Couverture de VSOC_171

Article de revue

L’accompagnement à domicile : mission impossible ?

Pages 71 à 80

Notes

  • [1]
    J.-C. Kaufmann, Le cœur à l’ouvrage, Paris, Armand Colin, 2015.
  • [2]
    Les Maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer ont changé de nom ; celui-ci est devenu : Méthode d'action pour l’intégration des services d'aide et de soins dans le champ de l'autonomie.
  • [3]
    oms, Rapport mondial sur le vieillissement et la santé, 2016, fin du chapitre 1 : « Ajouter une bonne santé aux années ».

Le domicile

1 « Le domicile, dans le dictionnaire, c’est à peu de choses près l’endroit où on habite, c’est-à-dire son lieu ordinaire d’habitation, avec les synonymes de chez-soi, demeure, habitation, home, logement, maison, résidence. Mais le domicile, c’est également une notion juridique, et dans ce cas c’est le lieu où la loi présume qu’une personne se trouve pour l’exercice de ses droits et l’accomplissement de ses devoirs. C’est donc l’endroit où on est présumé habiter, où on a son adresse. On doit pouvoir trouver une personne à son domicile. Ce qui signifie, en termes juridiques, que si par exemple une lettre est envoyée au domicile d’une personne, elle est censée la recevoir. Si elle n’est pas à son domicile, si elle n’est pas à l’adresse qu’elle a donnée, c’est son problème. Le dictionnaire historique de la langue française nous dit que le mot domicile est emprunté au latin domicilium : habitation, demeure. La notion de domicile est donc plutôt dans un premier sens connotée comme logement et comme lieu d’habitation.

2 Quand j’ai commencé à travailler sur cette notion de domicile, je me suis demandé quelle en était l’étymologie. Le linguiste Émile Benveniste a approfondi ce sujet. Il a retrouvé la racine indo-européenne “dem”, laquelle a deux filiations : “construire” et “maison famille”. Le premier sens a donné la domos grecque qui est l’habitat ou le bâti, et le deuxième la domus latine qui est la maisonnée. Je trouve très intéressant que le même radical indo-européen “dem” ait donné lieu à domos et domus : le bâti et la maisonnée, autrement dit les personnes qui habitent le bâti. Le mot domus a ensuite donné en latin dominus qui signifie le maître. Être le maître, le seigneur. Le domicile est l’endroit où on est le maître de maison, où la personne maîtrise son espace. Ce qui veut dire éventuellement que la personne peut refuser d’ouvrir la porte. Le domicile est un espace à soi, un espace dans lequel on peut diriger un peu les choses. Le domicile est l’endroit où on est maître chez soi.

3 Le chez-soi est également un endroit ou un espace sur lequel la personne a le contrôle. Un certain nombre de vieilles personnes, ne voulant pas qu’on les aide à leur domicile, ne nous ouvraient pas la porte. Elles nous faisaient savoir qu’elles étaient chez elles et que c’était leur bon -vouloir de faire entrer ou non l’aide à domicile, l’infirmière ou le médecin.

4 Le domicile est l’endroit au sein duquel il est possible de se retrouver. Émile Benveniste a dit : “La porte entre le domicile et l’extérieur est l’ouverture sur le danger.” Alors que le philosophe Emmanuel Levinas dira : “La maison, c’est le lieu à partir duquel on s’ouvre sur le monde.” Deux perspectives du domicile sont donc en présence. Le domicile protège de l’extérieur, de l’hostilité du dehors, ou bien le domicile permet d’aller vers l’extérieur. Le domicile peut donc avoir plusieurs significations en fonction de la façon dont chacun d’entre nous l’investit.

5 Pour ma part, je me suis ensuite attaché à la réflexion concernant les questions du domicile comme espace psychique et maintien de l’identité. J’ai emprunté ici la réflexion du psychologue Elian Djaoui qui parle du domicile pas seulement comme un espace objectif concret, mais aussi comme un espace imaginaire investi de valeurs, de souvenirs, de symboles, de représentations qui en font également un espace psychique. On voit bien qu’un certain nombre de vieilles personnes veulent rester à domicile parce qu’elles font corps avec leur domicile. Le domicile est en quelque sorte leur deuxième peau. Si la personne est arrachée à son domicile, elle est en grand danger de se déstructurer psychiquement très profondément. Le domicile est un espace psychique dans lequel il est possible de se réfugier, un for intérieur que l’on peut être tenté d’écrire “fort” intérieur. Quand une personne va mal, elle rentre chez elle pour se calfeutrer, se protéger, elle rentre dans sa coquille.

