Vie sociale 2013/4 N° 4

Couverture de VSOC_134

Article de revue

Pour une histoire des paradigmes en travail social

Pages 31 à 44

Notes

  • [*]
    Lilian Gravière, doctorant en philosophie (université Paris I Panthéon-Sorbonne), formateur à l’Institut du Travail Social de la Région Auvergne de Clermont-Ferrand, membre du comité de rédaction de Vie Sociale.
  • [1]
    Voir par exemple Éliane Leplay, « La formalisation des savoirs professionnels dans le champ du travail social », Pensée plurielle, n° 19, 2008, p. 63-73 ; et plus globalement les auteurs défendant l’idée de l’existence de savoirs d’action (cf. Jean-Marie Barbier, Olga Galatanu (sous la direction de), Les savoirs d’action : une mise en mot des compétences ?, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Jean-Marie Barbier (sous la direction de), Savoirs théoriques et savoirs d’action, Paris, Puf, 1996).
  • [2]
    Mary E. Richmond, Les méthodes nouvelles d’assistance. Le service social des cas individuels, traduit de l’américain par P. de Chary et R. Sand, Rennes, ensp, 2002.
  • [3]
    Geneviève Perrot, Odile Fournier, Georges-Michel Salomon, L’intervention clinique en service social. Les savoirs fondateurs (1920-1965), Rennes, ensp, 2006.
  • [4]
    Voir notamment « À l’aube des savoirs en service social », Vie sociale n° 4/1996 et « Éléments pour une histoire du casework en France », Vie sociale, n° 1/1999.
  • [5]
    Dont il faut là aussi saluer la préface de l’ouvrage, signée par Éliane Leplay.
  • [6]
    Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, traduit de l’américain par Laure Meyer, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1983.
  • [7]
    Sur les problèmes de philosophie des sciences, voir C. Usines Moulines, La philosophie des sciences, l’invention d’une discipline (fin xixe-début xxie siècle), Paris, éditions rue d’Ulm, 2006 ; Christian Bonnet, Pierre Wagner (sous la direction de), L’âge d’or de l’empirisme logique, Paris, Gallimard, 2006 ; Anouk Barberousse, Max Kistler, Pascal Ludwig, La philosophie des sciences au xxe siècle, Paris, Flammarion, 2000.
  • [8]
    Dont l’œuvre reste d’une grande richesse, derrière l’austérité d’une technicité formelle qui en interdit le plus souvent l’accès. Voir la préface donnée par Élizabeth Schwartz à la traduction française de La construction logique du monde, Paris, Vrin, 2002.
  • [9]
    Notre suggestion d’une influence de Wittgenstein sur Kuhn mériterait un bien plus long commentaire. Voir l’article de Vasso P. Kindi qui soutient cette hypothèse de manière bien
    plus approfondie que nous ne le faisons ici : « Kuhn’s Structure of scientific revolutions revisited », Journal for General Philosophy of Science, vol. 26, n° 1, 1995, p. 75-92.
  • [10]
    T. S. Kuhn, op. cit., p. 200.
  • [11]
    Ce qui n’interdit pas de pouvoir les décrire ou les comparer entre eux. L’idée de Kuhn étant plutôt de dire qu’il n’existe pas de langage neutre et indépendant permettant de juger et jauger les paradigmes, nous sommes toujours pris dans un jeu de langage particulier. L’incommensurabilité est en tout cas l’une des thèses les plus discutées de Kuhn, en ce qu’elle semble renoncer à l’idée de progrès en science. Sur ce point, voir par exemple Michael Esfeld, Philosophie des Sciences, une introduction, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2006. Pour une défense de Kuhn, là encore voir l’article cité de V. P. Kindi, qui montre notamment que l’accusation de relativisme souvent portée contre Kuhn se dissout dès que l’on rend compte de la proximité de la notion de paradigme avec celle, wittgensteinienne, de forme de vie.
  • [12]
    Cette vigilance inspire une partie des essais rassemblés dans un ouvrage ultérieur : La tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences, traduit de l’américain par M. Biezunski, P. Jacob, A. Lyotard-May, Paris, Gallimard, 1990.
  • [13]
    C’est du moins ce que considère un auteur comme Alan F. Chalmers, par ailleurs très critique sur l’œuvre de Kuhn, cf. Qu’est-ce que la science ? Popper, Kuhn, Lakatos, Feyer-abend, traduit de l’anglais pas Michel Biezunski, Paris, La Découverte, 1987.
  • [14]
    T. S. Kuhn, La tension essentielle, op. cit., p. 450-465.
  • [15]
    Ibid., p. 460-461.
  • [16]
    Nous délaissons la comparaison suggérée entre science et philosophie. Le lecteur pourra trouver matière à réflexion sur ce point en consultant un bel essai de Richard Rorty, « La philosophie américaine aujourd’hui », dans Conséquences du pragmatisme, traduit de l’américain par J.-P. Cometti, Paris, Le Seuil, 1993, p. 375-404.
  • [17]
    « Contrairement à l’art, la science détruit son passé. » (T. S. Kuhn, La tension essentielle, op. cit., p. 457.)
  • [18]
    Signalons par exemple Ben A. Orcutt, Science and Inquiry in Social Work Practice, New York, Columbia University Press, 1990, ou encore Carel Germain, « Casework and science : a historical encounter », dans R. W. Roberts, R. H. Nee (sous la direction de), Theories of Social Casework, Chicago, University of Chicago press, 1970.
  • [19]
    Ancien travailleur social, devenu un auteur britannique important, Payne est impliqué dans des départements de travail social au sein de certains anciens pays de l’Est comme la Pologne ou encore la Slovaquie.
  • [20]
    Voir Malcolm Payne, Modern Social Work Theory : a Critical Introduction, London, MacMillan, 1991, qui inspire le passage qui suit. Notons que cet ouvrage a connu plusieurs rééditions depuis 1991, que nous n’avons, pour l’heure, pu consulter.
  • [21]
    À laquelle manque cependant une prise en compte plus approfondie du travail social français.
  • [22]
    Ancien caseworker devenu professeur à l’Université d’Hawaï.
  • [23]
    Cf. Joel Fischer, « The social work revolution », Social Work, vol. 26, n° 3, 1981, p. 199-207.
  • [24]
    Cf. Joel Fischer, « Is casework effective ? », Social Work, vol. 18, 1973, p. 5-20.
  • [25]
    Voire des résultats négatifs pour les clients.
  • [26]
    Dont Malcolm Payne n’est pas, loin de là, le seul critique dans le monde anglo-saxon. Nous remercions John Ward de nous avoir indiqué l’existence d’un certain nombre d’écoles concurrentes à celle de l’evidence based practice (ebp), comme celle de l’integrated reflective practice. Le reproche principal fait à l’ebp est de bureaucratiser à l’extrême la pratique concrète du travailleur social et de trop bien accompagner un État providence profondément remanié par le new public management et les coupes budgétaires.
  • [27]
    Basé, on l’aura compris, sur une question tout aussi redoutable que pertinente, celle des résultats de l’action du travailleur social. Remarquons que les vues d’un Joel Fischer, et plus largement celles du mouvement de l’evidence based practice, mériteraient une étude singulière.
  • [28]
    Se réclamant du wider self (Social Diagnosis, New York, Russell Sage Foundation, 1917, chap. xix), sa psychologie, critique du behaviorisme de Watson, est plutôt inspirée par la psychologie sociale d’un George H. Mead (voir Les méthodes nouvelles d’assistance, op. cit., chap. v).
  • [29]
    Que l’on pense par exemple aux débats sur l’autisme.
  • [30]
    T. S. Kuhn, La tension essentielle, op. cit., p. 464.
  • [31]
    C’est aussi, semble-t-il, la perspective d’une étude américaine sur le casework (R. W. Roberts, R. H. Nee [sous la direction de], op. cit.).
  • [32]
    Cf. Marcel Jaeger, « Naissance et mutations des méthodologies en travail social : l’exemple de la recherche-action », dans Centre d’analyse stratégique, Direction générale de la cohésion sociale, Les politiques de cohésion sociale. Acteurs et instruments, Paris, La Documentation française, 2013. Communication qui offre l’avantage d’un tableau synoptique des méthodes en travail social.
  • [33]
    Voir Lilian Gravière, « Le social casework richmondien, entre clinique, démocratie et pragmatisme », Nouvelles pratiques sociales, vol. 25, n° 2, université de Montréal (uqam), printemps 2013, p. 189-203.
  • [34]
    Richmond cite ainsi l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos comme source d’inspiration pour son Social Diagnosis.
  • [35]
    Marcel Détienne, Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La métis des Grecs, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1974. Une autre possibilité serait de comparer la logique de l’action sous-jacente chez Richmond aux thèses du courant deweyien s’étant intéressé à la pratique professionnelle, dont Donald A. Schön est sans doute le représentant le plus pertinent, cf. The Reflective Practitioner. How Professionals Think in Action, New York, Basic Books, 1983.
  • [36]
    Cf. Lilian Gravière, « Les ambitions d’un professionnalisme, le social worker selon Mary E. Richmond », Revue française de service social, n° 251, décembre 2013, p. 26-33.
  • [37]
    Marcel Jaeger, « Préface », dans Stéphane Rullac (sous la direction de), La science du travail social. Hypothèses et perspectives, Paris, esf, 2012.
  • [38]
    Il semble que la difficulté essentielle de ce débat tienne à la manière dont le terme de science est entendu. Il nous semble qu’une acception positiviste, comme celle d’un Fischer, pose plus de problèmes qu’elle n’offre d’avantages. Au nombre de ces problèmes, citons la transformation induite de la pratique du travailleur social en quelque chose ressemblant à ce que Schön nomme technical rationality (D. A. Schön, The Reflective Practitioner, op. cit.). Ce débat se nourrirait d’une relecture de Gaston-Gilles Granger, La théorie aristotélicienne de la science, Paris, Aubier, 1976. Il serait sans doute intéressant d’approfondir la notion que ce dernier pense pouvoir dégager chez Aristote, de sciences non théoriques, à distinguer tant des sciences théoriques que des arts. Si une hypothèse aristotélicienne devait être retenue, le travail social serait alors à rapprocher d’activités comme la stratégie militaire, la rhétorique ou la gestion politique de la cité.
  • [39]
    À ce sujet voir Christiane Chauviré, Wittgenstein en héritage, Paris, Kimé, 2010.
  • [40]
    Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, traduit de l’allemand par G. Granel, Mauvezin, ter, 1990, p. 55.

