juillet 2017.
  • [21]
    Pierrine Robin, Sylvie Delcroix et Marie-Pierre Mackiewicz, Des jeunes sortant de la Protection de l’enfance font des recherches sur leur monde : une recherche par les pairs sur la transition à l’âge adulte au sortir de la Protection de l’enfance, Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les transformations des pratiques éducatives et sociales (lirtes), université Paris Est-Créteil, 2014.
  • [22]
    Cf. Claire Héber-Suffrin, Les savoirs, la réciprocité et le citoyen, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
  • [23]
    Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social.
  • [24]
    David Engel et Frank Munger, Le droit à l’inclusion. Droit et identité dans les récits de vie des personnes handicapées aux États-Unis, Paris, Éditions de l’ehess, 2017, p. 34.
  • [25]
    Ibid., p. 110.
  • [26]
    Paul Morin, Jeanne Demoulin et Fabienne Lagueux (sous la direction de), Nos savoirs, notre milieu de vie. Le savoir d’usage des locataires hlm familles, Québec, Presses de l’université du Québec, 2017, p. 9.
  • [27]
    Ibid., p. 74-75.
  • [28]
    David Engel et Frank Munger, op. cit., p. 27.
  • [29]
    Ibid., p. 109.
  • [30]
    Ibid., p. 100.
  • [31]
    Ibid., p. 113.

1 Le titre appelle deux explications préalables. Tout d’abord, le sigle huc : promoteur de cette formule, le sociologue suisse Michel Bassand a mis en avant, dès 1996, l’interdépendance de trois figures des personnes concernées par l’action sociale : les habitants qui tendent à s’approprier l’espace urbain ; les usagers qui se définissent par l’utilisation de services publics ; les citoyens dès lors qu’ils s’impliquent dans la vie sociale et dans la gestion urbaine [1]. Cette innovation sémantique a le mérite de montrer la complexité des systèmes d’appellation et de la catégorisation des personnes, d’autant qu’elle permet d’englober tant les usagers du système de santé, les personnes accompagnées au titre d’une situation de handicap, de pauvreté, que les personnes concernées par un cadre de vie problématique. Elle tient compte aussi d’une pluralité de positionnements des acteurs, certains se traduisant par une dépendance à l’égard de dispositifs d’aide et d’accompagnement, d’autres tenant compte de l’appartenance à un territoire ou à une société dans une perspective plus inclusive. Enfin, l’avantage de cette terminologie est de prévenir l’enfermement dans des statuts, dont le principal, celui d’usager, se fonde sur la dissymétrie des relations entre les personnes accompagnées et les aidants professionnels.

2 Dans la même optique, le dernier rapport du Conseil supérieur du travail social [2] avait envisagé une autre formulation : « les gens », terme le plus générique par rapport à tous les autres, utilisé à l’occasion de la traduction française d’une conférence de John Rawls The law of peoples (1993) par Le droit des gens (1998) [3] et repris dans de nombreux travaux sociologiques [4]. Mais le risque d’évoquer ainsi un ensemble indifférencié de personnes sans les rapporter à une situation précise, avec parfois une manière condescendante de désigner les autres que soi-même, nous conduit à opter ici pour l’assemblage des mots habitants-usagers-citoyens.

3 Quant au terme « recherche », il ne pose pas moins de problèmes en lien avec l’idée de participation des personnes accompagnées et/ou aidées en raison de leurs difficultés : s’agit-il de la production de connaissances nouvelles, au sens de la « recherche fondamentale » ayant pour objet, par exemple, les publics concernés par l’action sociale ? Ou bien d’une « recherche appliquée » avec des objectifs opérationnels de transformation de la société ou d’institutions ? Et dans ce cas, parle-t-on de « recherche sociale » ou de « recherche en travail social », sachant que les débats sur ces questions sémantiques et les positions institutionnelles qu’elles recouvrent sont loin d’être clos [5] ?

4 Ces différentes options ont en commun de faire le pari de l’acceptation de l’incertitude dans une société démocratique à laquelle contribue le travail social, avec des acteurs de statuts différents mais qui expriment tous un besoin de connaissances nouvelles. De ce point de vue, la participation des personnes en difficulté doit être favorisée, valorisée, soutenue, dans des conditions qui méritent une réflexion particulière. Elle pose en effet de multiples problèmes :

5 – épistémologiques et de philosophie de la connaissance du point de vue de la définition et de la place respective des savoirs théoriques qui aident à conceptualiser, des savoirs pratiques ou procéduraux, des savoirs d’expérience, ou de ce que certains appellent encore « le savoir en usage », pour ne reprendre que les expressions les plus fréquentes [6] ;

6 – politiques, quant à la place accordée aux valeurs démocratiques dans le travail social et dans la science ;

7 – institutionnels en matière de dispositifs de formation et de recherche, de relations entre les mondes professionnels du travail social et de l’université ;

8 – éthiques à travers le respect des attentes et des possibilités réelles des personnes de s’investir dans l’aventure que représente toujours le déroulement d’un travail de recherche.

La quête de légitimité de la « recherche citoyenne »

9 La participation à la recherche peut être considérée comme une déclinaison de la participation à la vie sociale dans une perspective démocratique. En cela, ses racines nous font remonter à une myriade de théoriciens et de militants ; parmi beaucoup d’autres, Paolo Freire a valorisé l’intelligence collective avec l’idée de construire une société de la connaissance mettant fin à l’obscurantisme et à l’oppression qui en résulte ; d’autres ont exploré la voie de la coopération entre chercheurs et praticiens, tel Kurt Lewin, considéré comme le concepteur de la recherche-action. Du mouvement d’idées très actif autour de la notion de recherche-action a résulté la mise en avant d’une caractéristique principale que rappellent deux chercheurs québécois, Mario Roy et Paul Prévost : « La recherche-action est réalisée avec les gens plutôt que sur les gens », avec une conséquence : « La participation des personnes concernées au processus de recherche-action est vue comme étant nécessaire à la réalisation subséquente des changements [7]. » La finalité est donc double : enrichir les potentialités de la recherche par la mise en synergie d’une pluralité d’acteurs et contribuer à la transformation sociale en s’attaquant notamment aux logiques de domination.

