Couverture de VSOC_161

Article de revue

La formation continue, « nourriture terrestre » du travail social ?

Pages 169 à 179

Notes

  • [*]
    Alice Casagrande est directrice de la formation et de la vie associative à la fehap.
  • [1]
    La terminologie et les éléments proposés ici, outre les travaux des egts, s’inspirent très largement des réflexions d’Emmanuelle Jouet, chercheur et expert sur le sujet de la place des patients dans la formation des professionnels de santé. Voir en particulier Emmanuelle Jouet, Luigi Flora, Olivier Las Vergnas, Construction et reconnaissance des savoirs expérientiels des patients. Pratiques de la formation, Analyses, 2010 (58-59), pp.olivier_lv.<hal-00645113>
  • [2]
    Travaux conduits sous l’égide du Comité bientraitance et droits des personnes âgées et des personnes handicapées, rapport et préconisations parus en juin 2013, disponibles sur social-sante.gouv.fr
  • [3]
    Rapport de Denis Piveteau, Zéro sans solution. Le devoir collectif de permettre un parcours de vie sans rupture, pour les personnes en situation de handicap et pour leurs proches, 10 juin 2014, p. 54.

1La nécessité du recours à la formation professionnelle continue pour les travailleurs sociaux ne fait pas débat aujourd’hui et a été largement débattue au sein du groupe de travail national « Formation initiale et continue » lors des États généraux du travail social (egts). Les enjeux, les matières sur lesquelles le processus de formation tout au long de la vie a été jugé pertinent, ont été nombreux. Des pratiques professionnelles toujours à questionner au vu des évolutions des publics accueillis, des postures nouvelles à adopter à la suite des évolutions sociétales, de la conformité aux nouvelles normes en vigueur dans les structures auxquelles ils appartiennent : tout est venu légitimer un recours régulier, salvateur, à la formation continue. Pour irriguer des postures individuelles et collectives. Pour revisiter les paradigmes conscients ou inconscients qui président aux conduites. Pour actualiser les connaissances du droit ou des spécificités d’un public, des techniques de prise en charge nouvelles, ou des découvertes de la médecine ou des sciences humaines qui bouleversent les connaissances actuelles. Et ce en lien avec une démarche de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences mieux articulée aux parcours de formation.

2Pour autant, comment resituer les priorités assignées à la formation continue des travailleurs sociaux ? J’aimerais d’abord situer cette question à l’aune de trois dimensions complémentaires : celle des pratiques individuelles ; celle des pratiques collectives ; et enfin celle du projet de société auquel concourent lesdites formations.

La formation continue à l’appui des postures individuelles

3La situation est la suivante. Il s’agit d’une professionnelle intervenant auprès de mineurs en situation de handicap à domicile, mineurs qui peuvent être scolarisés mais doivent être accompagnés, notamment au vu de leur dépendance somatique sévère. Dans la situation évoquée, il s’agit d’une adolescente polyhandicapée, dont l’état médical empêche toute possibilité de se rendre aux toilettes d’une manière ordinaire. L’adolescente est donc pourvue d’aides techniques permettant d’évacuer l’urine et les matières fécales. Néanmoins, une discipline extrêmement stricte lui est nécessaire, qui lui impose une forme d’évacuation tous les soirs à son domicile, ceci afin d’éviter des fuites pendant la journée. Ce lavement se fait dans des conditions d’hygiène très rigoureuses car il mobilise des canaux artificiels. Il nécessite également un positionnement particulier de la professionnelle. Une certaine empathie de sa part est indispensable, considérant la difficulté de l’exercice pour une adolescente qui souhaite simplement vivre comme les autres parmi ses pairs et le rejet qu’ elle exprime par conséquent à l’égard de cette contrainte tyrannique et durable. Mais la fermeté est également nécessaire, pour rappeler à l’adolescente la nécessité, notamment médicale, de cette discipline.