1L’histoire du travail social connaît depuis quelques années un regain d’intérêt dont la valeur tient autant aux connaissances révélées qu’à l’angle d’analyse pris. Cet angle soutient que le travail social est producteur de savoirs propres. Si la thèse n’est pas neuve [1], l’originalité de ces travaux est d’en faire l’objet d’une recherche historique. Inscrites dans cette perspective, deux publications se détachent plus particulièrement. La première date de 2002. Il s’agit de la réédition du seul ouvrage de Mary E. Richmond traduit en français en 1926, sous le titre, très contestable du reste, Les méthodes nouvelles d’assistance[2]. Servie par l’importante préface de Brigitte Bouquet, cette réédition fait acte de véritable affirmation. En rendant hommage à l’une des premières théoriciennes du travail social, l’édition de 2002 prouve de fait la légitimité de droit du travail social à revendiquer si ce n’est le statut de science, au moins le titre de champ pratique ayant produit une théorisation propre de son activité. En 2006 paraissait l’étude collective de Geneviève Perrot, Odile Fournier et Georges-Michel Salomon consacrée au social casework[3]. Basé sur des travaux de recherche, dont Vie sociale s’est fait largement l’écho [4], cet ouvrage, en comparant les développements américains et français du social casework, constitue l’une des premières analyses françaises de l’histoire des savoirs et techniques du travail social [5].