10 Ces idées ont été reprises avec force par la Fondation Sciences citoyennes, en prolongeant la réflexion sur la recherche-action par une mise en perspective politique radicale de la recherche participative. Elle définit celle-ci comme « un des processus de démocratisation des connaissances tant dans la façon dont elles sont produites que dans l’usage qui peut en être fait. En effet, la participation des citoyens ne se limite pas à une consultation sur une thématique précise ou à une participation en termes de recueil de données, mais se pose en termes de co-construction du projet du début à la fin, c’est-à‑dire de la définition du problème et de l’élaboration d’objectifs communs à l’interprétation et à la diffusion des résultats, en passant par la mise en place du projet [8] ».

11 Cette conséquence n’est pas sans poser problème aux chercheurs ; ils y voient parfois un risque d’instrumentalisation de la recherche par une volonté de transformation sociale qui devrait se payer d’une perte de scientificité et d’excellence au sens des critères retenus par les instances chargées de son évaluation. Du côté des « gens » dont parlent Mario Roy et Paul Prévost, la plupart se sentent démunis face à des modélisations théoriques complexes, un vocabulaire sophistiqué, une manière de développer des interrogations sans fin qui peuvent déstabiliser les personnes concernées. Globalement, le principe de l’association de l’ensemble des acteurs dans les projets qui les concernent, au nom de leur accès légitime à une citoyenneté pleine et entière, peut sembler acquis. Mais dans le monde de la recherche scientifique, l’évolution est d’autant plus lente qu’elle aiguise les conflits autour de la thématique des sciences dites citoyennes [9], participatives ou collaboratives.

12 En France, les initiatives dans ce domaine ont d’abord été discrètes. Après la création de la Fondation Sciences citoyennes en 2002, un vice-président du conseil régional d’Ile-de-France en charge de l’enseignement supérieur et de l’innovation, Marc Lipinski, du groupe Europe Écologie Les Verts, a impulsé, à partir de 2004, des picri (Partenariats institutions citoyens pour la recherche et l’innovation) qui ont permis de financer des projets de recherche associant des chercheurs professionnels et des associations. Pourtant, la valeur scientifique de tels projets a été vite contestée. Ils étaient supposés alimenter un relativisme culturel, au motif que la coproduction de connaissances ne tenait pas compte des niveaux d’expertise et ne permettait plus de garantir la fiabilité des résultats des recherches entreprises.

13 Plus tard, dans le même esprit, lors des Assises de l’enseignement supérieur et de la recherche, préparant ce qui deviendra la loi du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche, une « alliance » a été créée en vue de favoriser « le rapprochement entre la recherche et les citoyens ». Cette initiative a donné lieu à des critiques très virulentes qui ont conduit le Centre national de la recherche scientifique (cnrs) à tenter de rassurer les chercheurs en indiquant qu’il préférait laisser aux scientifiques le soin de décider si la participation des citoyens à la recherche représentait une aide pour eux. En effet, une des craintes est que l’ouverture du monde de la recherche à tous les citoyens puisse être la porte d’entrée d’intérêts privés : derrière les « amateurs » désintéressés pourraient se cacher des lobbies, voire des groupes faisant partie du secteur marchand.

14 Le législateur a partagé l’approche du cnrs : il a inscrit de manière forte, dans l’article 16 de la loi du 22 juillet 2013, la reconnaissance de la « recherche participative », tout en l’encadrant : « Les établissements publics de recherche et les établissements d’enseignement supérieur favorisent le développement des travaux de coopération avec les associations et fondations, reconnues d’utilité publique. Ils participent à la promotion de la recherche participative et au développement des capacités d’innovation technologique et sociale de la Nation. Ces coopérations s’exercent dans le respect de l’indépendance des chercheurs et, en l’absence de clauses contraires, dans un but non lucratif. »

15 De son côté, le comité d’éthique du cnrs s’est saisi de la question. Il a produit, le 25 juin 2015, un avis pondéré concernant les « sciences citoyennes ». Il a rappelé tout d’abord l’actualité des interrogations suscitées par cette question : « Pour ce qui est des sciences participatives, la coopération entre chercheurs et contributeurs amateurs est en plein développement, avec en particulier le crowdsourcing, défini comme production participative de connaissances. Elle donne un souffle nouveau à une recherche où chacun peut s’impliquer. » Il existe ici un éventail de possibilité de coopération, allant de la « collecte des données scientifiques par des amateurs » à la participation des amateurs, aux côtés des chercheurs, à « la co-création et la co-conception » de travaux scientifiques dans le cadre d’une « science en réseau ».