4Quelle formation a reçu la professionnelle en question, pour lui permettre d’assumer à la fois la présence et le retrait ? Comment a-t-elle appris à insister sur le respect de la procédure médicale à suivre, en gardant une souplesse de communication adéquate ? Où a-t-elle trouvé les leviers pour laisser à l’adolescence toute sa mesure de contestation, et à l’adolescente en question toute sa place de sujet, sans devenir complaisante pour autant à l’égard de conduites potentiellement à risques ?

La formation continue, levier de l’amélioration continue de la qualité

5La seconde situation concerne un établissement ordinaire relevant de la loi 2002-2, ni pire ni meilleur que d’autres, qui a connu en 2013 la démarche inédite de l’évaluation externe. À la suite d’un processus un peu fastidieux, lent à mûrir, des constats et des paroles ont été tant bien que mal posés en un tout cohérent pour constituer une évaluation interne l’année précédente. Une dynamique s’est péniblement mise en place pour suivre les actions jugées prioritaires, avec un tableau de bord surchargé permettant de suivre les actions, maladroit comme celui de tous les débutants, et un comité de pilotage en charge d’apprécier les progrès de la démarche dans le temps. Un cabinet de consultants a ensuite été sollicité pour poser un regard distancié et objectivant sur les documents internes et sur les pratiques professionnelles. Ces deux démarches laissent l’équipe de direction en possession de plusieurs documents, dont un tableau de suivi pour la mise en œuvre d’un plan d’action qualité. Tableau qui, sur les deux cents actions listées, fait figurer une cinquantaine d’actions de formation des professionnels. Actions urgentes et moins urgentes, techniques et moins techniques, parmi lesquelles l’équipe de direction a un certain mal à déterminer les priorités.

La formation professionnelle et le changement de paradigme pour l’accompagnement

6La troisième dimension relève d’un périmètre plus vaste encore. En 2006, les Nations unies ont adopté une convention relative aux droits des personnes handicapées, dont l’article 12 stipule dans son alinéa 3 : « Les États parties prennent des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique. » La France a ratifié cette convention. Elle se trouve pleinement concernée par le commentaire produit par la commission de suivi des Nations unies, qui écrit en 2014, au sujet de la mise en œuvre du texte : « 3. Au vu des rapports initiaux de divers États parties qu’il a examinés à ce jour, le Comité constate l’existence d’un malentendu général en ce qui concerne la portée exacte des obligations des États parties au titre de l’article 12 de la Convention. En effet, il n’a généralement pas été compris que la conception du handicap axée sur les droits de l’homme suppose le passage d’un système de prise de décisions substitutive à un système de prise de décisions assistée. » Est ici visé un changement de paradigme considérable, à savoir le fait qu’une personne vulnérable n’a pas à prouver sa capacité civile, ni à voir sa participation conditionnée à la plénitude de cette capacité. La question qui se pose ensuite est la suivante. De quelles formations continues peuvent et doivent bénéficier les travailleurs sociaux pour qu’ils puissent non seulement prendre connaissance du texte en question mais surtout prendre la pleine mesure de ses implications et trouver concrètement, dans les accompagnements ordinaires qu’ils accomplissent, les postures nouvelles à habiter pour se trouver dans l’esprit du texte ?

7À l’aune de ces trois dimensions, on mesure les défis considérables auxquels est confrontée la formation professionnelle continue. Et l’on aurait pu évidemment prendre d’autres exemples concernant les évolutions juridiques, sociétales, ou des publics, pour ne rien dire des actualités dramatiques qu’a connues la France en 2015, qui ont interrogé de manière plus ou moins légitime la capacité des travailleurs sociaux à entretenir ou réparer un tissu social altéré, voire menacé.