2Si ces deux publications font date, c’est bien par leur portée historiographique. Toutes deux montrent en effet que le travail social peut faire l’objet d’une lecture historique de nature épistémologique, c’est-à-dire d’une lecture située quelque part entre la philosophie de la connaissance et la philosophie des sciences, lecture qui consiste le plus souvent, pour des domaines comme le travail social, à formuler des propositions combinant de différentes manières les notions de pratique et de théorie. Nous aimerions ici contribuer à approfondir cet esprit et cette méthode en proposant une voie de recherche qui, si elle n’est pas nouvelle, nous semble encore être fertile pour quiconque en creuserait le sillon. Notre position tient en deux croyances solidaires. La première revient à dire que le travail social, depuis un siècle environ, a façonné d’authentiques modèles de théorisation de son action, que nous nommerons, en nous référant à Thomas S. Kuhn, paradigmes. La seconde, que ces modèles peuvent faire l’objet d’une enquête de type épistémologique au même titre que ceux irriguant d’autres champs d’activité. Notre propos visera à explorer et à défendre la perspective d’une histoire des paradigmes propres aux arts ou sciences du travail social.

La notion de paradigme chez Thomas S. Kuhn

3Si la publication de La structure des révolutions scientifiques en 1962 [6] fut bien, au-delà de son titre, une révolution, c’est d’abord en ce que, dans ce maître ouvrage, Thomas S. Kuhn, physicien converti à l’histoire de sa discipline, rompit avec la vision alors dominante de la science, celle du positivisme logique. Pour les philosophes de la science américains d’alors, la science est pensée à partir de l’idéal d’une fondation de ses propositions ou bien sur des données dites « observables », ou bien à partir de règles mathématiques purement symboliques, dénuées de signification empirique mais non de sens [7]. Se démarquant de l’art, dont les propositions émanent des émotions, et de la métaphysique, dont les propositions n’ont pas de sens, la science vue par les positivistes logiques peut alors être reconstruite selon un schéma vertical dit « physicaliste ». Sorte de nouvel arbre de la connaissance, dont les racines sont la physique, science idéale-typique par excellence, le tronc la biologie et la psychologie, les branches, les sciences sociales. L’unité de cette figure étant assurée par le projet de bâtir un langage formel commun, tâche du philosophe devenu logicien. Délaissant l’histoire de la science pour la seule structuration de sa logique, les positivistes logiques, Rudolf Carnap [8] ou Carl Hempel notamment, pour la plupart d’anciens membres du Cercle de Vienne ayant fui le nazisme dans les années 1930, domineront les facultés américaines de philosophie jusque dans les années 1960.

4L’œuvre de Kuhn s’établit à une époque où ce modèle positiviste affronte une véritable fronde qui va en miner l’édifice. Il n’est pas opportun de revenir ici sur les différentes étapes de cette révolte, mais simplement de dépeindre certains des points de rupture apportés par Kuhn en 1962. Le premier, et le plus évident, reste la revalorisation d’une lecture historique, diachronique et évolutive des sciences. Kuhn a en effet redessiné les contours d’une épistémologie historique des sciences. Le second est l’abandon d’une vision naïve du développement des sciences perçu comme simple accumulation de découvertes, pour lui substituer une vision beaucoup moins calme et continue, selon laquelle les sciences alternent entre période de stabilisation, dite « période de science normale », et période de crise. Or, et c’est bien ici la rupture majeure, ces alternances se font au gré de l’adoption ou du rejet non plus de théories mais de paradigmes.

5Cette dernière notion prend chez Kuhn deux sens différents. Elle désigne tout d’abord l’ensemble de tout ce à quoi adhère une communauté scientifique d’une époque donnée. Sont comprises tout autant les croyances politiques, épistémologiques, pratiques, techniques, sociales…, que métaphysiques. Dans une conception plus étroite, qui se veut le cœur de sa philosophie des sciences, Kuhn désigne par paradigme l’adhésion à ce qu’il nomme des exemples ou modèles de résolution de problèmes, auxquels se conforment les chercheurs d’une époque. On le comprendra, l’originalité de Kuhn est bien d’ouvrir une conception profondément pragmatique et sociologique de la science, sans doute inspirée par le Ludwig Wittgenstein des Recherches philosophiques[9]. C’est à partir de sa pratique qu’une communauté de scientifique acquiert un paradigme, notamment lors de sa formation, de la lecture des revues, articles, communications…, bref, de l’ensemble des instances normatives de transmission qui irrigue la communauté des chercheurs à un moment donné. Un paradigme n’est donc ni prouvé, ni falsifié, il imprègne une pratique, à la manière des règles du jeu d’échec qui régulent les actes du joueur sans que celui-ci s’interroge sur la véracité ou la fausseté de ces mêmes règles :

6

« Dans la mesure où il est engagé dans la science normale, le chercheur résout des énigmes, il ne vérifie pas des paradigmes [10]. »

7Apprendre un paradigme revient donc à apprendre aux scientifiques à résoudre des problèmes, et c’est par cet apprentissage que le scientifique acquiert l’ensemble des autres éléments du paradigme. Lorsque cette résolution devenue habitude entraîne plus de difficultés que de réussites, que des anomalies se multiplient et minent la confiance dans le paradigme ordinaire, émerge alors une période de crise, plus ou moins longue, amenant peu à peu à adopter un nouveau paradigme. Incommensurable [11] au précédent, c’est-à-dire ni plus vrai, ni moins faux, le nouveau paradigme se substituera plus ou moins rapidement à l’ancien en proposant une voie de résolution des impasses laissées en jachère par le précédent, entraînant un changement de vision du monde. Ce changement est alors une révolution complète dans la manière de penser et de pratiquer la science.

Peut-on parler de paradigmes en travail social ?