16 Cependant, le comité d’éthique a souhaité prévenir la décrédibilisation des chercheurs en raison d’un risque de contamination résultant d’une avancée non maîtrisée d’amateurs : « L’idée de participation active de toute la population à la construction des connaissances est certes enthousiasmante. Il n’en demeure pas moins que les scientifiques de métier conservent un rôle important dans ces processus créatifs impliquant des citoyens profanes. Il n’existe pas de symétrie entre les amateurs et les chercheurs. Ces derniers doivent contribuer à l’encadrement du travail collectif en fournissant des éléments de méthode indispensables : les protocoles de traitement des données collectées doivent être bien établis, les corpus de données définis au maximum, les sources citées le plus rigoureusement possible, les ontologies précisées pour décrire les objets de connaissance [10]. »

17 Cet avis du comité d’éthique du cnrs s’est accompagné de recommandations qui ont été reprises et développées peu après dans un rapport de deux chercheurs, François Houllier et Jean-Baptiste Merilhou-Goudard, consacré aux sciences participatives. Certaines suggestions témoignent du souci de trouver des modalités un peu plus précises ; par exemple, « soutenir le développement des structures d’intermédiation qui structurent l’implication des citoyens dans des dispositifs de recherche et facilitent l’accès des chercheurs aux enjeux sociétaux (boutiques de sciences, plateformes de recherche collaborative à l’interface recherche-société, etc.) » ; ou encore : « Utiliser et développer les espaces de co-construction pour les mettre au service de l’éducation, comme les laboratoires de recherche ouverts au public, les living labs (orientés produits et services), voire les fab labs (orientés objets) qui associeront établissements, usagers, industriels, collectivités et chercheurs pour partager des expérimentations et résultats de recherche, prototyper, et expérimenter [11]. »

18 Ces propositions concernent surtout la recherche sur l’environnement et le numérique, mais elles ont beaucoup progressé dans le domaine des sciences humaines et sociales. Par exemple, l’Alliance Athena, dont Jacques Commaille préside le comité d’orientation aux côtés de François Dubet, Armand Hatchuel…, met en avant la promotion et le renouvellement de la recherche, ainsi que « l’aspiration à une recherche citoyenne ». Cela dit, ce comité n’est composé que de scientifiques. En fait, ces nouveaux modes d’organisation restent obscurs, voire inconnus, pour les citoyens ordinaires. Est-il vraiment envisagé de les associer ? La Fondation Sciences citoyennes a déjà exprimé sa grande perplexité vis-à-vis des recommandations du comité d’éthique du cnrs. Elle a souligné l’importance des résistances et du chemin qu’il reste à parcourir pour une participation effective des citoyens aux orientations des politiques de recherche et à l’émergence de savoirs scientifiques coproduits. Certaines prises de position le confirment. Ainsi, dans une note récente de France Stratégie, « laboratoire d’idées public » rattaché au Premier ministre, il est dit que la sollicitation des citoyens ne doit pas faire basculer dans une « démocratie d’opinion ». Des conditions semblent ainsi devoir être fixées. Comme le souhaitent beaucoup de chercheurs, la contribution à la recherche de personnes issues de la société civile supposerait une légitimité double : celle des citoyens qui sont porteurs de savoirs utiles à l’ensemble de la société et celle de citoyens formés plus qu’informés, ayant pris la mesure des exigences propres à la démarche scientifique et ayant acquis un minimum de compétences méthodologiques. Cela conduit à une approche plus restrictive dans l’affichage de la symbolique des « sciences citoyennes ».

19 On peut même se demander ce que le discours recouvre réellement et jusqu’où va la différenciation entre les citoyens légitimes pour être associés à des projets de recherche et les citoyens ordinaires. Ainsi, pour Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public, cité dans cette même note de France Stratégie, « un levier très important est celui de la formation des citoyens, avec une attention à porter à la formation à la lecture contradictoire. Des programmes spécifiques ont été construits en ce sens ; ils débouchent sur une réelle capacité d’expertise citoyenne. Il n’y a pas de sujets trop complexes pour les citoyens : ce qui importe, c’est de parvenir à débattre avec des citoyens éclairés, ce qui a été fait dans le domaine de l’écologie, sur le thème Big data et santé, etc. Sur la base de ces expériences, il semble clair qu’il faudrait procéder beaucoup moins par sondages, mais plus par le développement de débats avec ces citoyens éclairés [12] ». Au passage, nous nous demanderons qui est en mesure de définir de manière sûre la qualité de l’éclairage, sauf à considérer que les chercheurs professionnels sont seuls fondés à déterminer qui ils cooptent ou non, avec des critères qu’ils seraient seuls à définir.

20 Dans cette logique, il est probable que les publics bénéficiant d’un accompagnement social ou médico-social sont dans une position défavorable pour faire reconnaître leur appartenance à la catégorie de « citoyens éclairés ». Dans l’éventail des difficultés qui amènent les professionnels de l’action sociale et médico-sociale à intervenir, certaines rendent a priori impensable une contribution effective des « usagers » à des coopérations actives avec des chercheurs. Tel est du moins le point d’achoppement dans les tentatives de dépassement de l’écart entre la « recherche citoyenne » et la différenciation pratique entre des citoyens « éclairés » et d’autres supposés, par nature, « incapables ».

21 En dehors des cas où les personnes accompagnées le sont au titre de difficultés sociales et économiques n’entraînant aucune restriction de leurs qualités de réflexion, de leurs compétences, de l’étendue de leurs connaissances, d’autres personnes sont dans des situations de perte d’autonomie, avec des atteintes à leurs facultés d’expression et de compréhension susceptibles d’empêcher un réel apport de leur part à la recherche. Il y aurait là une source de dissymétrie obligée, dont il reste à déterminer si elle est irréductible ou non.