8Or à ces dimensions s’ajoutent les actualités très lourdes d’implications et de significations du secteur de la formation, à savoir les nouveautés induites par la loi de mars 2014. Quelles sont ces nouveautés ? Il n’est pas possible dans un tel format d’aborder toutes les questions et modifications apportées par la grande et récente réforme de la formation professionnelle continue, néanmoins trois points au moins méritent d’être examinés attentivement, à savoir :

  • premièrement, le souhait du législateur de voir les fonds de la formation orientés prioritairement vers ceux qui en ont le plus besoin, en particulier les personnes les moins qualifiées ou les plus éloignées de l’emploi ;
  • deuxièmement, le fait de réaffirmer la nécessité de responsabiliser les professionnels dans leur recours à la formation professionnelle, en initiant pour eux la naissance d’un compte personnel de formation dont ils sont censés être non seulement les acteurs, mais même les pilotes, et ce tout au long de leur vie professionnelle ;
  • troisièmement, la responsabilité de l’employeur, pendant de la responsabilité du salarié, qui voit ses obligations de former les professionnels renforcées, cette obligation donnant lieu à un entretien dédié et à une échéance de vérification tous les six ans.

9En quoi ces trois dimensions viennent-elles impacter la formation professionnelle des travailleurs sociaux ? L’une des conséquences directes de la réforme est de faire baisser significativement les fonds disponibles pour les formations continues au sein des structures, du moins pour celles qui fonctionnent en dotation globale dépendante des financeurs et qui ne disposent pas des fonds propres suffisants pour envisager un investissement formation. Elle aboutit donc notamment, par voie de conséquence, à rendre nécessaire pour l’employeur de co-construire son plan de formation en ayant recours à la fois aux financements classiques, à son initiative, et à ceux pour lesquels les salariés sont décisionnaires.

10En d’autres termes, dans un contexte où les enjeux d’évolution des publics et des missions imparties rendent particulièrement nécessaire le recours à la formation professionnelle, les financements dédiés diminuent ou, plus exactement, sont conditionnés à la capacité des employeurs de construire un dialogue social de qualité, avec les représentants du personnel d’abord, et les travailleurs sociaux ensuite, à ce sujet, en leur donnant le désir d’utiliser les heures de formation professionnelle qui leur appartiennent au service d’un projet sinon identique, en tout cas convergent ou compatible avec les intérêts de la structure.

11Dans ces conditions, quelle vocation assigner aujourd’hui à la formation professionnelle continue des travailleurs sociaux, et dans quel paysage la situer ? Je formulerai ici trois propositions, la première concernant le collectif de travail interne aux structures, la deuxième la transversalité des acteurs sur un territoire, la troisième la place des usagers.

12Premièrement, je proposerai l’idée que la formation professionnelle continue est l’un des vecteurs essentiels pour permettre la maturation collective des nouveautés règlementaires et des évolutions du public : non pas seulement pour en comprendre les contenus et les dimensions techniques, mais pour en articuler les défis avec l’érosion du collectif professionnel que portent en germe l’évolution sociétale et l’éclatement des accompagnements du fait de la désinstitutionnalisation.

13Deuxièmement, l’idée que la formation professionnelle est le lieu par excellence pour construire des maillages de territoires, comme le soulignent les travaux des egts, maillages propres à quitter la logique de place pour entrer dans une logique de solution, pour reprendre le vocable du rapport Piveteau : « Zéro sans solution », ceci en permettant à des professionnels d’appartenances diverses de se rencontrer et de travailler ensemble pour construire une culture commune.

14Troisièmement, l’idée que la formation professionnelle continue est un espace incontournable pour la reconnaissance des savoirs expérientiels des personnes vulnérables [1] accompagnées par les travailleurs sociaux, condition essentielle pour la régénération éthique de métiers profondément fragilisés et menacés s’ils ne savent pas réinventer leur relation à l’autre fragile.

Formation professionnelle et maturation collective des enjeux de l’accompagnement

15Comment une équipe peut-elle s’approprier de manière créative des nouveautés règlementaires et éventuellement scientifiques concernant un public et les meilleures stratégies de prise en charge à proposer ?

16Les récents et nombreux enthousiasmes autour de la formation professionnelle assurée par le recours aux nouvelles technologies de l’information semblent promettre ou conforter de nombreuses potentialités inédites. Pour autant, la formation professionnelle continue dans son format traditionnel, présentiel, présente une caractéristique cruciale pour la question de l’appropriation qui nous intéresse ici : à savoir la possibilité de la maturation collective dans le temps imparti des échanges autour de la matière travaillée.