6 Il y a deux autres perspectives du domicile qui m’intéressent. Tout d’abord, celle du philosophe Gaston Bachelard. Pour lui, la maison est l’endroit où il est possible de rêver. C’est l’endroit où la personne peut se retrouver tranquille, car dit-il, “la maison est notre coin du monde”. Et puis, il y a Jean-Bertrand Pontalis, philosophe et psychanalyste, qui a écrit de nombreux essais que j’ai beaucoup aimés. Dans une nouvelle intitulée Demeure, parlant de la maison, il dit : “Notre demeure, c’est ce qui demeure.” En ce sens, le domicile permet la permanence de mon identité. C’est ce qui demeure en permanence, qui reste, ignorant les discontinuités de notre vie, les ruptures et c’est, pourquoi pas, une façon de survivre à la mort.

7 Dernières perspectives sur la maison et le domicile envisagés comme étant “l’affaire” des femmes ou en tout cas en relation avec le principe féminin de sollicitude. Pour le philosophe Emmanuel Levinas, l’intériorité essentielle de la maison et sa dimension hospitalière renvoient à l’être féminin comme l’accueillant en soi. L’écrivaine Marguerite Duras dit de façon plus carrée… “Il n’y a que les femmes qui habitent les lieux… seules les femmes peuvent y adhérer complètement.” On retrouve là une position philosophique chère aux tenantes de la théorie du care, comme Patricia Paperman ou encore Fabienne Brugère, selon laquelle le prendre soin, la sollicitude seraient l’apanage des femmes en raison d’une perspective morale des femmes radicalement différente de celle des hommes. Il nous semble important de souligner cette question autour de l’élément féminin qui est en jeu dans la notion de domicile, même si bien sûr elle nous paraît devoir faire l’objet de controverses… »

Le chez-soi

8 « Les travaux de paléontologie, concernant les sociétés humaines datant de l’époque d’environ moins 10-12 000 ans avant Jésus Christ, montrent que ce sont les femmes qui ont sédentarisé les groupes humains car ce sont elles qui ont développé l’agriculture et ont alors permis la constitution de réserves alimentaires. Ce fut la possibilité de sortir d’une économie de survie et de la société nomade. En effet, dans les sociétés nomades, nécessité est faite de bouger tout le temps pour trouver sa subsistance. Les femmes ont donc sédentarisé les groupes humains, elles ont créé les premiers habitats fixes, elles ont créé un chez-soi et elles ont permis aux sociétés de se développer, notamment en ayant des enfants dans de meilleures conditions de vie quotidienne.

9 Le chez-soi peut donc également être relié à son environnement proche et dépasser le cadre de son logement. Par exemple, une personne très âgée se sentait chez elle parce qu’elle pouvait aller au marché juste à côté de son domicile. À ses yeux, c’était très important. Aussi le jour où elle a perdu sa mobilité, où elle n’a plus pu aller au marché, elle a demandé à ne plus rester chez elle et à rentrer en hébergement. Ce qui veut dire que pour cette personne son chez-soi n’était pas seulement son habitat. La notion de chez-soi peut se révéler extrêmement subtile dans l’expérience qui en est faite. Ce n’est pas nécessairement l’habitat ou le domicile stricto sensu. Il est ainsi possible de dissocier le domicile du chez-soi.

10 Le chez-soi tel qu’exprimé par de nombreuses personnes dans un travail qui a été effectué dans le cadre de l’entité Leroy Merlin Source, dont je suis un des correspondants scientifiques, c’est là où la personne se sent bien, là où elle se sent en sécurité. Or, avec le vieillissement, certaines personnes peuvent ne plus se sentir en sécurité à leur domicile pour des tas de raisons, telles que l’isolement ou un habitat trop inconfortable. Certaines peuvent exprimer alors qu’elles préfèrent quitter cet habitat qui n’est plus leur chez-soi pour une autre forme de chez-soi partagé, par exemple dans un domicile collectif ou une petite unité de vie.

