Notes
-
[*]
Sabrina Aouici et Rémi Gallou sont chargés de recherche à la Caisse nationale assurance vieillesse (cnav).
-
[1]
Claudine Attias-Donfut (sous la direction de), L’enracinement. Enquête sur le vieillissement des immigrés en France, Paris, Armand Colin, 2006.
-
[2]
Jean-Luc Richard, « Rester en France, devenir Français, voter : trois étapes de l’intégration des enfants d’immigrés », Économie et statistique, vol. 316-317, n° 1, octobre 1998, p. 151-162.
-
[3]
Les migrants subsahariens et leurs descendants ne constituent pas une catégorie homogène du fait d’une origine territoriale commune (la terre d’Afrique) ou d’un épisode de vie commun (l’immigration en France). Il subsiste des distinctions liées à l’origine nationale et culturelle, au genre, au statut et à la condition sociale dans le pays d’origine comme dans le pays d’accueil, au motif de la migration et au parcours personnel.
-
[4]
Sabrina Aouici, Rémi Gallou, « Ancrage et mobilité de familles d’origine africaine : regards croisés de deux générations », Enfances, familles, générations, n° 19, automne 2013, p. 168-194.
-
[5]
Jacques Barou (sous la direction de), De l’Afrique à la France, d’une génération à l’autre, Paris, Armand Colin, 2011.
-
[6]
Sabrina Aouici, Rémi Gallou, « Ancrage et mobilité de familles d’origine africaine… », op. cit.
-
[7]
Nicole Lapierre, Sabrina Aouici, Rémi Gallou, « Discriminations et revendications », dans Jacques Barou (sous la direction de), De l’Afrique à la France, d’une génération à l’autre, op. cit., p. 195-212.
-
[8]
Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 162.
-
[9]
Pierre Bourdieu, dans Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, op. cit., p. 13.
-
[10]
Cité par France Guérin-Pace, dans « Sentiment d’appartenance et territoires identitaires », L’espace géographique, vol. 35, 4/2006, p. 298.
-
[11]
En référence au titre de l’ouvrage de Louise Bérubé, Parents d’ailleurs, enfants d’ici. Dynamique d’adaptation du rôle parental chez les immigrants, Québec, Presses de l’université du Québec, 2004.
1L’enquête sur le Passage à la retraite des immigrés (pri, cnav, 2006) [1] a montré que, contrairement aux idées reçues, une infime minorité d’immigrés souhaitent retourner vivre au pays d’origine une fois l’heure de la retraite arrivée. On constate une installation durable des migrants : 60 % souhaitent rester vivre en France, 23 % faire des allers-retours entre la France et le pays d’origine, alors que seuls 7 % des immigrés âgés de 45 à 70 ans prévoyaient un retour au pays. Comme le souligne J.-L. Richard, « la présence d’enfants […] transforme souvent en définitive une émigration initialement prévue comme temporaire [2] ».
2Notre article est consacré aux familles originaires d’Afrique sub-saharienne [3] installées en France. Lors de l’enquête pri, les immigrés africains sont apparus comme plus jeunes (car issus d’un courant migratoire récent) que l’ensemble des immigrés, plus diplômés, mais exprimant le sentiment d’une plus grande discrimination sociale et professionnelle. Au sein de ces familles, si certains sont en rupture avec le pays natal, la plupart entretiennent à la fois un lien avec la France et le pays d’origine, vivant ainsi dans une « double inscription » caractéristique de la condition d’immigrés de tout temps et en tout lieu. Quels que soient l’âge et la génération d’appartenance (génération de migrants ou des descendants), ce lien fait partie intégrante de la construction identitaire, les individus puisant dans les modèles français et les références héritées du pays d’Afrique pour alimenter et affirmer leur identité [4]. Cependant, le rapport au pays d’origine se transforme avec le temps et le passage des générations, comme il peut d’ailleurs diverger au sein d’une même génération, ou encore entre les membres d’une même famille, selon l’histoire migratoire et le parcours des individus.