17Or qu’il s’agisse de nouveautés règlementaires ou de normes de qualité inédites, leur appréhension cognitive individuelle n’est pas seule en jeu. Ce qui se joue prend son sens au sein d’un collectif, d’une équipe, seule capable d’intégrer réellement dans ses missions, ses articulations et ses priorités ordinaires, des nouveautés, qu’elles soient de nature juridique ou non, sachant qu’elles comportent à la fois des dimensions de postures individuelles et collectives qui engagent profondément chacun des professionnels et simultanément le fonctionnement collectif.

18Dès lors, l’une des fonctions de la formation professionnelle continue est de conforter les réponses collectives apportées aux nouveaux défis qu’affrontent les professionnels et cela à la fois pour les soutenir individuellement et pour accompagner le collectif. Si l’on prend par exemple la question de la réponse aux conduites violentes de certains usagers, l’on est immédiatement frappé de ce que les réponses ne peuvent consister dans un simple affûtage des réflexes professionnels grâce à l’apprentissage de techniques de communication non violente, ou de réaction appropriée dans la gestion des conflits. La réponse à des conduites violentes se trouve dans l’articulation entre les facultés individuelles et la capacité d’un collectif à organiser le passage de relais, le débriefing des situations extrêmes lorsqu’elles se produisent, la culture de vigilance devant les signaux faibles, etc. Ce point semble aller de soi tant il a fait l’objet d’écrits nombreux et fondateurs dans la culture du travail social – je pense ici par exemple aux écrits qui concernent la psychiatrie institutionnelle.

19Il mérite néanmoins d’être rappelé car il s’exerce dans un contexte nouveau, dans lequel, de plus en plus fréquemment, les travailleurs sociaux voient leurs pratiques professionnelles impactées par l’éclatement des accompagnements. Cet éclatement est souvent salutaire, puisqu’il est le signe d’une désinstitutionnalisation permettant aux personnes de vivre dans la cité, de conserver un statut de citoyen plus abouti, de n’être accompagnées que ponctuellement ou de manière subsidiaire à leurs capacités et à leurs fragilités. Mais il n’en signifie pas moins la raréfaction des temps de travail collectifs, et l’explosion en nombre et en fréquence des séquences isolées pour l’exercice professionnel, qui peuvent nourrir des sentiments d’exposition au risque, d’isolement ou de doute chez les travailleurs sociaux.

20Dans ces conditions, le recours à tous les dispositifs de formation à distance, si l’on peut leur assigner légitimement certains avantages, montre aussi ses limites. Et dans sa forme traditionnelle, la formation professionnelle demeure un moyen incontournable de permettre aux organisations de traverser de manière partagée les défis qu’elles doivent assumer. Ce faisant, elle peut endosser des missions de prévention qui ne lui sont pas toujours assignées : prévention de l’isolement des professionnels au sein d’une équipe, prévention de l’usure voire de l’épuisement, prévention de la dispersion des personnes et des actions, alors même que la coordination devient capitale dans les nouvelles formes d’accompagnement dans la cité. Il ne s’agit pas ici de demander à la formation professionnelle continue plus qu’elle ne peut donner. Mais de prendre conscience de toutes les élaborations silencieuses, implicites, qu’elle permet, de ne pas sous-estimer leur impact dans la santé psychique et la force institutionnelle d’une structure, et donc dans sa capacité de créativité et d’innovation.

La formation professionnelle, creuset d’une nouvelle forme de réponse sociétale

21Outre le fait que la formation professionnelle répond à des défis multiples internes aux structures elles-mêmes, un autre aspect important – nullement nouveau – concerne le fait qu’elle est un levier incontournable pour la création d’une culture commune particulièrement importante à des communautés d’acteurs censés intervenir ensemble à partir d’expertises très hétérogènes et de cultures professionnelles profondément dissemblables, et qui risquent toujours d’être dissonantes.