11 Il arrive que des personnes puissent dire : “Je n’ai jamais eu de chez-moi”, alors qu’à l’évidence elles ont un domicile. C’est très intéressant. Une jeune femme vivant en couple m’a dit un jour : “En t’écoutant, je me rends compte que je n’ai pas de chez-moi.” C’est assez impressionnant. Elle a précisé : “Là où je suis actuellement, ce n’est pas un chez-moi.” Le chez-soi est donc quelque chose de très personnel et d’éminemment subjectif. Il s’agit vraiment d’une dimension psychique relative à l’histoire du sujet.

12 Ainsi, quelqu’un m’a raconté récemment l’histoire de sa grand-mère en Bretagne. Son chez-soi, c’était sa voiture. Elle avait une vieille “deux chevaux” et avait aussi son permis de conduire, ce qui n’était pas si fréquent dans sa génération. Avec sa voiture, elle allait donc visiter ses vieilles copines et les véhiculait à différentes occasions. La voiture lui permettait ainsi d’entretenir son réseau de sociabilité. Pour des raisons de sécurité et de non-prise de risque, certaines personnes de sa famille proche ont décidé que cette vieille dame ne devait plus conduire. Ils n’ont même pas négocié avec elle. Ils ont mis sa voiture hors d’usage en débranchant la batterie et lui ont fait croire que sa voiture ne fonctionnait plus. Cette dame s’est donc repliée sur elle-même parce que son chez-soi, c’était son réseau de sociabilité, ses copines. Elle est rentrée en ehpad où elle est morte rapidement. Indépendamment de cette façon de faire que je trouve scandaleuse et dramatique – car elle est malheureusement assez répandue et il y aurait long à dire sur de telles pratiques (mais ce n’est pas le sujet de cette interview) –, cet exemple m’amène à dissocier le domicile du chez-soi. Le chez-soi peut être le domicile pour beaucoup de gens, mais pour d’autres, le chez-soi peut être tout autre chose que le domicile, c’est-à-dire des souvenirs, des photos, des objets, des sons, des odeurs, d’autres lieux familiers, etc. D’où l’importance dans le travail et l’accompagnement auprès de gens fragiles de repérer quel est leur chez-soi. »

Travail à domicile : comment ne pas être intrusif ?

13 « Mais quand le domicile est vraiment le chez-soi… les professionnels qui entrent dans ce domicile ne sont, à mon avis, pas suffisamment vigilants sur cette intrusion possible. Des personnes âgées me disaient : “Voilà, l’aide à domicile arrive à telle heure, l’aide-soignante arrive à telle heure, l’infirmière passe à telle heure, le médecin passe à telle heure, ma maison est devenue un hall de gare”, et la personne d’ajouter alors : “Je ne suis plus chez moi.” Il s’agit d’un sentiment très fort d’intrusion. Aussi prendre en compte le chez-soi suppose de s’interroger sur un certain nombre de points. Comment accompagner des personnes vivant chez elles ? Comment entrer chez des personnes n’ayant pas demandé une intervention à leur domicile ? De manière plus générale, comment entrer chez les personnes pour les accompagner à pouvoir y demeurer ?

14 Dès que le professionnel passe la porte, qu’il le veuille ou non, il y a intrusion. Du fait même de sa présence, il modifie un espace. Pour les personnes ayant un fort sentiment que leur domicile est leur chez-soi, il est très difficile de ne pas se sentir envahies. Je me souviens de plusieurs vieilles dames… Quand l’aide à domicile faisait la poussière à l’endroit où les photos étaient exposées et qu’elle ne remettait pas exactement au même endroit la photo du mari ou des petits-enfants, elle se faisait disputer. Bien souvent l’auxiliaire de vie ne comprenait pas : “Mais qu’est-ce que cela change que je mette la photo un peu à côté ?” Certaines personnes ont une notion du chez-soi qui implique le fait que les choses doivent être là et pas là, de sorte qu’un léger déplacement d’un objet est un drame. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann parle très bien de ça, dans son livre intitulé Le cœur à l’ouvrage[1]. Il explique que nos objets personnels les plus communs, les livres, les photos, les babioles, etc. maintiennent notre identité. Aussi, certains ont un sentiment très profond que les choses doivent être là et pas à côté. Et si l’auxiliaire de vie ne range pas le seau et la serpillère ou encore la vaisselle à l’endroit habituel…, ce sont des bagarres permanentes ! Les professionnels du domicile n’ont pas été suffisamment formés sur ce point-là. Ce n’est pas être tatillon pour ces personnes aidées, elles ont simplement un très fort besoin d’immuabilité de leur cadre de vie, sentiment d’autant plus fort qu’elles se fragilisent.