3Considérer deux générations adultes (parents et enfants) d’origine subsaharienne vivant en France [5] permet d’analyser l’évolution des relations au sein de ces familles à double référence en matière de pratiques, de valeurs, de normes ou de principes éducatifs. Notre réflexion s’appuie sur une série d’entretiens réalisés auprès de parents migrants (socialisés en Afrique) et de leurs enfants (nés ou arrivés jeunes en France) dans le cadre de l’enquête sur le soutien familial auprès des familles immigrées africaines. Nous avons interrogé au final plus de 70 personnes. La mise en regard des trajectoires et des représentations des parents et des enfants permet, en croisant les points de vue, d’avoir une vision détaillée du parcours familial, social et identitaire de chacune des personnes rencontrées, de restituer les contraintes dans lesquelles les individus sont pris ainsi que leurs ambitions et leurs stratégies, de cerner finement les raisons et la signification de la mobilité ascendante ou descendante, et ainsi de comprendre la diversité et la complexité du devenir des familles issues de l’immigration sub-saharienne en France (cf. encadré ci-après).
L’Enquête sur le soutien familial auprès des familles immigrées africaines (esfia)
La force du lien à l’Afrique
4De façon générale, l’analyse des entretiens sur les deux générations interrogées indique que les enfants d’immigrés évoquent un enracinement plus profond en France alors que la génération des parents s’identifie très majoritairement au pays d’origine ou, plus largement, à l’Afrique, terre natale. Dans notre corpus, même les parents qui sont nés français sur le sol africain et se réfèrent à une double appartenance (ou identité pratique) du fait de leur double nationalité déclarent eux aussi une plus forte identification au continent africain dans sa globalité, précisant que le caractère africain est « au-dessus de tout ».
5Le sentiment de double appartenance peut renvoyer à une histoire migratoire différente et s’exprimer autrement selon le parcours de vie. Le contexte et le moment de la migration ont un effet considérable sur les attaches aux pays d’origine. Lorsque la migration – plus ou moins contrainte – intervient à l’âge adulte, la séparation peut s’apparenter à un exil forcé. Certaines femmes, contraintes à une « migration forcée » (mariage « arrangé », placement dans la famille élargie), sont aujourd’hui en situation de rupture avec leurs origines. Après une séparation douloureuse et une période plus ou moins longue vécue en marge de la société d’arrivée, elles ont finalement créé leur place dans la société française où elles sont parvenues à (re)construire une identité individuelle et sociale. Il en est ainsi de Joëlle, née en Côte d’Ivoire et entrée en France dans le cadre d’un mariage arrangé. Cette mère de famille a le sentiment d’avoir été arrachée à son pays et « parachutée dans un pays que je ne connaissais pas du tout. Donc je n’avais pas de racines, puis je me suis enracinée ». Malgré quelques difficultés d’insertion, elle a fini par trouver un statut en France et à s’y sentir à sa place. Bien qu’elle ait maintenu un lien avec ses origines, elle n’a « pas de point d’attache en Afrique » et n’envisage pas de faire sa vie ailleurs qu’en France. L’identification à la France apparaît très ancrée, comme elle le précise : « Quand je réfléchis, je ne réfléchis pas en africain, je réfléchis en français. Quand je rêve, je ne rêve pas en africain. […] Vous vous sentez française, peut-être pas à 100 % non plus, j’ai un côté africain, je ne l’ignore pas non plus. J’ai ce côté là aussi où j’ai grandi, où j’ai travaillé, où j’ai eu mes enfants, je suis les deux on va dire. » L’identité se fonde ici sur la citoyenneté et se détache du sentiment d’appartenance au pays d’origine ; l’attachement émotionnel à la France est en revanche renforcé.
6Lorsque la migration survient durant l’enfance, la séparation, vécue comme un déracinement, se traduit par une fixation sur le pays d’origine. À l’inverse de Joëlle, le sentiment d’appartenir à l’Afrique prime pour Lucie. Arrivée seule en France à 10 ans pour rejoindre son père avant que le reste de la famille ne suive quelques années plus tard, Lucie revendique haut et fort ses racines africaines. Très attachée à son pays de naissance – le Togo – et à l’Afrique en général, elle entretient un lien parfois confus mais viscéral avec la région d’enfance, et avec l’Afrique dans sa globalité. Ce lien est nourri par des relations quotidiennes avec l’Afrique, qu’il s’agisse de contacts avec la famille ou plus simplement avec les Africains du quartier. Elle a d’ailleurs ouvert une boutique de produits exotiques qui sert chaque soir de lieu de rencontre et de discussion aux habitués, et se rend dès que possible sur les terres de ses ancêtres afin de combler son « manque d’Afrique ». Lucie décrit de façon très vivante son lien à l’Afrique : « Je me sens vraiment 100 % africaine. Les gens me disent souvent : “Toi, on ne te comprend pas. Tu as fait dix ans en Afrique, tu as fait trente ans dans ce pays, comment ça se fait que c’est l’Afrique qui l’emporte ?” Les gens ne comprennent pas. […] Je respire par l’Afrique. Et je veux que mes enfants respirent par l’Afrique ! » L’empreinte africaine domine largement dans cette famille, si bien que la fille de Lucie, née en France d’un père camerounais et qui ne s’est rendue que très occasionnellement sur les lieux de ses origines, se définit elle aussi comme togolaise.