22Un exemple intéressant de cela réside dans les facteurs clés de succès énoncés par Agnès Dominiak, responsable de la Cellule de recueil des informations préoccupantes (crip) du département de la Seine-et-Marne (77), au moment où une réflexion se met en place concernant les alertes de maltraitance à l’encontre des adultes vulnérables [2]. La cellule du 77, mise en place après la réforme de la protection de l’enfance de 2007, a instauré de nouveaux modes de fonctionnement pour l’ensemble des travailleurs sociaux du territoire, qu’ils appartiennent aux services du département, aux organismes gestionnaires d’établissements, ou qu’ils travaillent pour les collectivités locales. Au moment de son audition, la responsable témoigne de l’importance pour toutes les parties prenantes de disposer d’une culture commune leur permettant d’intervenir efficacement en cas d’alerte. Elle revient sur la nécessité de disposer d’une terminologie partagée afin que les acteurs puissent se comprendre rapidement, pour que les interfaces ne soient pas sources de malentendus, de retards inutiles, voire de drames préjudiciables aux intérêts des enfants qu’il s’agit de protéger. Et elle explique à quel point, dans la construction du dispositif, la formation professionnelle transversale réunissant les acteurs de différents univers a été capitale. Chose qui n’est, encore une fois, pas une nouveauté, mais voit son importance éclairée d’une lumière nouvelle à l’aune de la mise en œuvre à grande échelle d’accompagnements sociaux multi-acteurs.

23Il me semble important à ce stade de citer en appui de mon propos un extrait du rapport de Denis Piveteau, Zéro sans solution[3] : « Comme toutes les autres mesures que propose ce rapport, la montée en compétences des établissements et services médicosociaux n’aura de sens que si se mettent en place, aussi, les appuis externes sur lesquels chaque structure est en droit de compter.

24Ce qui signifie que la montée en compétences interne au champ médicosocial ne peut pas s’effectuer indépendamment de la montée en compétences des équipes scolaires et sanitaires face aux mêmes “situations problèmes”. La formation continue doit ainsi être une démarche transversale, posant la question des bonnes coopérations avec l’école, avec l’hôpital, avec les familles, le secteur libéral, etc. […] Il faut y insister : des formations ou des techniques d’organisation de travail ne peuvent pas, lorsqu’elles visent à la continuité du parcours, se réduire à des questions étroitement monodisciplinaires de pratique soignante ou éducative. Pour faire face aux situations complexes et en prévenir les évolutions, il est fondamental d’installer un vocabulaire commun permettant la rencontre des différentes compétences, professionnelles et profanes. »

25Ici encore et sans ambiguïté, il est question de formation professionnelle comme d’un moment partagé essentiel pour construire dans le temps, en tenant compte de la lenteur de toute acculturation majeure, une culture partagée qui soit une garantie de qualité à la fois pour les personnes vulnérables, pour les professionnels en exercice, et pour les politiques publiques.

26Ainsi, l’un des enjeux de la formation professionnelle continue est d’alimenter le décloisonnement, de lui donner un contenu technique concret pour mieux, précisément, dépasser les enjeux techniques, et créer ou recréer une communauté véritable d’acteurs au service d’un objectif commun.

Formation professionnelle et reconnaissance des savoirs expérientiels des personnes vulnérables

27Si la formation professionnelle continue des travailleurs sociaux peut servir un collectif professionnel interne et la construction d’une politique publique coordonnée et cohérente sur un territoire, elle présente un dernier avantage. Elle est un lieu privilégié pour que soient reconnus, légitimés et mis à profit les savoirs expérientiels des personnes sur leur situation et leurs accompagnements.

28Depuis la loi de 2002 rénovant l’action sociale et médicosociale, les structures sociales et médicosociales ont été mises en demeure de donner une place de plus en plus significative à la participation des personnes accueillies et au recueil de leur perception des actions conduites envers elles. J’ai eu l’occasion d’accompagner ce changement de paradigme de manière concrète, en élaborant, avec des services accueillant des femmes victimes de violence, des structures accueillant des adultes polyhandicapés privés entièrement de la capacité de s’exprimer verbalement, ou encore des équipes bénévoles intervenant auprès de personnes sans domicile fixe, des outils permettant d’apprécier la satisfaction et de mesurer les progrès attendus par les usagers de ces dispositifs. À chaque occasion, il a été question de tenter, avec modestie mais conviction, d’appréhender la réalité du « monde vécu » des personnes concernées, pour mieux ajuster les accompagnements proposés. Ceci sans illusion sur le caractère exhaustif des informations recueillies ni leur signification absolue, mais dans la conviction que des traces, même fragmentaires, d’une perception des usagers méritaient d’être recueillies avec le maximum de précautions et de rigueur méthodologique.