De nouvelles interrogations pour le travail social

22 La thématique de la recherche citoyenne est intervenue tardivement dans le domaine du travail social par rapport à d’autres secteurs, notamment celui de la santé. La pandémie du sida avait été l’occasion d’une « proximité cognitive entre les cliniciens de l’écoute, les chercheurs et les malades [13] ». Autre exemple : l’instruction ministérielle du 20 mars 2012 relative au Plan psychiatrie et santé mentale 2011-2015, dont l’axe 4 s’intitulait « Prévenir et réduire les ruptures entre les savoirs », avait été l’occasion d’insister sur la nécessité de « consolider les compétences des acteurs de la psychiatrie et de la santé mentale », de décloisonner les domaines de connaissances, d’aider à mieux comprendre les phénomènes de stigmatisation. Il se terminait ainsi : « En tout état de cause, les recherches et expérimentations devront respecter les principes éthiques et déontologiques. Il conviendra notamment de veiller au respect des dispositions visant à garantir la protection des personnes pour participer à des recherches[14]. »

23 Le travail social, de son côté, est supposé être acquis à l’idée d’une implication de l’ensemble des acteurs, autant dans la mise en œuvre de projets d’action que dans la production de connaissances. Son histoire est là pour nous en convaincre, même s’il a fallu que le législateur, depuis le début des années 2000, procède à des rappels et à des injonctions. L’éventail des possibles s’est élargi : la participation aux projets, aux instances de gouvernance, à la formation et maintenant à la recherche.

24 Le fait même de substituer à la logique d’aide sociale celle de « l’action sociale et médico-sociale » avec l’ordonnance du 21 décembre 2000 a traduit une volonté politique d’accentuation du rôle des personnes en difficulté dans les projets qui les concernent directement. Simultanément, les références théoriques ont évolué, avec une appropriation croissante, à la fois chez les travailleurs sociaux et chez les concepteurs des nouvelles politiques publiques, des approches interactionnistes et de la sociologie des acteurs. Ce mouvement d’idées a contribué à faire admettre que les acteurs, parmi lesquels les « usagers », pouvaient devenir aussi des actifs de la connaissance. Néanmoins, il reste toujours difficile d’identifier les conditions de possibilité d’apports effectifs à une activité scientifique et même d’en trouver des illustrations significatives.

25 Pour avancer dans cette direction, il existe une étape intermédiaire : l’acceptation préalable de savoirs qui débordent les connaissances livresques, académiques. Ainsi, au cœur du modèle collaboratif, est supposée se développer une activité réflexive dans laquelle praticiens et chercheurs, autour de préoccupations communes, sont amenés à interagir et à explorer ensemble la pratique, à co-construire un savoir lié à la pratique [15]. Le mouvement s’opère en réalité en deux temps : d’abord, par la recherche-action, un croisement des savoirs de chercheurs avec ceux de professionnels de l’action sociale et médico-sociale ; puis, par une approche extensive de la recherche participative, l’association à ce binôme de personnes accompagnées qui disposent, tout autant que les autres acteurs, des « savoirs d’usage basés sur l’expérience [16] ».

26 Cette reconnaissance implique que « l’usager » dispose d’une légitimité, quelle que soit la nature de ses difficultés, en tant qu’« expert d’expérience [17] », et donc qu’il puisse contribuer à une dynamique de co-construction des savoirs, susceptible de peser ensuite sur les prises de décision. Cette idée est néanmoins un peu différente de celle qui consiste à promouvoir une « recherche usagère [18] », car cette notion suggère une certaine dissymétrie dans ce qui peut passer pour une confrontation et un rapport de forces entre deux sources de légitimité. Mais nous n’en sommes pas là, tant l’ouverture de la recherche à des personnes accompagnées est limitée, en tout cas en France, où la réflexion avance à pas comptés dans le monde du travail social.

27 Dans son rapport remis en février 2015, Refonder le rapport aux personnes. « Merci de ne plus nous rappeler usagers », le Conseil supérieur du travail social (csts) avait saisi l’opportunité du Plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale (janvier 2013) appelant à « refonder le travail social » pour traiter de la recherche et surtout pour lui donner une place essentielle dans la participation des personnes aux actions qui les concernent. Il lui a consacré même une de ses douze préconisations, sous le titre « Impulser des travaux de recherche collaborative, au-delà de la recherche-action n’impliquant que les professionnels de la recherche et du travail social ». Pour le csts, la recherche permet une meilleure intelligence « de l’agir » ; elle est indispensable pour envisager l’avenir, anticiper, innover…

28 Malgré cela, la question de la recherche n’a été traitée que de façon annexe dans les cinq rapports des États généraux du travail social (egts). La participation des personnes accompagnées à la recherche n’a pas été reprise lorsque, après la remise des rapports, en septembre 2015, un atelier sur la participation a été mis en place.

29 La question a été à nouveau mise en avant au moment de la diffusion par la Direction générale de la cohésion sociale, en octobre 2016, d’un appel à projet de recherche, en vue d’appliquer la mesure 16 du Plan d’action en faveur du travail social et du développement social présenté en conseil des ministres le 21 octobre 2015 dans la suite des egts : « À partir d’un ou de plusieurs Établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (epcsp) et en coordination, par convention, avec un ou plusieurs établissements de formation en travail social déjà investis dans la recherche, il s’agit d’implanter une unité de recherche dédiée à l’intervention sociale (chercheur français ou le cas échéant étranger, et thésards) dans la perspective de susciter la création d’un réseau de recherche et d’associer les diverses disciplines concernées par l’intervention sociale. »

30 Cette préconisation n’avait pas été suivie d’effets pour une multitude de raisons : dispersion des forces en présence, absence de volonté politique, manque de possibilités budgétaires… L’appel à projet qui s’en est suivi a évoqué « un ou plusieurs objets de recherche tournés vers la participation citoyenne et le pouvoir d’agir des personnes concernées dans le cadre de l’intervention sociale et des formations en travail social », ainsi que « l’accès aux droits et à la citoyenneté des personnes ». Il mentionnait, parmi les critères de sélection, « La dimension collaborative et participative des approches méthodologiques proposées ».