7La construction identitaire semble plus tranchée lorsque la décision de migration relève d’un choix individuel : les migrants s’identifient clairement au pays d’origine ; l’éventualité d’un retour partiel au pays est plus souvent envisagée. Mais quand l’installation en France s’est « imposée » aux individus par choix familial (migration des parents, mariage, obligations familiales) ou par nécessité (fuir la pauvreté, l’insécurité au pays d’origine), les déclarations d’intention et les comportements identitaires sont plus complexes.
La diversité des transmissions entre parents et enfants
8« Comme on est le fruit de notre éducation, inconsciemment ou consciemment, on transmet ce qu’on a reçu. C’est transgénérationnel. Inconsciemment, j’ai transmis à ma fille ce qu’on m’a transmis. Et c’est comme ça peut-être qu’elle va transmettre la même chose à ses enfants. Ainsi de suite. Mais seulement il faut faire un tri. Prendre ce qui est bon et laisser ce qui est mauvais. J’ai toujours appris à ma fille à respecter les deux cultures » (Hadiza, 45 ans, nigérienne).
9Quelles que soient la nature et la force de l’attachement au pays de leurs parents, tous les jeunes rencontrés signalent vouloir transmettre à leurs descendants un lien avec le pays ou la culture africaine, que ce soit par le maintien de la langue vernaculaire, des séjours en Afrique ou encore la transmission de valeurs éducatives et culturelles héritées de leurs propres parents [6]. Au-delà des formes de transmission « classiques » – valeurs éducatives, culturelles… – se manifestent le souhait et la volonté d’agir concrètement en direction du pays d’origine. Cette forme de maintien du lien entre ici et là-bas apparaît comme nouvelle car elle fonctionne à distance. Pas directement financière, elle se base sur les aides à l’investissement, à la formation, au développement des compétences (médecine).
10La plupart des jeunes rencontrés placent la France en référent principal, avant leurs origines africaines. Malgré la force de leur enracinement en France, ces jeunes hésitent pourtant à se déclarer « simplement français », même lorsqu’ils n’ont jamais vécu dans le pays d’origine de leurs parents, signe d’une persistance du sentiment d’appartenance – réelle ou symbolique – au pays d’origine. La pérennité de ce lien peut répondre à une obligation familiale et morale ou être suscitée par la sphère sociale. Parmi ceux que nous avons interrogés, nombreux sont ceux qui ont exprimé leur désir de s’investir dans la vie du pays d’origine. Il s’agit tantôt de contribuer au développement durable en créant une structure de soutien en Afrique, tantôt d’investir dans le transport, le commerce ou le médicosocial… Les projets nécessitent d’effectuer des séjours réguliers et, dans la mesure du possible, de faire le voyage avec les (futurs) enfants pour leur faire découvrir les origines des ascendants. Mais ces projets de coopération avec l’Afrique n’impliquent pas de s’y installer. En effet, dès que l’on pose la question de se transposer durablement et au quotidien au pays, la détermination apparente de retour au pays fait place à des attitudes hésitantes. Certains enfants possèdent des terres dans leur pays d’origine et espèrent pouvoir y construire une maison individuelle, ce qui laisse supposer des séjours réguliers dans l’avenir et, par conséquent, le maintien d’un lien avec le pays d’origine des parents. Mais la pérennité du lien n’est pas garantie pour tous. Dans de nombreuses familles, l’attachement au pays d’origine est le fait des parents. Comme le souligne Marie : « Y retourner sans ma mère… Le jour où elle ne sera plus là, je ne vois pas l’intérêt d’y retourner. Pour voir qui ? C’est elle qui me rattache au pays. » Si plusieurs de ces projets « de retour » ne verront très certainement jamais le jour, ils illustrent toutefois l’importance symbolique que représente le pays d’origine pour ces jeunes générations élevées, instruites et socialisées en France.