29Deux enseignements me semblent ici à relever avant toute observation sur le rôle de la formation continue.

30D’une part, tous les publics cités se sont révélés intéressés par les démarches de recueil de la satisfaction, là où le collectif professionnel jugeait a priori la démarche peu crédible voire peu légitime. Les femmes victimes de violences ont pu exprimer, au sein d’un questionnaire de satisfaction concernant le chrs qui les accueillait, que la nourriture n’était certes pas parfaite, mais qu’elles trouvaient qu’au moins des efforts étaient faits pour entendre leurs aspirations… efforts dont les travailleurs sociaux auraient bien fait de s’inspirer… Les adultes polyhandicapés ont été sensibles aux tentatives des travailleurs sociaux de les approcher dans une démarche d’attention individuelle et collective renouvelée pour mieux prendre en compte les signaux transmis et leur signification. Les personnes sans domicile fixe interrogées, enfin, ont manifesté sans ambiguïté leur compréhension de la démarche, leur gratitude mais aussi leurs aspirations concrètes à l’égard des équipes bénévoles intervenant auprès d’elles, et leurs critiques ou suggestions éventuelles pour les modalités futures d’accompagnement à construire.

31D’autre part, les personnes très vulnérables interrogées se sont non seulement révélées capables à chaque fois de s’exprimer sur les accompagnements proposés – cela indépendamment de leurs inhibitions supposées par les travailleurs sociaux ou les bénévoles. Mais elles ont également su formuler des remarques à la fois concrètes et réalistes, autrement dit directement utiles pour les dispositifs proposés.

32Ces remarques initiales étant posées, à l’aune de mon expérience personnelle, il reste que la participation des usagers aux dispositifs qui les concernent souffre encore aujourd’hui d’un manque cruel de légitimité. C’est ici que le rôle de la formation professionnelle continue des travailleurs sociaux est crucial. En positionnant les personnes non pas dans une concurrence de savoir par rapport aux savoirs institués, traditionnels, des formateurs mandatés, mais dans une complémentarité de savoirs, le champ de la formation s’offre comme un nouvel espace à saisir pour proposer des équilibres et des coopérations susceptibles de nourrir des pratiques professionnelles profondément renouvelées.

33Il n’existe à ce jour aucune publication française, à ma connaissance, donnant à voir l’évaluation précise de l’impact de la participation des usagers aux formations continues des travailleurs sociaux et à l’amélioration de leur qualité. Néanmoins, les travaux entrepris à la fois dans le monde du travail social (par atd Quart Monde, en particulier), auxquels les egts ont légitimement donné un large écho, et dans le monde sanitaire, par des équipes de formation ou de recherche, convergent pour dessiner un nouveau paradigme, dans lequel la place spécifique des personnes concernées par une fragilité, un handicap ou une pathologie apporte une réelle plus-value au sein des formations continues.

34Plus-value de complémentarité :

  • des points de vue, lorsqu’un chercheur voit son argumentaire conforté par l’expérience individuelle d’une personne vulnérable ;
  • des registres mobilisés, lorsqu’un argumentaire dont la rationalité relève de la narrativité individuelle (avec toute sa cohérence, toute sa force, et aussi toute sa fragilité) voit sa perspective enrichie par une approche juridique ou sociologique par nature généraliste ;
  • ou encore, des dimensions émotionnelles et cognitives interpellées, lorsqu’un propos singulier, militant, croise des arguments techniques.

35Ainsi la formation continue constitue-t-elle un espace politique nouveau, de symétrie et d’équilibre des savoirs, susceptible de représenter pour les travailleurs sociaux la chance d’un savoir nouveau, aux voix et aux visages multiples, aux légitimités complémentaires, à la portée par conséquent considérablement renforcée.