31 Les deux projets de recherche retenus pour un financement par la Direction générale de la cohésion sociale ont pris en compte ces recommandations d’une manière mesurée. L’un d’eux, intitulé uniforc (Usagers inclus dans la formation et la recherche collaboratives en travail social), en Rhône-Alpes, s’est appuyé sur un « collectif soif de connaissances [19] ». Il apportera sans doute des éclairages nouveaux sur les coopérations entre chercheurs, formateurs en travail social, personnes en situation de précarité ou de pauvreté.

L’accélération des initiatives en faveur de la participation des huc à la recherche

32 Aujourd’hui, la question se présente différemment. C’est à la fois une question d’actualité et, du fait même de son existence, elle constitue un potentiel objet de recherche, en lien avec l’histoire des idées et des cultures professionnelles, à la fois chez les chercheurs et chez les travailleurs sociaux. La réflexion a été reprise dans le cadre du Haut Conseil du travail social, autour de la participation des personnes directement concernées par l’action sociale et médico-sociale dans les instances de gouvernance et dans la formation initiale et continue des travailleurs sociaux [20].

33 De nombreux exemples d’initiatives sont donnés dans ce rapport, dont celui de la participation à une recherche intitulée « Associons nos savoirs » de l’association des personnes atteintes de déficience intellectuelle, « Nous aussi » ; de même, la recherche-action menée par Advocacy France depuis fin 2015, qui a pour objectif d’analyser les difficultés de communication entre les personnes handicapées psychiques et les institutions. Citons encore une recherche en Rhône Alpes, avec le Conseil national des personnes accompagnées (cnpa) sur les besoins primaires des personnes à la rue, ou la recherche par les pairs menée par une équipe de l’université Paris Est-Créteil avec des jeunes sortant de la Protection de l’enfance sur la transition à l’âge adulte après une mesure de protection [21]. Dans ses recommandations, le hcts a d’ailleurs placé en première position celle-ci : « généraliser la participation des personnes accompagnées dans toutes les instances de prise de décision qui les concernent et dans les formations des professionnels, y compris dans les activités de recherche ».

34 Avec ces actions, un nouveau cap a été franchi. Il ne s’agit plus seulement de favoriser les témoignages, les récits de vie des personnes pour illustrer des connaissances théoriques ; ni non plus de réduire les savoirs de ces personnes à des compétences pratiques, comme cela s’est fait avec les « systèmes d’échanges de savoirs » dans des circuits restreints, tant vantés à une époque pour renforcer la citoyenneté [22]. La question devient celle de l’articulation des savoirs, dont l’existence même conditionne désormais la définition du travail social : ce dernier est censé s’appuyer « sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social [23] ».

35 L’inscription de cette conception du travail social dans le Code de l’action sociale et des familles, la veille du second tour de l’élection présidentielle, a montré l’importance accordée à ce décret dans un contexte d’incertitude politique, tant pour valoriser le rôle des travailleurs sociaux que pour donner une assise réglementaire à la reconnaissance des savoirs et plus largement des ressources des personnes accompagnées, aidées, accueillies… Non seulement le terme « usager » n’est pas repris, mais la priorité est donnée à la complémentarité des savoirs.

36 Le ministère français en charge des Affaires sociales ne s’est pas contenté d’entériner et de traduire la définition internationale du travail social qui avait été adoptée à Melbourne par l’International Association of Schools of Social Work (iassw), le 10 juillet 2014. Cette définition internationale ne se prononçait pas du tout sur les compétences des personnes, ni sur la reconnaissance de savoirs spécifiques : le « pouvoir d’agir et la libération des personnes » sont favorisés avec un étayage par « les théories du travail social, des sciences sociales, des sciences humaines et des connaissances autochtones » permettant aux travailleurs sociaux d’encourager les personnes ; mais il n’y a aucune réciprocité entre les professionnels par définition « éclairés » et les personnes censées bénéficier de leur action. À plus forte raison, la question de leur participation à la recherche se présente comme impensable, donc un impensé.

37 Le même ministère a également modifié la définition votée en plénière du Haut Conseil du travail social le 23 février 2017, mais sans toucher à la typologie des savoirs énoncée. Le nouveau texte introduit la notion d’accompagnement social, supprime celle de co-construction pour lui préférer une autre formulation et parler des personnes accompagnées « associées à la construction des réponses à leurs besoins ». Cependant, il n’a rien changé sur le fond.

38 Le texte bénéficie très clairement des apports du mouvement atd (Agir tous pour la dignité) Quart Monde, engagé depuis plusieurs années dans une démarche de « croisement des savoirs ». Nous y retrouvons l’idée que les personnes en situation de pauvreté, même les plus démunies, détiennent potentiellement les moyens d’analyser leur propre situation et peuvent accéder à un degré de généralité répondant aux exigences d’une démarche scientifique.

39 Tel est le sens de l’Appel pour le développement des recherches participatives en croisement des savoirs, diffusé à partir de juin 2016, à la suite d’un séminaire sur « l’épistémologie des démarches participatives », qui avait associé le mouvement atd, le Conservatoire national des arts et métiers et l’Observatoire des non-recours aux droits et aux services (odenore) : « Sur le plan épistémologique, le croisement produit un renouvellement des savoirs. Sous certaines conditions de méthode, chaque groupe d’acteurs peut produire, apporter, traduire ses propres connaissances, révéler les questions telles qu’elles sont vécues ou étudiées et générer de la connaissance partagée. Ce type de démarches permet de faire émerger de nouvelles questions, de nouveaux objets de recherche et conduit à produire de nouveaux concepts. » En cela, les travaux participatifs en croisement des savoirs peuvent compléter les connaissances scientifiques, tout en représentant des leviers pour l’action et, in fine, pour l’évolution des politiques publiques.