11Comme l’a montré A. Sayad, le « ici » ne se conçoit que par rapport à un « là-bas » et la question inaltérable de la construction de l’identité pour les enfants d’immigrés, un peu à la manière de la question du retour au pays pour leurs parents, repose sur les trois acteurs que sont la France, le pays d’origine et l’individu – ses expériences, sa position sociale. Tous les jeunes rencontrés se composent une identité ainsi et même s’ils se définissent comme français, leur composante « d’origine » est cruciale.
Un passé souvent ignoré par les enfants
« Elle m’a très peu raconté son histoire. Donc je la connais très mal. […] ce n’est pas du tout tabou, il n’y a pas d’interdiction d’en parler. Pas du tout, c’est juste que je n’ai jamais pris vraiment le temps de lui demander ou de l’écouter… ».
13Nombre d’enfants de migrants n’ont pas de contact avec les réalités du pays dont leurs parents sont originaires. Le silence des parents sur leur parcours migratoire conjugué à l’absence de questionnement de la part des enfants produit, chez ces enfants devenus adultes, des lacunes dans leur histoire familiale et les maintient dans une méconnaissance (ou « mal connaissance ») des origines et des raisons de la migration.
14Abdoulaye, par exemple, a découvert des éléments de la trajectoire migratoire de son père à 15 ans, par l’intermédiaire d’un oncle alors en visite chez lui : « Je ne savais rien du tout sur mon père. Il m’a dit : “Avec ton père, on a dormi dans la même chambre, y avait pas de chauffage, on était là, sous les draps en train de trembler. À 4 heures du matin on se levait, on allait au boulot, on nous appelait ‘le Noir’, ‘Négro’.” Je ne savais pas ça sur mon père. Entre mon père et moi, il n’y avait jamais eu d’échange. »
15Cette absence de lien avec la vie africaine, cumulée à la stigmatisation en France, peut se traduire pour certains par une sublimation du caractère africain et des origines, ou plus douloureusement pour d’autres en termes de « rupture ». Durant son entretien, Joana a longuement évoqué les remarques incessantes sur ses origines africaines et leur influence sur son sentiment d’illégitimité à se sentir et se dire française : « Mon père se disait français et fier de l’être. […] Fier de son bout de papier, de sa carte. Et nous on lui disait : “Quand les gens te regardent, tu es noir, arrête de dire que tu es français. » […] Je trouvais ça ridicule. Même aujourd’hui, dire que je suis française, ça ne passe pas. Ça ne passe pas parce que ce n’est pas vrai. Peut-être administrativement oui, et encore ! Des fois, on vous regarde de haut. […] Ce n’est pas parce qu’on est né ici ou qu’on a une carte d’identité française, ça ne change rien. Et je ne me sens pas française du tout. […] Je me dis d’abord africaine parce que je suis noire… » On comprend ainsi combien la difficulté à combattre les préjugés tenaces pèse sur les jeunes nés en France et certains perçoivent, à travers le regard des autres, l’assignation d’une identité « africaine ». Ce regard les confronte à une altérité qu’ils ne ressentent pas comme telle (car comme le souligne Marie, « on ne se lève pas tous les matins en se disant “je suis noire, je suis blanche” »), mais il leur impose à long terme une réflexion et un positionnement face à leur couleur de peau et donc aux origines, aussi lointaines soient-elles.
16Les deux facettes d’une vie « entre-deux » (deux pays, deux cultures) coexistent : la richesse que procure cette double identité d’une part, et le risque de se perdre entre les deux mondes ou de n’y être pas totalement reconnu d’autre part. Il ressort de l’étude que les enfants d’immigrés africains ne se sentent pas toujours traités à l’égal des autochtones, du fait notamment de discriminations répétées [7]. Les choses étaient différentes pour leurs parents, qui, immigrés, étaient considérés comme « autres ». Cependant, avec le temps ils le sont de moins en moins, adoptant des modes de vie et des pratiques propres à la France. Ils s’en rendent eux-mêmes compte à l’occasion des retours au pays : ils ont changé, ils ne se reconnaissent plus toujours dans la société d’origine, celle-ci ayant également évolué. L’ensemble de ces différences ramène chacun à l’altérité, renforçant le sentiment de n’être nulle part pleinement chez soi. Le paradoxe est double et les immigrés en permanence maintenus en contradiction : « absent là où on est présent et présent là où on est absent. Doublement présent – présent effectivement ici et fictivement là – et doublement absent – absent fictivement ici et effectivement là [8] ».