8Ce long développement peut désorienter le lecteur. Après tout, quel lien établir entre un débat propre à la philosophie des sciences dites « dures » et la recherche sur l’histoire du travail social ? Au-delà de l’impatience du lecteur, cette question en pose d’abord une autre, plus radicale. Kuhn aurait-il accepté l’usage de sa notion de paradigme pour penser le travail social ? Il ne s’est, on s’en doute, jamais prononcé là-dessus. De plus il fut toujours très vigilant aux mésusages et mésinterprétations que son œuvre suscita [12], ceci pour au moins deux raisons. Premièrement, après la publication en 1962 de La structure des révolutions scientifiques, beaucoup d’auteurs ont défendu l’idée que telle ou telle discipline des sciences sociales était scientifique car possédant un paradigme. Kuhn paraît avoir été gêné par cette utilisation de ses vues confondant épistémologie et recherche d’un statut symbolique. La deuxième raison tient à ce que Kuhn semble parfois diviser l’histoire des sciences en deux périodes, une période préparadigmatique, caractérisée par la coexistence de multiples paradigmes concurrents, et la période paradigmatique où un paradigme unique finit par s’imposer. Il semble même parfois faire du dépassement du premier une sorte de ligne de démarcation entre science et non-science [13], et considérer que les sciences sociales en général sont encore inscrites dans la première des deux périodes.

9Afin d’éviter toute mauvaise lecture ou toute lecture malhonnête de l’œuvre de Kuhn, nous nous en tiendrons simplement à l’idée que l’utilisation de la notion de paradigme dans un tout autre champ que celui de la science physique, ne semble pas interdite par Kuhn, bien que simplement concédée par ce dernier. Cette hypothèse nous vient d’une remarque issue de ses « Commentaires sur les rapports entre la science et l’art », un texte de 1969 [14] :

10

« En ce qui concerne ce schéma grossier de développement, mon apport original, s’il existe, c’est d’avoir insisté sur le fait que ce que l’on avait observé depuis longtemps, à propos du développement des arts et de la philosophie, par exemple, s’applique tout autant à la science [15]. »

11Dans cet extrait, Kuhn rapproche la science, sans nier ses singularités propres, de la philosophie ou de l’art [16], voire semble avouer que l’histoire des arts ou de la philosophie a pu l’éclairer pour penser celle des sciences. Il nous semble que ce qu’il veut dire revient à lire la science comme étant d’abord une activité humaine, mais dotée de spécificités. Si la comparaison avec l’art est éclairante, elle appelle dans le même temps à la prudence ceux qui trop facilement tendraient à ne voir qu’identité entre ces deux activités. Art et science ne sont pas identiques. Dit autrement, la science n’est pas l’art et l’art n’est pas la science, mais ces deux champs ont quelque chose de ressemblant dans leurs logiques respectives de développement historique, ressemblance ouvrant droit à une comparaison.

12À la suite de cet extrait, en effet, Kuhn va insister sur les différences qu’il pense pouvoir repérer entre ces deux activités. Sont ainsi mis en exergue le rapport que chacun des deux domaines entretient avec sa propre histoire, ou encore la tolérance de chacun des deux envers l’existence de plusieurs paradigmes contemporains. Si la science détruit son passé et tend à s’unifier autour d’un paradigme unique afin de progresser [17], l’art puise au contraire inspiration dans sa propre histoire et accepte, voire encourage, la constitution de plusieurs paradigmes simultanés, concurrents, d’une certaine manière indépassables, sans que cela nuise à son développement. Si dans les deux cas quelque chose ressemblant à des paradigmes existe, la constitution et le déploiement de ces deux domaines d’activité sur le long cours tendent à obéir à des logiques partiellement divergentes. Cela semble indiquer que, pour Kuhn, les paradigmes ne régulent pas tout à fait de la même façon les pratiques de la communauté des chercheurs, d’une part, et celles de la communauté des artistes d’autre part.

13Si notre lecture de Kuhn est fondée, nous pourrions alors élargir le domaine d’utilisation de l’épistémologie des paradigmes à un domaine comme le travail social. À la condition cependant de ne pas tomber dans ce que Kuhn cherchait à éviter, une sorte de confusion entre l’emploi de la notion de paradigme pour comprendre la structuration historique d’une activité, et la classification de cette activité comme science. Cette question, d’exégèse, mériterait cependant un bien plus long développement, que nous ne pouvons ici entreprendre.

14Nous partirons simplement ici de deux postulats. Le premier revient à dire que la théorie des paradigmes en science, telle que décrite par Kuhn, peut avoir a minima des ressemblances avec ce que d’autres champs de l’activité humaine peuvent avoir développé, par exemple les arts. Ceci nous amène au second postulat. Étant une activité humaine, quel que soit le type d’activité dont il relève, le travail social devrait avoir créé quelque chose ressemblant à des paradigmes au cours de sa jeune histoire. L’enjeu est alors de déterminer une méthode permettant d’isoler quelque chose ressemblant à un ou plusieurs paradigmes au sein du travail social, et d’étudier les candidats potentiels à ce titre.

15Il nous semble que, au-delà des problèmes d’interprétation de l’œuvre kuhnienne, se dressent face à notre entreprise quelques questions épistémologiques, qu’il s’agit de prendre en compte. Nous pensons pouvoir les résumer à cinq principales, relatives à l’emploi de la notion de paradigme dans la recherche sur l’histoire du travail social :

  1. La première tient à savoir à quoi peut ressembler un paradigme du travail social. C’est à la fois la question cruciale de montrer un ou plusieurs exemples et celle d’inférer si possible des traits communs entre ces différents exemples.
  2. La deuxième question est celle de la méthode. Comment étudier les paradigmes en travail social ?
  3. La troisième est celle de l’unicité. Existe-t-il un ou plusieurs paradigmes parallèles ou contemporains en travail social ? Si pluralité il y a, cette dernière est-elle un obstacle à l’activité même des travailleurs sociaux, ou bien une conséquence de cette dernière ?
  4. La quatrième question revient à se demander si le travail social a constitué ses propres paradigmes ou bien s’il n’est qu’un champ d’application ou d’expérimentation de paradigmes extérieurs, venant de la sociologie ou de la psychologie par exemple. Posée autrement, cette question interroge le degré d’indépendance théorique d’un champ professionnel tel que le travail social.
  5. Enfin, la dernière question se demande si le travail social relève ou non des sciences. Bien que cela n’interdise pas de penser l’histoire du travail social en termes de paradigmes, cela pose la question de savoir si de tels paradigmes sont définissables à partir de la description qu’offre Kuhn des paradigmes en physique, ou bien s’il faut les penser à partir d’une autre logique.