15 Généralement, pour un certain nombre de personnes qui ne vont pas bien et qui ont du mal à ouvrir leur porte, les auxiliaires de vie ont les clés du domicile. Quelqu’un qui a les clés de votre domicile, qui peut rentrer n’importe quand… cela mérite qu’on s’interroge : qui a les clés de notre domicile, de notre chez-soi ? Mêmes si les horaires des interventions sont en principe prévus et respectés, ce n’est pas facile à vivre… Même si les professionnels ont pour consigne de ne pas ouvrir la porte par eux-mêmes sauf en cas d’impossibilité absolue de la personne, ils ont les clés. Pour les personnes alitées, le sentiment de perte de contrôle peut être très important : “Les professionnels chez moi, ils font ce qu’ils veulent. Je ne peux pas contrôler.” Aussi certaines (la majorité des vieilles personnes aidées à domicile sont des femmes seules) tentaient de délimiter le territoire accessible : “Telle armoire est fermée à clé, telle pièce est fermée à clé, vous n’y rentrerez pas.” Il s’agissait en quelque sorte d’une défense du chez-soi contre l’envahisseur.

16 Or, comment aider les gens à domicile sans entrer chez eux ? Il y a une espèce d’aporie, une espèce d’impossibilité. Impossible de les accompagner dans leurs projets sans les déranger plus ou moins profondément. De plus, souvent, les personnes demandent l’aide à domicile quand ça va mal. Donc, au moment où leur identité psychique est un peu en difficulté, notamment si elles ne vieillissent pas bien. C’est ce moment qu’on “choisit” pour entrer chez elles pour les y aider. C’est absolument nécessaire, mais c’est sans doute le plus mauvais moment ! Il faut souligner ce paradoxe. C’est au moment où les gens sont sans doute le moins capables d’accepter une intrusion chez eux qu’ils ont pourtant l’obligation de recevoir quelqu’un. On peut comprendre que, par exemple, certains préfèrent entrer en ehpad que d’avoir ce sentiment que finalement ils sont devenus “vieux” parce qu’ils ne peuvent plus “tenir leur intérieur”… J’ai entendu des personnes me dire : “Bah oui, je ne suis plus celle que j’étais, je ne peux plus tenir mon intérieur.” Encore une fois, ce sont des femmes dont l’identité reposait en grande partie sur le fait d’être de bonnes maîtresses de maison. Pour cette génération – car cela change avec les personnes plus jeunes –, c’est dramatique de ne plus pouvoir tenir par soi-même ce rôle de maîtresse de maison. “Si quelqu’un vient chez moi, c’est que je ne suis plus bonne à rien, c’est que je suis vieille, c’est que je suis incapable de tenir ma place… Je suis obligée d’accepter quelqu’un qui va faire les tâches dont j’avais jusqu’alors la responsabilité.” C’est une terrible épreuve à vivre.