17Ainsi que l’écrivait Bourdieu, « l’immigré est atopos, sans lieu, déplacé, inclassable. […] Ni citoyen ni étranger, ni vraiment du côté du Même ni totalement du côté de l’Autre, l’“immigré” se situe en ce lieu “bâtard” dont parle aussi Platon, la frontière de l’être et du non-être social [9] ». On pourrait en dire de même de l’enfant d’immigré, renvoyé à sa singularité dans les deux sociétés de référence. Dès lors, la recherche et la valorisation d’identités plurielles peuvent permettre, chez les jeunes surtout, d’alléger le poids de ce paradoxe.
Les identités plurielles des jeunes générations
« À ceux qui me demandent d’où je viens, j’explique donc patiemment que je suis né au Liban, que j’y ai vécu jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, que l’arabe est ma langue maternelle […] Comment pourrais-je l’oublier ? Comment pourrais-je m’en détacher ? Mais d’un autre côté, je vis depuis vingt-deux ans sur la terre de France, je bois son eau et son bon vin […]. Moitié français, donc, et moitié libanais ? Pas du tout ! L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un “dosage” particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre. »
19L’identité ethnique des enfants de migrants est généralement présentée en termes doubles : on parle de « double appartenance » ou « d’entre-deux ». Cette double appartenance a souvent été désignée, dans la littérature sociologique, comme une source de difficultés pour les individus, qui seraient « déchirés entre deux cultures », « déracinés ». Or ce déchirement n’est pas systématique. Comme l’exprime Amin Maalouf, l’identité est multiple et ses composantes constituent la diversité des personnes interviewées. Les enfants d’immigrés rencontrés, lorsqu’ils se réfèrent à une identité plurielle, la présentent non pas comme un obstacle mais bien comme une source d’enrichissement personnel. Qu’ils soient fiers de leurs origines étrangères ou simplement satisfaits de profiter de ce « plus », la pluralité des origines ou des appartenances est généralement bien vécue et valorisée.
20Malgré leur attachement à la culture africaine et l’importance de leurs racines, les enfants ont tendance à mettre en avant leur ancrage en France, pays de résidence et bien souvent pays de naissance dont ils maîtrisent les codes et où ils ont tous leurs repères. Abdoulaye, ancien sportif de haut niveau, décrit l’importance symbolique de porter le maillot de l’équipe de France et l’émotion ressentie lorsqu’il entendait l’hymne national joué en son honneur : « Je me sentais vraiment français. […] Moi mon ambition, c’était d’avoir le survêtement de l’équipe de France et d’avoir la Marseillaise […]. C’est vraiment un avantage d’avoir la double culture, je pense qu’il y a du bien dans les deux et je vais essayer d’éduquer mes enfants avec les deux mélangés. » Par ailleurs, la question identitaire peut être discutée au sein d’une même famille. Ousseini, par exemple, se sent malien et considère ses enfants nés et élevés en France comme « moitié-moitié ». Il tient à la persistance du caractère africain voire ethnique puisque pour lui comme pour sa femme, « avec les papiers [les enfants] sont français, mais d’origine ils sont soninké. Pour nous ils sont soninké » ; sa fille Aïssa, qui n’a jamais séjourné au pays d’origine, confirme la persistance de la double culture évoquée par son père. Elle se définit comme « Française d’origine malienne […]. Française parce que je suis née ici, j’ai grandi ici, j’ai pris toutes les façons des Français ; et Soninké, la couleur, d’où je viens, mes parents… ». Pour entretenir le lien avec le pays d’origine, elle souhaite développer des projets avec le Mali (professionnels mais aussi familiaux) et y emmener ses futurs enfants en voyage. S’il y a transmission de l’attachement au pays d’origine d’une génération à l’autre, la jeune femme évoque un enracinement en France de plus en plus fort génération après génération, s’accompagnant d’un « émiettement » progressif du sentiment d’appartenance au pays d’origine : « Les petits-enfants de migrants sont pires que nous (rires), ils sont français et soninké, mais pas au même degré », soit davantage français et moins maliens.