36Mais ceci ne saurait se construire sans quelques précautions. Premièrement, que la parole des personnes vulnérables constituant une dimension à part entière du savoir à acquérir pour les travailleurs sociaux ne soit pas positionnée comme source exclusive de savoir mais bien comme source parmi d’autres sources, de légitimités différentes mais complémentaires. Deuxièmement, que le cadre proposé pour la réception des expertises des usagers soit protégé et organisé par les mêmes règles de confidentialité et de rémunération que celles des expertises des professionnels – sans quoi les règles du jeu viendraient implicitement délégitimer ce que l’espace offert aurait légitimé. Troisièmement, que la parole des personnes vulnérables ne soit pas en l’occurrence un but en soi, mais bien une séquence permettant, après la prise de parole et la mise en débat par les travailleurs sociaux, une élaboration autour d’une identité professionnelle en construction – comme tous les autres savoirs enseignés. Quatrièmement, enfin, que les savoirs expérientiels transmis par les personnes vulnérables trouvent leur sens, comme le reste des savoirs, dans un espace d’apprentissage porté par l’encadrement et pas seulement par les formateurs.

37Cela implique un positionnement nouveau de l’encadrement à l’égard de la formation professionnelle des travailleurs sociaux, ou en tout cas un positionnement rénové. Positionnement dans lequel l’organisation choisit de mettre au travail ses valeurs fondatrices comme ligne directrice de la mobilité et de l’évolution professionnelle, grâce à la formation professionnelle. C’est-à-dire où ce ne sont pas seulement des stratégies de formation qui sont mises en jeu et font l’objet du dialogue social, mais où l’objet des accompagnements et la finalité même de l’organisation sont à l’œuvre pour constituer la colonne vertébrale du plan de formation. C’est assez dire si, après la réforme de 2014, la formation professionnelle cesse d’être une question de technicien pour devenir une question profondément solidaire de l’identité associative, et donc appelant un portage managérial en conséquence.

38La formation professionnelle continue ne saurait faire tous les métiers et répondre à toutes les difficultés d’une société. Mais en contribuant à construire des références professionnelles et un positionnement individuel consolidé, des repères collectifs renforcés parce que partagés dans leur élaboration, et des balises pour un projet de société encore en chemin, elle est une nourriture terrestre incontournable pour les travailleurs sociaux.

39À une heure où le travail pour faire société est d’une actualité aiguë, et où les incertitudes professionnelles sont nombreuses, la formation professionnelle continue des travailleurs sociaux est un espace indispensable pour que les questionnements ne deviennent pas des hantises, ni les solitudes ponctuelles des enfermements irréductibles. Il nous revient de faire de l’inquiétude une chance.


Mots-clés éditeurs : collectif de travail, savoirs expérientiels des usagers, travailleurs sociaux, formation professionnelle

Mise en ligne 24/03/2016

https://doi.org/10.3917/vsoc.161.0169

Notes

  • [*]
    Alice Casagrande est directrice de la formation et de la vie associative à la fehap.
  • [1]
    La terminologie et les éléments proposés ici, outre les travaux des egts, s’inspirent très largement des réflexions d’Emmanuelle Jouet, chercheur et expert sur le sujet de la place des patients dans la formation des professionnels de santé. Voir en particulier Emmanuelle Jouet, Luigi Flora, Olivier Las Vergnas, Construction et reconnaissance des savoirs expérientiels des patients. Pratiques de la formation, Analyses, 2010 (58-59), pp.olivier_lv.<hal-00645113>
  • [2]
    Travaux conduits sous l’égide du Comité bientraitance et droits des personnes âgées et des personnes handicapées, rapport et préconisations parus en juin 2013, disponibles sur social-sante.gouv.fr
  • [3]
    Rapport de Denis Piveteau, Zéro sans solution. Le devoir collectif de permettre un parcours de vie sans rupture, pour les personnes en situation de handicap et pour leurs proches, 10 juin 2014, p. 54.
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