17 Les soignants, c’est-à-dire les personnels paramédicaux ou médicaux, sont partout chez eux… Car les soignants, que les personnes soient à domicile ou à l’hôpital, c’est eux qui commandent. Ils décident de l’heure de leur venue. J’ai souvent entendu les infirmières du service de soin de mon association me dire : “On va chez les gens quand on peut”, quand je leur demandais d’être assez précises sur l’heure de leur venue… Les gens disent : “Mais vous m’avez dit 8 heures et demie, il est 11 heures. – Bah madame, on fait ce qu’on peut.” Pour avoir été, plus de trente ans, directeur d’un service d’aide et de soins à domicile, je connais parfaitement la galère des responsables des plannings devant les absences non prévues. Dans le secteur de l’aide à domicile, on essaie de tenir les horaires convenus, à peu près… Mais les soignants, eux, sont des gens qui ne travaillent pas comme tout le monde. Ils passent quand ils peuvent, comme le médecin. Donc, les tensions concernant les horaires de passage sont permanentes. “Elle est venue un quart d’heure plus tôt que d’habitude ! Elle est venue un quart d’heure plus tard !” On mesure rarement combien ce qui peut sembler de petits détails constitue des choses qui prennent des proportions énormes pour les personnes à leur domicile, en raison du sentiment d’intrusion et de leur ressenti d’être soumises au bon vouloir des gens qui vous aident… »

Améliorer les formations médicales, paramédicales et sociales

18 « On évoque peu tout cela dans les formations médicales, paramédicales et sociales. La priorité est trop souvent donnée à la seule technicité. Les élèves vont apprendre comment faire une toilette, comment faire un change, comment faire la cuisine ou les courses Il ne leur est pas suffisamment appris ce que je considère comme l’essentiel : comment se comporter chez les gens. Mon propos vaut aussi bien sûr pour les formations des aides à domicile. Mais il y a pire : alors qu’il ne viendrait à personne l’idée d’envoyer à domicile des aides-soignantes ou des infirmières non diplômées, donc sans formation initiale, dans le domaine de l’aide à domicile il est encore largement habituel de faire intervenir des salariées sans formation initiale… notamment parce que les tutelles de ce secteur les considèrent trop souvent comme des “femmes de ménage”, ce qui leur permet de faire des économies sur leur rémunération en prétextant que pour faire ce travail elles n’ont pas besoin de formation – je l’ai entendu, il y a quelque temps, de la bouche même d’une conseillère de la secrétaire d’État aux Personnes âgées… Or la formation est essentielle pour l’accompagnement à domicile, qui est un métier à part entière. De plus, même si les intervenants du domicile ont de plus en plus des formations en cours d’emploi, alors que nous souhaitons des formations initiales, elles sont souvent trop techniques au mauvais sens du terme. Les futurs professionnel(le)s n’ont pas de formation suffisante aux relations humaines. Il est pourtant fondamental de savoir comment déranger le moins possible quand on intervient au domicile des gens.

19 Souvent, les vieilles personnes bénéficiaires de service d’aide à domicile acceptent certaines intrusions, certaines aides à domicile et pas d’autres. Ça veut dire que certaines aides à domicile sont plus capables d’entrer en résonance avec ces personnes. Certaines vieilles dames acceptaient beaucoup de certaines aides à domicile, alors qu’elles n’en auraient pas accepté le quart venant d’une autre intervenante. Là encore, il s’agit de sensibilité. On ne rentre pas chez les gens n’importe quand, n’importe comment. Certains prestataires de service considèrent qu’en cas d’absence d’une professionnelle, les aides à domicile sont interchangeables, qu’il suffit d’en envoyer une autre opérer les mêmes tâches. Mais pas du tout ! Les aides à domicile ne sont pas interchangeables aussi facilement qu’il y paraît. Elles ont construit des relations spécifiques, car on est bien dans une relation de sujet à sujet. Bien évidemment, ces professionnelles peuvent avoir des arrêts-maladies, elles ont besoin et le droit de prendre des vacances, d’où la nécessité d’avoir des fiches de liaison entre les salariées et d’essayer d’envoyer en remplacement des personnalités compatibles avec la personne accompagnée, dans la mesure du possible…

20 Une piste d’amélioration prioritaire est donc la formation initiale des professionnels d’une façon générale et ensuite la formation continue, notamment sous l’angle des réunions d’élaboration des pratiques professionnelles : analyser les situations vécues, développer l’échange et la réflexion entre les aides à domicile. Comment ça se passe chez vous ? Est-ce que chez vous vous laissez n’importe qui rentrer ? Est-ce que si vous aviez une aide chez vous, vous accepteriez qu’elle “fouine” n’importe où ? Malheureusement, ces réunions de synthèse sont trop peu financées dans ce secteur car jugées non indispensables, encore une fois, par les tutelles financières du secteur de l’aide à domicile… »