Des divergences autour des lieux du vieillir et du devoir moral
21La question du retour au pays d’origine pour y vivre ses vieux jours est régulièrement posée par les parents. De manière générale, les projets de retour sont davantage entretenus par les pères, alors que les mères souhaitent rester à proximité des enfants et des petits-enfants. Bien entendu, les histoires et les parcours diffèrent selon les familles, mais certaines régularités peuvent être observées. Ainsi l’état de santé des parents et le recours aux soins conditionnent leur maintien en France et parfois le retour de ceux qui étaient partis. Lorsque leur santé se dégrade ou qu’il faut prendre régulièrement des médicaments, il est fréquent que les enfants enjoignent à leurs parents de rester vivre à proximité.
22La question du possible retour au pays au moment de la retraite ne se pose pas qu’aux parents. C’est un projet qui touche l’équilibre familial, affectant donc aussi les enfants. Ceux-ci s’interrogent sur ce qui est souhaitable pour leurs parents âgés. Si les avis divergent sur ce qu’il convient de faire, selon l’état de santé, l’intensité du lien avec le pays d’origine (famille au pays, situation résidentielle, etc.), il n’en est pas de même sur certaines représentations : l’image de la place de la personne âgée est commune aux parents et aux enfants de l’ensemble de notre échantillon. Idéalisée en Afrique (le statut social ainsi procuré, le respect, l’entourage qui reste présent et attentionné), elle est vivement critiquée en France, pays où l’on abandonne, isole les personnes âgées et où le coût financier de la prise en charge leur paraît démesuré. « Aux Comores on ne va jamais entrer dans une maison de retraite. Parce que les enfants ils ne nous rejettent pas. […] Si on n’a pas de famille, les voisins, les voisines, s’[en] occupent. On a toujours des gens qui s’occupent bien de nous, qui nous regardent et qui ne demandent rien » (Hama, 71 ans, comorien).
23Cependant, parents et enfants ne partagent pas la même vision du devoir moral vis-à-vis du pays d’origine. Ce devoir paraît indiscutable pour les parents et les pères plus encore ; ceux-ci évoquent un devoir de solidarité, le versement d’une aide régulière qui leur confère un statut de donateur, une fierté et du respect. Il est en revanche remis en cause et critiqué par les enfants, qui éprouvent un sentiment d’exagération à son égard : « Chez moi, ça a toujours été comme ça, de génération en génération […]. Quand quelqu’un vient de France, apparemment l’argent tombe du ciel. Mais les émigrés font croire : “Moi je suis bien placé, j’ai plein d’argent.” Ils ne se rendent pas compte que tout est cher ici. Tout ça va s’arrêter » (Sonia, 30 ans, d’origine sénégalaise).
24« Parents d’ailleurs, enfants d’ici [11] », cette expression résume finalement le sentiment identitaire général partagé par les parents, immigrés eux-mêmes, et leurs enfants. Et si les perspectives diffèrent d’une génération à l’autre, il existe bien un processus de transmission qui s’opère au sein de la famille. Quotidiens ou occasionnels (pratique d’une langue, de plats ou d’art culinaire, d’aménagement du logement ou de décoration), les échanges entre parents et enfants servent aussi à faire exister le pays d’origine ici en France et à retransmettre de l’identité. À un niveau plus individuel, un enjeu décisif pour les enfants consiste à exister dans un « entre-deux », en composant un univers personnel intégrant les codes et les valeurs des deux mondes. Mais il est capital que cet univers soit reconnu ici, là où ils vivent.