16L’importance et la radicalité de ces cinq interrogations sont telles que nous ne pouvons espérer sérieusement les dissoudre complètement. Nous escomptons simplement apporter l’esquisse d’une réponse raisonnable aux quatre premières d’entre elles. La cinquième étant beaucoup plus ambitieuse, nous ne pensons pas lui apporter ici de réelle lumière. On comprendra alors que notre stratégie évite de poser de front la question de la scientificité du travail social, ou du moins, propose une voie agnostique possible en laissant provisoirement indéterminée la réponse à cette question cruciale.

17Avant de poursuivre nous aimerions indiquer deux points supplémentaires. Tout d’abord souligner que les cinq interrogations précédentes, au-delà du défi qu’elles posent, possèdent une certaine vertu classificatrice. Elles permettent en effet de répartir, selon les réponses apportées à chacune d’entre elles, les auteurs, et par là, de poser les jalons d’une analyse comparée. Le second point concerne la primauté historique anglo-saxonne du débat sur les paradigmes en travail social, sur laquelle nous allons nous attarder un instant.

Fischer et Payne : le débat sur les paradigmes en travail social

18Précisons en effet que ce débat n’est pas nouveau. Il est au contraire déjà ancien dans la sphère culturelle anglo-saxonne, où beaucoup d’épistémologues du travail social ont utilisé la notion de paradigme dans leurs œuvres [18]. S’il n’est pas possible ici de résumer l’ensemble de cette discussion, il est cependant utile de s’intéresser à quelques figures l’ayant marquée. Un auteur britannique notamment, Malcolm Payne [19], est ici à signaler. Depuis plus d’une vingtaine d’années ses travaux [20] offrent l’avantage d’une vue synoptique [21] assez rare de l’ensemble des courants de pensée ayant influencé le travail social. Avec un luxe très appréciable de détails historiques, le lecteur navigue avec Malcolm Payne d’une école à une autre, d’une vision à une autre. Sont ainsi recensés, outre les inévitables doctrines de la psychologie, le féminisme, le marxisme, l’empowerment, entre autres. En ressort une image pluraliste du travail social où diversité est synonyme de richesse. De plus, les travaux de Payne proposent une synthèse intéressante des différents débats épistémologiques ayant émaillé le champ universitaire du travail social au sein du monde anglo-saxon. La méthode de cet auteur est donc celle d’une recherche d’exhaustivité sur un sujet, engageant un débat argumenté avec les tenants de positions contraires aux siennes.

19Globalement résumée, la position de Payne soutient que le travail social a constitué peu à peu au xxe siècle un paradigme unique puisant au sein de racines que sont la psychanalyse et « l’éthique humaniste », bien qu’il ajoute presque immédiatement que le travail social ait pu par endroits s’éloigner de ces deux sources. Son principal argument repose sur une réflexion s’essayant à dégager les conditions de possibilité d’une théorie en travail social. Pour Payne, le paradigme unique du travail social semble être avant tout doté d’une capacité intégrative se nourrissant de multiples théories différentes, parfois même divergentes. Ce paradigme doit être pensé à partir de ce qu’il nomme une conception interactive, par opposition à une vision catalytique, du rapport entre théorie et pratique. Selon lui, en effet, une théorie adéquate du travail social doit répondre aux nécessités émergeant de l’interaction entre travailleur social et client, et non s’en tenir à l’image naïve du travailleur social qui, par sa seule action, arriverait à modifier la situation de son client tel un mécanicien réparant une machine.

20Parmi les adversaires auxquels s’affronte Payne, un se détache particulièrement, l’Américain Joel Fischer [22]. Fischer est d’autant plus intéressant pour notre réflexion que lui aussi, se réclamant de Kuhn, a pensé le travail social en termes de paradigmes [23], avec cependant une orientation très nette, qui achève selon Payne d’en faire un positiviste. Dans différentes publications des années 1970 et 1980, en effet, Fischer a non seulement soutenu l’existence de paradigmes en travail social mais a surtout affirmé l’idée que le travail social évoluait d’une phase prépara-digmatique à une phase paradigmatique. Pour Fischer le travail social connaît une révolution, il développe une base scientifique et il convient de hâter ce mouvement. Ainsi, le travail social scientifique ne doit plus s’appuyer que sur des théories testées et validées empiriquement, à haute valeur prédictive. On le devine, pour Fischer, de telles théories sont principalement fournies par les sciences comportementales. Mais Fischer va encore plus loin. Dans un article de 1973 au titre évocateur : « Is casework effective [24] ? », il déplore l’absence de résultats probants [25] du casework et appelle les travailleurs sociaux à développer une vérification empirique des effets – outcomes – de leur intervention afin d’en mesurer l’efficacité réelle. Ce thème deviendra central dans la carrière de Joël Fischer. Peu connues en France, les idées de ce chercheur, en effet, ont été parmi celles qui initièrent le mouvement dit de l’evidence based practice[26] qui s’imposa à la fin du xxe siècle.

21Sans nous attarder plus longuement sur la controverse entre Fischer et Payne, notons que nous avons là deux positions différentes quant au problème des paradigmes en travail social. Deux positions pouvant être analysées selon leurs réponses respectives aux cinq questions précédemment dégagées :

Les positions épistémologiques comparées de Joël Fischer et de Malcolm Payne

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Les positions épistémologiques comparées de Joël Fischer et de Malcolm Payne

22Étant plus prudentes, plus pragmatiques, plus réalistes, en somme moins idéalistes, les vues de Payne nous semblent posséder un net avantage sur celles de Fischer quant à la question des paradigmes. Elles proposent une manière de décrire, alors que les vues de Fischer ont une visée exclusivement normative prenant plus l’allure d’un manifeste que d’une étude. Fischer cherche à faire advenir une réalité, non à la comprendre. Ou plutôt, Fischer défend l’émergence d’un type de paradigme [27] particulier. Même s’il ne faut pas sous-estimer la présence chez Payne d’une certaine revendication, il semble que cet auteur propose dans ces études une réflexion ayant une certaine utilité pour un épistémologue du travail social.