Améliorer le management, une priorité

21 « En outre, beaucoup de services prestataires, au niveau des responsables de secteur, disent : “J’ai un stock d’aides à domicile le matin, il faut que ça corresponde au stock des personnes aidées.” Par suite, les professionnels intervenant au domicile changent tout le temps. C’est aberrant ! Et d’ailleurs, des personnes disent quelquefois en se plaignant des services : “Ça change tout le temps… pendant le mois, j’ai eu trente aides à domicile différentes.” C’est bien sûr un cas extrême qui vient bien souligner la difficulté de faire entrer chez soi toujours plus de personnes “étrangères”.

22 Donc, nous avons deux pistes d’amélioration majeures à mettre en œuvre dans le secteur de l’aide à domicile. D’une part, les directions de service ont besoin de travailler sur ce que veut dire envoyer du personnel au domicile d’une personne ; d’autre part, relativiser les impératifs de gestion pour ne pas maltraiter les personnes. Ce n’est pas parce qu’il y a du personnel à plein temps et une modulation des contrats de travail à respecter extrêmement contraignante, c’est vrai, que cela autorise, malgré tout, à envoyer n’importe qui, n’importe quand, n’importe où. Or, aujourd’hui, du côté des départements principaux financeurs de l’aide à domicile, les économies… l’emportent sur tous les autres aspects de notre travail, au risque de détruire complètement l’éthique de l’accompagnement de personnes fragiles !

23 La fragilité des personnes, quel que soit leur âge, n’autorise pas un certain nombre de pratiques qui sont malheureusement trop souvent dictées par les difficultés croissantes de financement des services d’aide. Qu’est-ce que le fait d’aider les personnes nous autorise à faire chez eux ? En tout cas, ne pas les envahir avec des horaires pas possibles, des horaires qui changent tous les jours. Là-dessus, je trouve que notre milieu professionnel n’est vraiment pas au clair, même si beaucoup de progrès ont été faits, aussi bien en matière de formation initiale que de formation continue.

24 C’est très ennuyeux parce qu’en plus de la technicité qui prend de l’ampleur, on a maintenant tendance à “gérer les gens”. D’ailleurs, dans les maia[2], structures récentes qui ont un rôle de coordination générale dans le champ de l’aide à domicile et des soins, on parle des “gestionnaires de cas”. Or, les personnes ne sont pas des cas et de plus on ne les gère pas, on les accompagne… Pour moi, ce terme est symbolique de la dérive dans laquelle on s’inscrit depuis vingt ans : “la société malade de la gestion”, pour reprendre le titre d’un livre du sociologue Vincent de Gaulejac. On est partis sur des considérations uniquement techniques et de rentabilité, et les gens ne sont plus considérés pour ce qu’ils sont, des êtres humains comme nous… Puisqu’ils sont fragiles, ils n’ont qu’à tout supporter. Je caricature mais c’est ça qu’on peut entendre de la part des pouvoirs publics : “On est déjà bien bons de les aider, ils ne vont pas en plus réclamer qu’on le fasse avec précaution et avec sollicitude, on vient chez eux et en plus, ils se plaignent !” Je caricature à peine. On ne peut pas dire autre chose : on bouscule les personnes, on les bouscule psychiquement et quelquefois même physiquement parce que cela ne va pas assez vite, alors on fait à leur place dans le même temps où le jargon officiel parle du maintien de l’autonomie… Quelle autonomie dans ces conditions ! Pour moi, c’est évident, il faut se bagarrer là-dessus même si on est à contre-courant de l’histoire. »