Conclusion
25Les personnes rencontrées, immigrées elles-mêmes ou enfants d’immigrés, parlent volontiers de leur double appartenance. L’ancienneté de la présence en France, l’implication ou non dans la vie locale, la constitution d’un réseau de relations extérieur à l’entourage familial vont avoir des conséquences sur le sentiment de se sentir plus « d’ici » ou de « là-bas ». Au jeu des influences, la société française apparaît pour les enfants adultes comme la société de référence principale en tant qu’elle est aussi celle du temps présent et du quotidien. La société d’origine, peu ou mal connue dans la plupart des cas, est parfois fantasmée ou idéalisée, ce qui lui confère un pouvoir d’attraction et de référence très fort. Au cœur de la construction des identités de ces jeunes adultes « enfants d’immigrés » viennent alors s’entremêler des références multiples : ces nouvelles identités complexes sont le fruit d’une histoire familiale, d’une éducation et d’un cadre de référence qui peuvent être eux-mêmes marqués par une double appartenance culturelle.
26L’idée de prendre ce qui est bon dans les deux cultures est une façon de composer habilement un entre-deux pratique et viable. Pour la génération des parents, ce métissage des pratiques et des cultures est une démarche volontaire, presque philosophique comme le confiait l’une des mères que nous avons interrogées : « Le respect de l’autre est positif. C’est culturel, on nous l’a appris. Il y a certains éléments éducatifs qui sont importants et positifs et si on les transmet, on n’est pas perdant. »
27Concernant la constitution identitaire, notre étude permet de dégager trois idées principales. Tout d’abord, une représentation plutôt valorisante de l’immigré envisagé comme un « aventurier ». Les personnes mettent en avant leur double appartenance, les deux univers sociaux et les deux cultures qu’elles connaissent et dont elles sont finalement issues : c’est l’utopie de l’entre-deux. Une deuxième représentation, quasi indissociable de la première, révèle un aspect plus sombre de la migration : être d’ici et de là-bas, français et noir de peau, être africain et aimer vivre en France… on se sent parfois étranger ici et là-bas, ou on est considéré comme tel. Le troisième constat mobilise davantage la société française et la place réservée aux enfants d’immigrés. Nous avons rencontré de jeunes générations adultes issues de l’immigration se sentant bien en France, souhaitant y vivre et que leurs parents y vieillissent. Il faut veiller à ce que ces choix de vie soient respectés.
Mots-clés éditeurs : immigration, transmission, identité, vieillissement, générations
Date de mise en ligne : 14/12/2016
https://doi.org/10.3917/vsoc.164.0091Notes
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[*]
Sabrina Aouici et Rémi Gallou sont chargés de recherche à la Caisse nationale assurance vieillesse (cnav).
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[1]
Claudine Attias-Donfut (sous la direction de), L’enracinement. Enquête sur le vieillissement des immigrés en France, Paris, Armand Colin, 2006.
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[2]
Jean-Luc Richard, « Rester en France, devenir Français, voter : trois étapes de l’intégration des enfants d’immigrés », Économie et statistique, vol. 316-317, n° 1, octobre 1998, p. 151-162.
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[3]
Les migrants subsahariens et leurs descendants ne constituent pas une catégorie homogène du fait d’une origine territoriale commune (la terre d’Afrique) ou d’un épisode de vie commun (l’immigration en France). Il subsiste des distinctions liées à l’origine nationale et culturelle, au genre, au statut et à la condition sociale dans le pays d’origine comme dans le pays d’accueil, au motif de la migration et au parcours personnel.
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[4]
Sabrina Aouici, Rémi Gallou, « Ancrage et mobilité de familles d’origine africaine : regards croisés de deux générations », Enfances, familles, générations, n° 19, automne 2013, p. 168-194.
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[5]
Jacques Barou (sous la direction de), De l’Afrique à la France, d’une génération à l’autre, Paris, Armand Colin, 2011.
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[6]
Sabrina Aouici, Rémi Gallou, « Ancrage et mobilité de familles d’origine africaine… », op. cit.
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[7]
Nicole Lapierre, Sabrina Aouici, Rémi Gallou, « Discriminations et revendications », dans Jacques Barou (sous la direction de), De l’Afrique à la France, d’une génération à l’autre, op. cit., p. 195-212.
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[8]
Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 162.
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[9]
Pierre Bourdieu, dans Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, op. cit., p. 13.
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[10]
Cité par France Guérin-Pace, dans « Sentiment d’appartenance et territoires identitaires », L’espace géographique, vol. 35, 4/2006, p. 298.
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[11]
En référence au titre de l’ouvrage de Louise Bérubé, Parents d’ailleurs, enfants d’ici. Dynamique d’adaptation du rôle parental chez les immigrants, Québec, Presses de l’université du Québec, 2004.