40 Cette action partenariale s’est poursuivie avec le soutien du cnrs et l’organisation d’un colloque dans ses locaux le 1er mars 2017, avec deux objectifs, annoncés ainsi : « Le premier enjeu scientifique est celui de la méthode collaborative tout au long du processus de recherche, de l’élaboration de la question, de la recherche à l’analyse et à la diffusion des résultats. Si la dimension démocratique, émancipatrice, d’une telle démarche est évidente, sa dimension épistémologique fait débat. Le second enjeu scientifique est la reconnaissance des savoirs des personnes en situation de pauvreté. Les recherches menées en croisement des savoirs depuis plus de vingt ans démontrent que la connaissance est meilleure si elle fait place au savoir situé des pauvres. »

41 En tout cas, avec le décret du 6 mai 2017, les conditions sont réunies pour avancer dans la reconnaissance de la participation des personnes accompagnées à la recherche. Un point, cependant, pose problème : la typologie des formes de savoirs est censée recouvrir la typologie des acteurs. Ainsi, aux professionnels du travail social les savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, les savoirs pratiques et théoriques qui leur sont propres ; aux personnes accompagnées les savoirs issus de leur expérience.

Deux voies pour la participation des huc à la recherche

42 La recherche participative ou collaborative vise à enrichir les apports de la recherche académique, mais aussi de la recherche-action classique. Elle s’appuie sur l’idée de faire de la recherche « avec » plutôt que « sur » des personnes en difficulté. En ce sens, elle tend à accroître le niveau de compétence de tous, en vue d’apporter des réponses innovantes aux problèmes posés. Elle comporte une co-définition des finalités et de la méthodologie de recherche ; les acteurs de terrain ont donc une fonction de « co-chercheur » dans le dispositif. Cela doit pouvoir se traduire par des collectifs hybrides, dépassant les catégories d’acteurs et de chercheurs, sans que soient pour autant confondues les identités et les contributions spécifiques des uns et des autres.

43 Il reste que les finalités sont différentes, selon qu’il s’agit de faciliter le recueil de données en faisant appel à une implication des personnes concernées ou que l’ambition soit plus grande : créer les conditions pour que les personnes accompagnées contribuent à la production de savoirs scientifique, au-delà d’un appui par des témoignages, au-delà des savoirs expérientiels. Ainsi, les « savoirs pratiques et théoriques » ne seraient pas l’apanage des seuls professionnels comme l’indique le décret du 6 mai 2017, mais pourraient être reconnus tout autant aux personnes accompagnées.

44 Pari difficile pour lequel deux professeurs de droit américains, David Engel et Frank Munger, ont ouvert de nouvelles perspectives. Travaillant sur le thème des droits et des trajectoires des personnes handicapées, ils montrent que lorsque ces dernières sont associées à un travail de recherche, elles sont des personnes ressources dont les apports ne se résument pas à la confirmation d’hypothèses, pas plus que leurs récits de vie ne viennent seulement illustrer des analyses sociologiques préalablement bien ébauchées. Leur contribution va au-delà : elle produit des effets en retour sur l’élaboration même du projet et du protocole de la recherche, ce qui permet aux auteurs de dire que, « d’une certaine manière, les vrais chercheurs sont ici les personnes interviewées [24] ». Ces personnes apprennent aux chercheurs « de nouvelles manières de penser » les objets de la recherche, les questions qu’ils se posent, les enjeux de leur travail. Ces interactions sont quasiment du même ordre que ce qui se joue à l’intérieur d’une équipe de recherche.

45 Cela vaut sans doute pour toutes les recherches, tout particulièrement lorsque se manifeste la nature dialogique du travail ethnographique ; mais ici les auteurs vont un peu plus loin que le constat d’éclairages complémentaires apportés par les personnes interviewées. Leur rôle est jugé essentiel et non plus annexe. Les apports, expliquent encore ces deux auteurs, se distinguent par leur qualité, « la subtilité de leurs informations » et pas seulement par leur légitimité : ces personnes « nous ont critiqués et corrigés et nous ont apporté des éléments théoriques et des perspectives additionnels ». Dans les récits de vie, les « usagers » ne font pas que remodeler leur passé pour enrichir leurs enseignements ; ils remodèlent aussi leur compréhension des raisons pour lesquelles des chercheurs professionnels les interrogent et conduisent ces mêmes chercheurs à remodeler eux-mêmes les constructions théoriques sur lesquelles ils comptaient s’appuyer. Les auteurs font ainsi une distinction entre les récits de vie et « de simples comptes rendus relatifs à des cas spécifiques de discrimination [25] ».

46 La même idée se retrouve dans un ouvrage codirigé par Paul Morin, directeur de l’école de travail social de l’université de Sherbrooke. Le projet de l’équipe de recherche consistait à analyser les savoirs d’usage d’habitants de hlm pour tenter de comprendre dans quelle mesure la prise en compte de ces savoirs pouvait contribuer à l’amélioration des conditions de vie et au développement de la capacité d’agir des locataires. Pour cela, il a fallu mettre « côte à côte » et « faire dialoguer » des récits biographiques et des analyses scientifiques [26]. Une réciprocité s’est ainsi instituée dans la relation entre les chercheurs qui recueillent les récits de vie et les « narrateurs », à savoir les personnes handicapées.