Risques pour la personne d’être dépossédée de son chez-soi

25 « Est-ce qu’on est obligés de tellement bousculer les personnes ? On dit aux personnes : “Vous allez rester à domicile.” C’est le leitmotiv des politiques publiques depuis des années. Mais dans les faits, la plupart du temps, on va dire aux gens comment ils doivent rester chez eux. Finalement, les interventions auprès de ces personnes conduisent à ce que les personnes que l’on dit aider perdent la maîtrise de leur chez-soi. Le comble : aujourd’hui, j’entends même parler d’hébergement à domicile. C’est tout à fait symptomatique. Ça veut dire que le domicile est tellement devenu une institution qu’on le confond avec l’hébergement ! Trop fréquemment, les personnes n’ont plus la capacité élémentaire de dire aux professionnels comment elles voudraient qu’on réponde à leurs souhaits. Elles sont profondément dépossédées de leur capacité de gérer leur vie. De plus, il s’agit d’une génération de vieilles dames, qui ont été très souvent sous la coupe de leur mari toute leur vie, qui se retrouvent veuves et qui estiment qu’elles n’ont pas leur mot à dire dans ce qui leur arrive. »

La stigmatisation des vieilles personnes par les politiques publiques : l’âgisme !

26 « Quand on parle de personnes “âgées”, on ne parle plus aujourd’hui que d’incapacité ou de perte d’autonomie ! Les “vieux”, fondamentalement, seraient des incapables. Je suis de ceux qui aujourd’hui mettent en question la pertinence de la barrière d’âge de 60 ans qui fait que les personnes de plus de 60 ans touchent une allocation personnalisée d’autonomie en moyenne deux fois inférieure à la prestation de compensation du handicap attribuée aux personnes de moins de 60 ans en situation de handicap. La France est le seul pays d’Europe à pratiquer cette véritable discrimination par l’âge. La représentation de la vieillesse en France est : “les vieux vont mal et ils nous coûtent cher”. De fait, il existe une loi récente de décembre 2015, dite loi d’adaptation de la société au vieillissement, qui perpétue cette discrimination. C’est comme si jusqu’à 60 ans tout allait bien et qu’ensuite l’individu devenait brusquement “vieux” à 60 ans. Le titre de la loi semble signifier en fait qu’à 60 ans, il faut que la société s’adapte aux personnes parce qu’elles sont trop stupides pour s’adapter : “Il faut un logement adapté, il faut des tablettes pour vieux…” Mais accepter une tablette ou un logement ou tout autre équipement pour “personne âgée”, c’est subir en retour la stigmatisation liée aux représentations négatives de la vieillesse en France. Accepter ces équipements spécifiques, c’est accepter d’être stigmatisé dans le champ de la vieillesse et donc du déficit. Cette barrière de l’âge s’est renforcée au regard de ce qui se passait il y a une dizaine d’années ; d’ailleurs, le constat majeur de l’Organisation mondiale de la santé, dans le rapport mondial qu’elle a publié, fin 2016, sur le vieillissement et la santé, est la montée de l’âgisme : “Un nouveau cadre stratégique mondial est nécessaire. Il devra tenir compte de la grande diversité des populations âgées et répondre aux inégalités qui la sous-tendent. Il devra conduire à l’élaboration de nouveaux systèmes de santé et de soins de longue durée qui soient plus en phase avec les besoins des personnes âgées […] mais avant tout, il devra transcender les modes de pensée obsolètes quant au vieillissement et encourager un changement majeur dans la façon dont nous comprenons le vieillissement et la santé, et inspirer le développement d’approches novatrices. Vu que le changement social est continu et imprévisible, ces approches ne pourront pas être normatives mais plutôt devraient chercher à renforcer les capacités des personnes âgées à prospérer dans l’environnement mouvementé dans lequel elles sont susceptibles de vivre [3].” On ne saurait mieux conclure. »


Mots-clés éditeurs : stigmatisation, personne âgée, domicile, intervention professionnelle, chez-soi, politique publique

Mise en ligne 23/05/2017

https://doi.org/10.3917/vsoc.171.0071

Notes

  • [1]
    J.-C. Kaufmann, Le cœur à l’ouvrage, Paris, Armand Colin, 2015.
  • [2]
    Les Maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer ont changé de nom ; celui-ci est devenu : Méthode d'action pour l’intégration des services d'aide et de soins dans le champ de l'autonomie.
  • [3]
    oms, Rapport mondial sur le vieillissement et la santé, 2016, fin du chapitre 1 : « Ajouter une bonne santé aux années ».
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