Partir des œuvres du travail social

23Établies sur la distinction entre modèle catalytique et modèle interactif, les vues méthodologiques de Payne ouvrent incontestablement une voie pour une histoire des modèles de savoirs professionnels en travail social. Pourtant, ce n’est pas ce chemin que nos propres recherches nous amènent à emprunter, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, nous ne le rejoignons pas quant au rôle originel qu’il fait jouer à la psychanalyse. De même que nous trouvons trop peu défini ce qu’il nomme « éthique humaniste ». Notre étude des ouvrages de Mary E. Richmond nous amène à penser que cette dernière a défini le social casework sans connaître, ou alors de manière très marginale, la psycha-nalyse [28]. L’ensemble du social work américain s’est en fait structuré avant que n’arrive le freudisme aux États-Unis. Ce n’est qu’à l’orée des années 1930 que la psychanalyse devint l’un des discours dominants en son sein. De même, si classer Richmond sous la bannière de l’humanisme peut paraître plus acceptable, il conviendrait cependant de la situer plutôt dans la tradition démocratique de la Progressive Era marquée par l’influence de philosophes comme John Dewey, et de la discussion portant sur le rôle sociétal des professions. De plus nous pensons que le paysage du travail social offre plutôt l’image d’une diversité de paradigmes relativement incommensurables ou incompatibles [29] entre eux, et moins celle, peut-être trop optimiste, d’un seul paradigme socialement construit intégrant les théories les plus diverses. Mais l’essentiel n’est pas là, il nous semble en effet que Payne tend en fait à s’éloigner de ce que Thomas S. Kuhn préconisait comme démarche. Cette démarche ou méthode se devine à certaines remarques telle celle-ci :

24

« Si la notion de paradigme pouvait être de quelque utilité dans l’art, ce sont les peintures, et non les styles, qui pourraient remplir leur rôle [30]. »

25Cette suggestion est intéressante. Elle nous invite à comprendre la fonction régulatrice d’une œuvre, à saisir la force normative d’un exemple. Or, il nous semble que Payne sacrifie trop à l’étude des théories et s’attarde moins sur ce qui constitue en fait d’authentiques œuvres paradigmatiques au sens de Kuhn. Un modèle connecté à une pratique. Que serait alors l’équivalent, au sein du travail social, du rôle de modèle en peinture joué par un tableau comme Impression, soleil levant de Claude Monet ? Des expériences mythiques, parfois fondatrices, comme celle du settlement de Hull House à Chicago ou celle du foyer pour adolescents de Vitry-sur-Seine, seraient sans doute des sources de première importance. De même que l’observation des usages transmis par les lieux de stages permettrait d’étudier plus en profondeur les jeux de langages à l’œuvre au sein du travail social.

26Enfin, une autre possibilité offerte à l’épistémologue serait de partir des méthodes d’action ayant marqué le développement du travail social depuis un siècle. C’est la voie choisie par l’étude déjà citée de Perrot, Fournier et Salomon [31], ou encore par Marcel Jaeger dans une communication récente, dont la lecture nous semble devoir être recommandée [32]. Cette voie n’est viable qu’à la seule condition de saisir avec précision la fonction réelle jouée par ces méthodes au sein de la communauté des travailleurs sociaux. Il y a là, en effet, le risque de réifier une forme pure. Mais un traité comme le Social Diagnosis de Mary E. Richmond n’est-il pas en lui-même un authentique objet paradigmatique ? Un modèle jouant le même rôle que le Novum Organum de Francis Bacon dans les sciences expérimentales, ou le De la guerre de Carl von Clausewitz pour les arts militaires ? Le lecteur du Social Diagnosis assiste en tout cas à l’édification sous ses yeux d’un modèle complet, disséminant bien des dimensions différentes d’une manière de philosophie globale de l’action du travailleur social. Modèle ayant influencé la formation en travail social pendant des décennies. En étudiant la manière dont la profession de travailleur social d’une époque particulière se forme à sa pratique, on rejoindrait en tout cas le programme de recherches kuhnien.

27Peut-on alors, dans un dernier mouvement ici, proposer un exemple plus concret du type d’enquête que nous défendons ? Nos travaux de doctorat portent sur le social casework de Mary E. Richmond et visent à en proposer une description philosophique. Nous avons dans un article récent [33] proposé une première peinture du social casework richmondien, insistant sur ses dimensions politiques participatives et son lien avec le pragmatisme américain.

28Soulignons deux points. D’abord l’évidente portée paradigmatique de l’œuvre richmondienne. Quiconque a lu par exemple le What Is Social Casework ? de 1922 se souvient sans doute des premiers chapitres consacrés à l’exposition de six exemples de situations – cases – montrant l’intérêt de la méthode du social casework tout en en délivrant implicitement les normes sous-jacentes à son emploi, normes de différentes natures (déontologiques, techniques, politiques, etc.) dont certaines seront ensuite expliquées plus avant dans l’ouvrage. La transmission normative est assurée chez Richmond par l’étude de cas.

29Ensuite, l’affirmation par Richmond du genre dont relève selon elle le social casework, celui de l’art. Un art à comparer à celui du médecin, la chose est connue, mais aussi à celui de l’historien, élément moins souvent relevé dans la littérature de commentaire [34]. L’action du travailleur social relève d’une forme d’art, au sens d’artisanat. Confrontée à des états de choses problématiques, souvent imprévus et singuliers, la pratique décrite par Richmond nous semble se rapprocher d’un mode de rationalité stratégique, mêlant méthode, savoirs tacites, intelligence de la situation et sens de l’opportunité. Modèle de rationalité assez proche par certains aspects de la métis, telle que décrite par Détienne et Vernant [35]. Ce qui, par exemple, explique l’importance de l’apprentissage par une expérience de stage supervisée, dont Richmond s’est faite l’avocate au cours de sa carrière [36]. Ajoutons que cette conception de la pratique amènerait peut-être, dans les débats français actuels, à préférer l’expression arts du travail social à celle de sciences du travail social. Il est vrai que la seconde des deux dénominations est plus habituelle, bien qu’elle cherche encore à entrer dans les usages. Marcel Jaeger, dans une préface à l’ouvrage dirigé par Stéphane Rullac [37], a déjà bien montré les enjeux sous-jacents – et croyons-nous les limites – à la désignation du travail social comme science[38].

30Si nous ne pouvons ici poursuivre plus avant cette description de l’œuvre richmondienne, notons simplement que notre propre méthode de peinture vise à éviter certains écueils possibles. L’un d’entre eux pourrait être de forcer la systématicité de la pensée étudiée, faisant de cette dernière une sorte d’horloge mécanique où chaque élément possède une place fixe et bien déterminée. La peinture que nous proposons vise plutôt à faire ressortir les traits saillants, structurants, les dimensions régulatrices d’une modélisation particulière de savoirs professionnels en travail social. Si la piste ici proposée possède quelque pertinence, il nous semble qu’elle devrait encourager à une éducation du regard, qu’elle devrait nous conduire à développer un savoir de la description permettant l’accès au sens, sachant s’en tenir à ce que nous voyons, à ne pas en exagérer l’interprétation. L’esprit d’une méthode donc qui, peut-être, trouverait l’inspiration auprès de certaines fulgurances de Ludwig Wittgenstein [39] :

31

« Comme il m’est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux [40] ! »

Notes

  • [*]
    Lilian Gravière, doctorant en philosophie (université Paris I Panthéon-Sorbonne), formateur à l’Institut du Travail Social de la Région Auvergne de Clermont-Ferrand, membre du comité de rédaction de Vie Sociale.
  • [1]
    Voir par exemple Éliane Leplay, « La formalisation des savoirs professionnels dans le champ du travail social », Pensée plurielle, n° 19, 2008, p. 63-73 ; et plus globalement les auteurs défendant l’idée de l’existence de savoirs d’action (cf. Jean-Marie Barbier, Olga Galatanu (sous la direction de), Les savoirs d’action : une mise en mot des compétences ?, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Jean-Marie Barbier (sous la direction de), Savoirs théoriques et savoirs d’action, Paris, Puf, 1996).
  • [2]
    Mary E. Richmond, Les méthodes nouvelles d’assistance. Le service social des cas individuels, traduit de l’américain par P. de Chary et R. Sand, Rennes, ensp, 2002.
  • [3]
    Geneviève Perrot, Odile Fournier, Georges-Michel Salomon, L’intervention clinique en service social. Les savoirs fondateurs (1920-1965), Rennes, ensp, 2006.
  • [4]
    Voir notamment « À l’aube des savoirs en service social », Vie sociale n° 4/1996 et « Éléments pour une histoire du casework en France », Vie sociale, n° 1/1999.
  • [5]
    Dont il faut là aussi saluer la préface de l’ouvrage, signée par Éliane Leplay.
  • [6]
    Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, traduit de l’américain par Laure Meyer, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1983.
  • [7]
    Sur les problèmes de philosophie des sciences, voir C. Usines Moulines, La philosophie des sciences, l’invention d’une discipline (fin xixe-début xxie siècle), Paris, éditions rue d’Ulm, 2006 ; Christian Bonnet, Pierre Wagner (sous la direction de), L’âge d’or de l’empirisme logique, Paris, Gallimard, 2006 ; Anouk Barberousse, Max Kistler, Pascal Ludwig, La philosophie des sciences au xxe siècle, Paris, Flammarion, 2000.
  • [8]
    Dont l’œuvre reste d’une grande richesse, derrière l’austérité d’une technicité formelle qui en interdit le plus souvent l’accès. Voir la préface donnée par Élizabeth Schwartz à la traduction française de La construction logique du monde, Paris, Vrin, 2002.
  • [9]
    Notre suggestion d’une influence de Wittgenstein sur Kuhn mériterait un bien plus long commentaire. Voir l’article de Vasso P. Kindi qui soutient cette hypothèse de manière bien
    plus approfondie que nous ne le faisons ici : « Kuhn’s Structure of scientific revolutions revisited », Journal for General Philosophy of Science, vol. 26, n° 1, 1995, p. 75-92.
  • [10]
    T. S. Kuhn, op. cit., p. 200.
  • [11]
    Ce qui n’interdit pas de pouvoir les décrire ou les comparer entre eux. L’idée de Kuhn étant plutôt de dire qu’il n’existe pas de langage neutre et indépendant permettant de juger et jauger les paradigmes, nous sommes toujours pris dans un jeu de langage particulier. L’incommensurabilité est en tout cas l’une des thèses les plus discutées de Kuhn, en ce qu’elle semble renoncer à l’idée de progrès en science. Sur ce point, voir par exemple Michael Esfeld, Philosophie des Sciences, une introduction, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2006. Pour une défense de Kuhn, là encore voir l’article cité de V. P. Kindi, qui montre notamment que l’accusation de relativisme souvent portée contre Kuhn se dissout dès que l’on rend compte de la proximité de la notion de paradigme avec celle, wittgensteinienne, de forme de vie.
  • [12]
    Cette vigilance inspire une partie des essais rassemblés dans un ouvrage ultérieur : La tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences, traduit de l’américain par M. Biezunski, P. Jacob, A. Lyotard-May, Paris, Gallimard, 1990.
  • [13]
    C’est du moins ce que considère un auteur comme Alan F. Chalmers, par ailleurs très critique sur l’œuvre de Kuhn, cf. Qu’est-ce que la science ? Popper, Kuhn, Lakatos, Feyer-abend, traduit de l’anglais pas Michel Biezunski, Paris, La Découverte, 1987.
  • [14]
    T. S. Kuhn, La tension essentielle, op. cit., p. 450-465.
  • [15]
    Ibid., p. 460-461.
  • [16]
    Nous délaissons la comparaison suggérée entre science et philosophie. Le lecteur pourra trouver matière à réflexion sur ce point en consultant un bel essai de Richard Rorty, « La philosophie américaine aujourd’hui », dans Conséquences du pragmatisme, traduit de l’américain par J.-P. Cometti, Paris, Le Seuil, 1993, p. 375-404.
  • [17]
    « Contrairement à l’art, la science détruit son passé. » (T. S. Kuhn, La tension essentielle, op. cit., p. 457.)
  • [18]
    Signalons par exemple Ben A. Orcutt, Science and Inquiry in Social Work Practice, New York, Columbia University Press, 1990, ou encore Carel Germain, « Casework and science : a historical encounter », dans R. W. Roberts, R. H. Nee (sous la direction de), Theories of Social Casework, Chicago, University of Chicago press, 1970.
  • [19]
    Ancien travailleur social, devenu un auteur britannique important, Payne est impliqué dans des départements de travail social au sein de certains anciens pays de l’Est comme la Pologne ou encore la Slovaquie.
  • [20]
    Voir Malcolm Payne, Modern Social Work Theory : a Critical Introduction, London, MacMillan, 1991, qui inspire le passage qui suit. Notons que cet ouvrage a connu plusieurs rééditions depuis 1991, que nous n’avons, pour l’heure, pu consulter.
  • [21]
    À laquelle manque cependant une prise en compte plus approfondie du travail social français.
  • [22]
    Ancien caseworker devenu professeur à l’Université d’Hawaï.
  • [23]
    Cf. Joel Fischer, « The social work revolution », Social Work, vol. 26, n° 3, 1981, p. 199-207.
  • [24]
    Cf. Joel Fischer, « Is casework effective ? », Social Work, vol. 18, 1973, p. 5-20.
  • [25]
    Voire des résultats négatifs pour les clients.
  • [26]
    Dont Malcolm Payne n’est pas, loin de là, le seul critique dans le monde anglo-saxon. Nous remercions John Ward de nous avoir indiqué l’existence d’un certain nombre d’écoles concurrentes à celle de l’evidence based practice (ebp), comme celle de l’integrated reflective practice. Le reproche principal fait à l’ebp est de bureaucratiser à l’extrême la pratique concrète du travailleur social et de trop bien accompagner un État providence profondément remanié par le new public management et les coupes budgétaires.
  • [27]
    Basé, on l’aura compris, sur une question tout aussi redoutable que pertinente, celle des résultats de l’action du travailleur social. Remarquons que les vues d’un Joel Fischer, et plus largement celles du mouvement de l’evidence based practice, mériteraient une étude singulière.
  • [28]
    Se réclamant du wider self (Social Diagnosis, New York, Russell Sage Foundation, 1917, chap. xix), sa psychologie, critique du behaviorisme de Watson, est plutôt inspirée par la psychologie sociale d’un George H. Mead (voir Les méthodes nouvelles d’assistance, op. cit., chap. v).
  • [29]
    Que l’on pense par exemple aux débats sur l’autisme.
  • [30]
    T. S. Kuhn, La tension essentielle, op. cit., p. 464.
  • [31]
    C’est aussi, semble-t-il, la perspective d’une étude américaine sur le casework (R. W. Roberts, R. H. Nee [sous la direction de], op. cit.).
  • [32]
    Cf. Marcel Jaeger, « Naissance et mutations des méthodologies en travail social : l’exemple de la recherche-action », dans Centre d’analyse stratégique, Direction générale de la cohésion sociale, Les politiques de cohésion sociale. Acteurs et instruments, Paris, La Documentation française, 2013. Communication qui offre l’avantage d’un tableau synoptique des méthodes en travail social.
  • [33]
    Voir Lilian Gravière, « Le social casework richmondien, entre clinique, démocratie et pragmatisme », Nouvelles pratiques sociales, vol. 25, n° 2, université de Montréal (uqam), printemps 2013, p. 189-203.
  • [34]
    Richmond cite ainsi l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos comme source d’inspiration pour son Social Diagnosis.
  • [35]
    Marcel Détienne, Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La métis des Grecs, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1974. Une autre possibilité serait de comparer la logique de l’action sous-jacente chez Richmond aux thèses du courant deweyien s’étant intéressé à la pratique professionnelle, dont Donald A. Schön est sans doute le représentant le plus pertinent, cf. The Reflective Practitioner. How Professionals Think in Action, New York, Basic Books, 1983.
  • [36]
    Cf. Lilian Gravière, « Les ambitions d’un professionnalisme, le social worker selon Mary E. Richmond », Revue française de service social, n° 251, décembre 2013, p. 26-33.
  • [37]
    Marcel Jaeger, « Préface », dans Stéphane Rullac (sous la direction de), La science du travail social. Hypothèses et perspectives, Paris, esf, 2012.
  • [38]
    Il semble que la difficulté essentielle de ce débat tienne à la manière dont le terme de science est entendu. Il nous semble qu’une acception positiviste, comme celle d’un Fischer, pose plus de problèmes qu’elle n’offre d’avantages. Au nombre de ces problèmes, citons la transformation induite de la pratique du travailleur social en quelque chose ressemblant à ce que Schön nomme technical rationality (D. A. Schön, The Reflective Practitioner, op. cit.). Ce débat se nourrirait d’une relecture de Gaston-Gilles Granger, La théorie aristotélicienne de la science, Paris, Aubier, 1976. Il serait sans doute intéressant d’approfondir la notion que ce dernier pense pouvoir dégager chez Aristote, de sciences non théoriques, à distinguer tant des sciences théoriques que des arts. Si une hypothèse aristotélicienne devait être retenue, le travail social serait alors à rapprocher d’activités comme la stratégie militaire, la rhétorique ou la gestion politique de la cité.
  • [39]
    À ce sujet voir Christiane Chauviré, Wittgenstein en héritage, Paris, Kimé, 2010.
  • [40]
    Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, traduit de l’allemand par G. Granel, Mauvezin, ter, 1990, p. 55.
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