47 Cela ne signifie pas un rapport d’équivalence entre les uns et les autres, ne serait-ce qu’en raison des différences de statut, et aussi sans doute de la nature des savoirs impliqués, avec, par exemple, des références conceptuelles plus familières aux uns qu’aux autres : dans le cas présent, chez les chercheurs, celles relatives aux interactions dans la construction des identités.

48 Un autre exemple est présenté dans ce même ouvrage : une « stratégie de recherche-action participative, Flash sur mon quartier ! », impulsée par Janie Houle de l’université du Québec à Montréal, visait à comprendre comment l’environnement influençait le bien-être des personnes habitant dans des hlm pour personnes défavorisées, notamment au titre de déterminants de santé et de facteurs d’aggravation des inégalités. L’équipe des chercheurs a associé des partenaires administratifs et des « locataires-chercheurs » « recrutés très tôt dans le processus pour se joindre à l’équipe. Ils ont ainsi été parties prenantes de toutes les décisions [27] ». Mais on en reste à des « savoirs expérientiels », qui représentent des « connaissances uniques », utiles à l’amélioration de la situation des habitants. La relation demeure univoque : l’objectif est d’intégrer l’expertise théorique et méthodologique des chercheurs détenteurs de savoirs scientifiques aux savoirs expérientiels des participants extérieurs au monde académique, mais l’inverse n’est pas évoqué. La finalité principale est de développer le pouvoir d’agir des personnes, sachant qu’en retour la production conceptuelle ne semble pas être impactée.

49 Une autre voie est explorée par David Engel et Frank Munger : pour eux, il est « opportun de permettre aux interviewés de commenter nos interprétations de leurs histoires, de la même façon que nous commentions les leurs ». Ainsi, « les remarques, critiques, confirmations et humeurs exprimées » sont incorporées dans l’analyse des chercheurs, ce qui implique que les histoires de vie rapportées soient « constamment interrogées, révisées et réinterprétées tant par les narrateurs eux-mêmes que par les chercheurs qui les collectent [28] ».

50 Mais est-ce que ces apports produisent plus de connaissances que des interviews classiques et surtout plus de connaissances théoriques ? David Engel et Frank Munger vont ici assez loin : alors que leur recherche consistait à examiner les théories du droit à propos de la législation américaine relative au handicap, ils en sont arrivés à considérer que les personnes handicapées rencontrées leur avaient ouvert des perspectives théoriques nouvelles, notamment en matière d’impact des facteurs contextuels dans les itinéraires et dans le rapport au droit des personnes en situation de handicap. Ces facteurs, disent-ils, ont une importance capitale dans le rôle que jouent les droits ; or ils « émergent plus clairement des recherches attentives aux discours des gens ordinaires [29] ». L’enjeu est essentiel puisque l’objectif de la recherche est de savoir comment les droits deviennent actifs dans les trajectoires des individus concernés par le handicap.

51 Pour les chercheurs, le matériau narratif « amène à envisager un nouveau cadre théorique ». Ils ont pu, en effet, intégrer dans leurs investigations quatre manières dont les droits agissent sur les identités, avec, pour chacune d’elles, une révision d’approches qui pouvaient être considérées acquises par les sociologues du droit. La recherche participative fait apparaître, en particulier, une absence « complète d’invocation des droits » et de recours aux instances judiciaires, alors que la législation en faveur des « droits des usagers » était mise au centre de la législation sociale : ce paradoxe tout à fait étonnant oblige les chercheurs à repenser l’opposition entre « le modèle des droits opposés aux relations sociales [30] », autrement dit à reprendre le débat entre, d’une part, les théoriciens du droit favorables à la priorité donnée à la densité des réseaux relationnels contre les approches normatives et institutionnelles et, d’autre part, les théoriciens dits classiques qui estiment que les avantages conférés par les droits produisent des effets positifs sur les évolutions sociétales.

52 Il n’est plus question uniquement d’expliquer les formes de non-recours et de renoncement aux droits constatées empiriquement, mais d’interroger le droit lui-même. Il ne s’agit pas seulement de se pencher sur l’appropriation du droit par les personnes en difficulté, mais aussi de se demander, avec elles, quel sens donner au discours juridique, ou encore quelle place accorder à une théorie du droit. Il s’agit de bien autre chose qu’une simple restitution d’« opinions des citoyens », même si cette dimension est également présente [31].

Pour conclure

53 La mise en œuvre effective de la participation des huc à la recherche est une perspective ambitieuse. Elle se heurte à une multitude d’obstacles : le désintérêt des personnes accompagnées elles-mêmes pour une activité spéculative, un enkystement des cultures professionnelles chez les chercheurs comme chez les travailleurs sociaux autour de rôles sociaux figés. Enfin, la valorisation de savoirs dits à tort profanes (puisque qu’il n’y a pas plus de raison de parler de savoirs sacrés) bute sur une conception restrictive de la connaissance scientifique. Cependant, l’accent mis de plus en plus sur la participation oblige à concevoir des formules nouvelles pour élargir aux personnes accompagnées les partenariats existant entre les professionnels du travail social et les professionnels de la recherche. Il reste ensuite à tirer les leçons des actions menées dans cet esprit, sachant que les huc, qui ne se résument pas aux « usagers » d’établissements ou de services spécialisés, ne constituent pas un ensemble homogène. Les potentialités de la participation sont, de ce fait, encore difficiles à saisir. C’est là d’ailleurs un objet de recherche en soi.


Mots-clés éditeurs : usager, recherche-action, citoyenneté, participation, recherche

Date de mise en ligne : 10/04/2018

https://doi.org/10.3917/vsoc.174.0011

Notes

  • [1]
    Michel Bassand, « La métropolisation et ses acteurs », dans Christophe Jaccoud, Martin Schuler, Michel Bassand (sous la direction de), Raisons et déraisons de la ville, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1996 ; voir aussi Michel Bassand et coll., Vivre et créer l’espace public, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2001.
  • [2]
    csts, Refonder le rapport aux personnes. « Merci de ne plus nous appeler usagers », février 2015.
  • [3]
    Le « droit des gens » est une traduction du latin jus gentium (gens, gentis, signifiant « nation », « peuple »), qui désigne les droits accordés aux étrangers. Cette expression a été reprise en ce sens par les traducteurs du Projet de paix perpétuelle de Kant. Le traducteur de John Rawls, Bertrand Guillarme, en a fait une utilisation extensive.
  • [4]
    Cf. Pierre Sansot, Les gens de peu (1993), Philippe Labro, Les gens (2010), Dorothy Smith, Une sociologie « pour les gens » ? (2011), Anne Gotman, Ce que fait la religion aux gens (2013)…
  • [5]
    Marcel Jaeger, « À propos des recherches partenariales en travail social : démarches de consensus et épistémologie du dissensus », dans Anne Gillet et Diane-Gabrielle Tremblay (sous la direction de), Les recherches partenariales et collaboratives, Rennes, pur, 2017, p. 273-287.
  • [6]
    Cf. Jean-Marie Barbier et coll. (sous la direction de), Encyclopédie de la formation, Paris, Puf, 2009.
  • [7]
    Mario Roy et Paul Prévost, « La recherche-action : origines, caractéristiques et implications de son utilisation dans les sciences de la gestion », Recherches qualitatives, 32(2), 2013, p. 131 et 132.
  • [8]
    Bérangère Storup, La recherche participative comme mode de production des savoirs, Fondation Sciences citoyennes, 2012, p. 26.
  • [9]
    Expression créée par Alan Irwin, Citizen Science: A Study of People, Expertise and Sustainable Development, Londres et New York, Routledge, 1995.
  • [10]
    Avis du comets. Les « sciences citoyennes, cnrs, 25 juin 2015 : http://www.cnrs.fr/comets/IMG/pdf/comets-avis-sciences_citoyennes-25_juin_2015.pdf
  • [11]
    François Houllier et Jean-Baptiste Merilhou-Goudard, Les sciences participatives en France. État des lieux, bonnes pratiques et recommandations, rapport élaboré à la demande des ministres en charge de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, février 2016.
  • [12]
    France Stratégie, Séminaire Parole d’experts, pourquoi faire ? Comment l’action publique mobilise-t-elle l’expertise ?, note d’information, 24 juillet 2017.
  • [13]
    Catherine Tourette-Turgis, L’éducation thérapeutique du patient. La maladie comme occasion d’apprentissage, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2015, p. 20.
  • [14]
    Instruction dgs/mc4/dgos/r4/dgcs/sgm n° 2012-110 du 20 mars 2012 relative au Plan psychiatrie et santé mentale 2011-2015, Bulletin officiel Santé. Protection sociale. Solidarité, n° 2012/4, 15 mai 2012, p. 405-406 (je souligne).
  • [15]
    Dominique Paturel (sous la direction de), Recherche en travail social : les approches participatives, Nîmes, Champ social, 2014.
  • [16]
    Ludivine Damay, Benjamin Denis et Denis Duez (sous la direction de), Savoirs experts et profanes dans la construction des problèmes publics, Bruxelles, Publication des facultés universitaires Saint-Louis, 2011.
  • [17]
    Debra Lampshire, « Experte d’expérience », dans Tim Greacen et Emmanuelle Jouet (sous la direction de), Pour des usagers de la psychiatrie acteurs de leur propre vie. Rétablissement, inclusion sociale, empowerment, Toulouse, érès, 2012, p. 23 sq.
  • [18]
    Anne-Laure Donskoy, « Recherche usagère », dans Ève Gardien (sous la direction de), Des innovations sociales par et pour les personnes en situation de handicap, Toulouse, érès, 2012, p. 215 sq.
  • [19]
    www.collectif-soif.fr.
  • [20]
    Haut Conseil du travail social, La participation des personnes accompagnées aux instances de gouvernance et à la formation des travailleurs sociaux, juillet 2017.
  • [21]
    Pierrine Robin, Sylvie Delcroix et Marie-Pierre Mackiewicz, Des jeunes sortant de la Protection de l’enfance font des recherches sur leur monde : une recherche par les pairs sur la transition à l’âge adulte au sortir de la Protection de l’enfance, Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les transformations des pratiques éducatives et sociales (lirtes), université Paris Est-Créteil, 2014.
  • [22]
    Cf. Claire Héber-Suffrin, Les savoirs, la réciprocité et le citoyen, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
  • [23]
    Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social.
  • [24]
    David Engel et Frank Munger, Le droit à l’inclusion. Droit et identité dans les récits de vie des personnes handicapées aux États-Unis, Paris, Éditions de l’ehess, 2017, p. 34.
  • [25]
    Ibid., p. 110.
  • [26]
    Paul Morin, Jeanne Demoulin et Fabienne Lagueux (sous la direction de), Nos savoirs, notre milieu de vie. Le savoir d’usage des locataires hlm familles, Québec, Presses de l’université du Québec, 2017, p. 9.
  • [27]
    Ibid., p. 74-75.
  • [28]
    David Engel et Frank Munger, op. cit., p. 27.
  • [29]
    Ibid., p. 109.
  • [30]
    Ibid., p. 100.
  • [31]
    Ibid., p. 113.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.174

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions