Notes
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Anne Jaeger Zepeda est psychanalyste, psychologue clinicienne dans une maison d’accueil spécialisé.
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[1]
Fernand Deligny, Cahiers de l’immuable 1, Recherches, n° 18, avril 1975, p. 3-4 ; repris dans Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 807-808.
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[2]
Intervention aux journées nationales mas-fam organisées par le creai Pays de la Loire et le cedias-creahi Île-de-France, La Rochelle, mars-avril 2012.
1L’évolution humaniste et démocratique des institutions conduit à donner de plus en plus souvent la parole aux usagers, pour les faire participer à l’organisation et à l’élaboration de leurs prises en charge et de leurs projets.
2Mais qu’en est-il de ceux qui ne peuvent rien en dire ? Doit-on s’arrêter à une première impression ou à un diagnostic définitif, pour prendre la parole à leur place, et dire ce qu’on imagine qu’ils ne parviennent pas à dire, au nom d’un Bien dépendant de nos représentations ?
3Et si nous laissions une porte ouverte à l’Inattendu, sans savoir ce qui va se passer, et si nous nous demandions ce qu’il en est des messages que nous pourrions recevoir, si nous-mêmes nous nous taisions un peu ?
4Lors d’un échange très récent avec une collègue psychanalyste, elle me raconta comment elle avait commencé sa vie professionnelle il y a une quarantaine d’années, dans un service pour « oligophrènes » (dits aussi débiles mentaux profonds), à l’hôpital psychiatrique départemental.
5Après m’avoir décrit quelques patients et ne sachant pas que je ne serais pas stupéfaite de l’entendre, elle commenta : « Enfin, c’était la préhistoire de l’hôpital, ça n’existe plus. »
6Ça ? Le service soit, mais les personnes ? La question ne lui était pas venue.
7Quand on ne parvient pas soi-même à inscrire sa trace dans l’histoire et la société, comment peut-on être reconnu, être rencontré, comment peut-on exister ?
8La voie de Fernand Deligny : après des études de philosophie, de psychologie, et une importante collaboration avec Henri Wallon, après avoir travaillé dans plusieurs services de psychiatrie, Fernand Deligny part en 1967 dans les Cévennes avec quelques enfants autistes, mutiques, avec qui il va simplement tenter de vivre.
9Ces enfants passent leurs journées à marcher dans la campagne, reprenant souvent le même chemin, suivant des trajets qui se croisent parfois aux mêmes endroits (objets du quotidien). Plutôt que d’y chercher un sens, d’y mettre des mots qui construiraient une interprétation, Fernand Deligny choisit d’inscrire ces trajets au crayon, sur des feuilles, en établissant des cartes. Il les appelle des « erres » qui se croisent en « chevêtres ».
10Citons-le :
« Erre : le mot m’est venu. Il parle un peu de tout comme tous les mots. […] Nous voilà pourvus d’un mot qui ne veut rien dire, bourré de sens comme un coquillage peut l’être de sable mort venu le remplir, bête défunte. Et ces drôles d’animaux vagabonds privés de propulseur qui manifestent allez savoir quoi à tout bout de ce champ qui est celui de notre regard, ont pourtant un nom de personne dont on dirait qu’ils ne se sentent pas marqués. C’est vrai qu’ils errent loin de ces vérités qui sont de calendrier et que leur histoire, si elle échappe au temps risque fort d’être asilaire.
Tracer cette erre qui leur advient de par le fait que le verbe leur manque, et le transcrire, ce coutumier ou cet événement qui viennent de nous et leurs sont offerts, nous fait les auteurs d’un acte réitéré dont le dictionnaire nous dit qu’il s’agit de suivre la trace ou de frayer. Encore un mot qui bascule dès qu’on veut s’y tenir.
Se peut-il qu’à force de les suivre, ces “erres” là, trajets ou gestes dont le projet nous échappe, de les suivre de l’œil et de la main, se fraye un voir qui percerait cette taie langagière dont notre regard hérite dès notre naissance et certains disent bien avant.
Nous y sommes à cette œuvre-là [1]. »
12Citation un peu longue, mais un tel préliminaire pose bien notre propos, qui souhaite interroger la place à laquelle nous sommes et nous nous installons, nous, « ceux qui parlent », lorsque nous tentons d’écouter ou a minima de prendre en compte « ceux qui ne parlent pas ».
13Entrer pour la première fois dans un établissement pour personnes polyhandicapées est une « épreuve » que j’ai vécue dans un contexte professionnel, mais que je n’ai pu appréhender que comme une situation humaine hors du commun, me demandant une forme de présence particulière, avec une attention, une vigilance, un aiguisage de mes possibilités perceptives. Je n’ai pas pensé un instant à la comparer, la mettre en tension comme on dit, avec d’autres expériences, ou en cherchant des outils dans mon bagage professionnel pourtant déjà bien rempli et même un peu usé.
14C’était simplement, faussement simplement, comment y être ? Comment être là ?
15D’emblée ce fut par le regard, le mien, mais spontanément dans la recherche de celui des personnes qui, en face de moi, étaient allongées sur un tapis. En dessous de moi donc. En dessous, les jeux étaient-ils faits ? Ça commençait de travers.
16Pourtant cette recherche de regard était la seule attitude qui pouvait me permettre de rester et de travailler dans cet établissement. Je l’ai compris beaucoup plus tard. Parce que cette attitude portait a priori l’idée d’un partage, d’une possibilité d’échange, d’une ébauche de rencontre. C’est comme ça que ça a commencé.
17Dans un autre contexte j’aurais choisi d’aller au-devant des personnes, moi valide, psychologue compétente, leur tendre la main, leur proposer mon aide, mon écoute…
18Là j’étais trop démunie pour avoir quoi que ce soit à proposer.
19À eux de me donner des idées, des envies, des projets. Mais pour imaginer qu’ils nous transmettraient des pistes il fallait d’abord pouvoir aller à leur rencontre.
20Démunie et impuissante.
21J’ai donc classiquement commencé par parler, discuter, et réfléchir avec le personnel présent auprès d’eux, échanges fructueux, où leurs connaissances et les miennes pouvaient nous permettre de mettre en place une vie quotidienne un peu moins semée d’embûches, un peu moins harassante ou violente, un peu plus enthousiaste et dynamique.
22Accompagnante des accompagnants, animatrice de réunions, organisatrice de programmes, nous passions beaucoup de temps à essayer de comprendre, à comparer nos interprétations, à décider de mettre en place de nombreuses interventions, de nombreux moyens de communication validés institutionnellement.
23Nous avons pu très rapidement constater que, dans la mesure où elle est portée et acceptée par l’ensemble de l’institution, et en particulier par la direction, cette approche a des effets « boule de neige ».
24Si au départ il s’agit de permettre aux résidents d’utiliser et de valoriser leurs compétences, il s’avère que le personnel pouvant situer ses tâches matérielles dans un autre contexte voit lui-même son travail valorisé et sa dimension humaine mieux reconnue.
25Les tâches quotidiennes comme nettoyer les selles, essuyer la bave, le vomi… sont souvent ressenties comme dégradantes, et génèrent chez le personnel de proximité des réactions de colère, de rejet, parfois agressives, qui peuvent se justifier. Et les cadres ont beau jeu de faire des remarques, eux qui ne se salissent pas les mains. Le personnel ne se gêne pas, alors, pour garder ce chien de sa chienne en réserve, et selon une certaine logique, cela le conduit souvent à défendre ses intérêts propres au nom des intérêts des résidents, qui ne peuvent rien dire.
26Donc penser la vie institutionnelle en termes d’équipement, pour soutenir la prise de parole et la participation des résidents à la vie quotidienne, peut avoir en outre le double effet, d’une part d’enrichir le travail du personnel, et d’autre part de décoller ses intérêts (droits et devoirs) de ceux des personnes accueillies.
27Nous avons commencé à travailler selon deux axes.
281.? Nous avons développé, au niveau institutionnel, des objets outils, qui permettent de transmettre et de partager le plus d’informations possibles avec les personnes accueillies, et avec tous les membres du personnel.
29Exemple : fabrication dans chaque unité de vie de tableaux d’emploi du temps sur lesquels on accroche des photos des résidents et des membres du personnel, ainsi que des pictogrammes représentant différentes activités et séquences de la journée.
30La composition de ces tableaux permet de savoir qui est là ou absent, qui fait quoi, quand, quelles sont les activités proposées, qui a un rendez-vous…
31Leur consultation permet aux membres de l’équipe et aux résidents de s’y retrouver dans l’organisation de la journée. Elle leur permet d’être informés de ce qui se passe avec et autour d’eux, mais elle leur permet aussi de signifier ce qui les préoccupe, ce qu’ils aiment, ce qu’ils souhaitent, etc.
32Autre exemple : dans un couloir très fréquenté, fabrication d’un tableau (avec toujours des images, des photos et des pictogrammes) permettant de représenter les évènements institutionnels comme les fêtes, les sorties, les réunions concernant les résidents ; les arrivées et les départs de résidents ou de membres du personnel, etc. Il est régulièrement mis à jour ; il est accompagné de photos prises lors d’évènements récents, où certains peuvent se reconnaître.
33L’important est que cette consultation soit la base d’échanges entre tous.
34Là non plus il ne s’agit pas de se limiter à une position formelle. Commenter ou raconter un tableau à un résident, qui ne signifie pas d’emblée son intérêt mais qui pourra y être amené, demande de la part de l’accompagnateur une forme de présence et de disponibilité qui n’est pas toujours évidente.
352. D’autre part, nous avons choisi d’aborder les troubles du comportement et du caractère des personnes, en fonction de leur histoire personnelle, médicale et familiale bien sûr, mais aussi en fonction de ce qui se passe dans leur environnement et leur vie actuelle. Il ne s’agit pas d’isoler les symptômes. Ils ont à être compris dans un contexte actuel, et à être reliés entre eux. Les professionnels ne réagissent pas seuls à une situation difficile mais mettent en place un réseau d’approches et d’interventions complémentaires.
36Ce qui nous conduit à parler des résidents entre nous, à écrire à leur propos, et à les faire participer à ces échanges les concernant.
37Par exemple : institutionnalisation de réunions communes régulières, mais aussi proposer/demander à une personne d’être présente lorsque l’un de nous relate par écrit un évènement la concernant.
38C’est impressionnant le nombre de fois où nous sommes surpris de constater qu’ils ont quelque chose de personnel à nous signifier.
39Le rôle de ces outils est d’être un support à l’inscription de chacun dans la réalité, quelles que soient ses possibilités d’expression et d’accès à la communication, et surtout sans anticiper sur ce qu’elles sont.
40Il y a petit à petit un enchaînement des possibles, qui tient à distance la menace permanente d’inertie et d’ennui qui rôde dans ces établissements.
41Mais le compte n’y était pas, en continuant comme cela j’aurais eu l’impression de rester sur le bord du chemin. Cette approche m’intéressait, mais me semblait secondaire.
42J’avais envie qu’outre l’amélioration de l’adaptation de l’institution aux personnes et à leurs besoins spécifiques, et eu égard aux handicaps qui les entravent en permanence, une humanité puisse émerger et tenir. Cela me paraît essentiel, ou plutôt, il me semble que c’est une essence à faire entrer dans l’alchimie des échanges institutionnels.
43Très concrètement, je souffrais et ne me sentais pas à ma place lorsque, arrivant dans les lieux de vie, je trouvais des personnes affalées dans leur fauteuil, bavant, le regard vide… J’en ai parlé ailleurs, ainsi que d’une expérience de groupes d’expression avec les résidents d’une mas [2].
44Et bien entendu, cette souffrance et ces préoccupations étaient, et sont encore, partagées par nombre de professionnels dans l’établissement.
45Proposer aux personnes accueillies des outils de communication à usage institutionnel n’est pas tout à fait leur proposer de parler.
46L’accès à la parole est d’abord un phénomène individuel psychomoteur, qui deviendra petit à petit, et en partie en fonction de l’entourage, expression et communication.
47Les gestes, les mouvements du corps, les grimaces, l’émission de sons sont les manifestations d’une maturation psychomotrice, avant d’être dirigés vers une communication. Le côté ludique de cette maturation et de ces manifestations n’est pas le propre de l’enfant, on peut aussi le retrouver avec des adultes qui, pris dans un environnement humain encourageant, cherchent d’eux-mêmes les formes de transmission et de communication qui leur sont les plus accessibles.
48Parler de parole, supposer donner la parole à ceux qui ne parlent pas, n’est qu’un placage, un emplâtre sur une jambe de bois, si on ne s’interroge pas, pour chacune de ces personnes, sur l’adéquation entre son langage à elle et les propositions de communication qui lui sont faites.
49Les messages qu’elle peut nous adresser sont faits parfois de paroles, mais aussi de mouvements, de gestes, de regards. Messages qui s’enchaîneront petit à petit, si une fois encore nous ne nous précipitons pas pour les interpréter et y répondre, en remplissant le temps et l’espace de nos projections, souvent inadaptées.
50Ces messages sont encore bien souvent sans adresse, mais en ouvrant nos chaînes signifiantes à ces personnes, souvent si éloignées d’un partage quelconque, nous sommes susceptibles de les recevoir, et de devenir un maillon de leur transmission. Nos chaînes signifiantes : c’est-à-dire toutes les associations d’idées, de mots, à partir desquelles nous pensons et nous parlons, et qui font que nous sommes chacun inscrit de façon unique dans le langage, mais aussi justement, que nous induisons toute sortes d’interprétations, parfois erronées ou abusives, quand nous tentons de comprendre ceux qui n’ont pas directement accès au langage.
51Partager donc, par les mots quand il y en a, mais aussi par les gestes, les manifestations émotionnelles, les sens en éveil. Et cheminer, déambuler ensemble, et se surprendre à un échange inattendu, la parole si elle le peut, vient s’inscrire là-dessus.
52Exemple : Jeanne est une jeune femme atteinte d’encéphalopathie néonatale avec épilepsie. Elle tient assise, elle n’a aucune autonomie. Elle se frappe violemment la tête en se balançant, dans une forme de repli autistique, et crie. La situation est totalement insupportable pour les autres.
53Les réactions sont les mêmes de la part des résidents et des professionnels : certains l’évitent, certains l’agressent en retour, et d’autres s’en approchent avec compassion.
54Une fois, un peu plus calme, Jeanne, assise par terre, s’étourdit en tournant répétitivement la tête de gauche et de droite, et agite ses mains en l’air. Silencieuse, elle semble être dans une certaine présence à ses sensations. Alors quelqu’un (et je ne me souviens pas si c’est un professionnel ou un résident !) s’assied en face d’elle, et l’imite en souriant.
55Le jeu s’installe. Jeanne regarde l’autre, d’abord furtivement, puis avec ce qui paraît être de la curiosité, un peu, et elle sourit.
56À quel moment, en quel lieu, l’accompagnement d’une personne en très grande difficulté relationnelle, et parfois dans l’impossibilité d’établir une relation, à quel moment cet accompagnement peut déboucher sur une rencontre, une mise en commun, un signe que l’autre existe pour celui-là, et que de percevoir une présence autre, quelque chose a basculé un instant chez lui, pour le faire exister à lui-même ?
57Une institution jeune, vaillante, pleine de projets et de créativité, mais pour qui ? C’est bien joli de chercher à ce que chacun ait une place, mais alors, pas comme une coquille vide, avec simplement un nom dessus.
58Exemple : un nom ! Comment tenter de donner un contenu sémantique au mot afin que son énoncé puisse être une prise de parole ?
59Alors, donner de la voix, se nommer, lever les yeux à l’appel de son prénom ! Un pari tenu, et réussi. Un premier pas sur le chemin de la rencontre. Pour certains professionnels, c’est dérisoire, mais pour beaucoup d’autres, c’est devenu ce qui nous tient les uns aux autres. Cesser de tendre un filet entre les professionnels et les résidents. Tous autour d’une table, avec des prénoms à énoncer, ânonner, roucouler, piailler, hurler, parfois méconnaissables bien sûr, parfois totalement muets, mais quand même, un geste, un signe.
60Encore un pari tenu et réussi.
61Et une toile qui se tisse, complicité, gaîté des mots qui parlent d’eux-mêmes, quand ils parviennent à se former dans des bouches déformées dans l’effort, et que nos présences accompagnent.
62Envie d’échanges, plaisir de se retrouver.
63Nouvelle étape : proposer aux résidents de participer au bourdonnement de la ruche, d’y mettre leur grain de sel, c’est ouvrir la boîte de Pandore.
64Leur permettre (physiquement parlant) de choisir à côté de qui s’installer pour une réunion les conduit rapidement à aller retrouver (ou à se faire conduire pour retrouver) untel ou untel dans un autre lieu de vie, à inviter untel ou untel à partager un repas…
65C’est leur permettre de créer d’autres rencontres, d’autres échanges, d’autres partages, que nous n’avons pas initiés. Important : que nous n’avons pas initiés.
66Nos outils sont adaptés si ces personnes parviennent à s’en saisir, et si elles le font d’elles-mêmes. À nous d’attraper la balle au bond.
67Ceux qui ne parlent pas et ceux qui parlent, qu’ont ils à mettre en commun, peut-on prêter sa parole comme on prête un manteau ? Proposer une phrase et attendre un acquiescement ou un refus ?
68De s’y être essayé, on connaît les limites de cette substitution.
69Le déplacement du sens rend souvent l’autre muet, de ne savoir de quoi il s’agit.
70Exemple : « Nous allons en promenade, viens-tu avec nous ? » non (signe) ; « Alors tu veux rester là ? » non (signe) ; « Il faut savoir ce que tu veux ». Crise de nerfs, Stéphane cogne la table avec son poing et hurle. Longtemps après, grâce à un échange avec deux professionnels, on comprend que Stéphane aurait aimé aller en promenade mais qu’il avait rendez-vous avec la kinésithérapeute, qui aurait volontiers déplacé le rendez-vous si elle avait connu la situation.
71Voilà tout le paradoxe des situations dans lesquelles le contenu du discours est imposé par l’un, limitant l’autre à une dépossession de sa parole propre.
72Le monde des autres… Qu’est-ce qu’on comprend ?
73Je regrette de pouvoir citer, pour soutenir mon propos, la situation dramatique dans laquelle ont été mises de nombreuses personnes autistes. lorsque des chercheurs et des professionnels se sont permis d’affirmer qu’elles n’étaient pas sensibles à la douleur. De n’avoir pas su associer des signes pourtant toujours existants (même si ce n’était pas dans notre registre commun), de par leur absence de disponibilité et d’humilité peut-être, ils sont cause de beaucoup de méconnaissance et de souffrance.
74Nous avons tous été sans mots.
75Baignés dans le langage, les mots, les paroles des autres, l’apprentissage a été long et coûteux pour chacun. Quoi de plus difficile à accepter pour un enfant qui, fier d’être parvenu à dire ce qu’il veut, se retrouve confronté au refus de l’adulte ?
76Il ne suffit pas de pouvoir parler, mettre en mot, il faut aussi accepter que cela nous introduise dans le monde symbolique des autres, où toute demande énoncée ne fait pas loi.
77Ne pas se tromper de question : qu’ont-ils à dire ? Peut rapidement devenir : qu’est-ce qui nous intéresse dans ce qu’ils ont à nous dire ? Les aménagements que nous proposons pour qu’ils parlent sont orientés par nos intérêts. À quoi sommes-nous prêts ?
78Exemple : Jacques est un jeune adulte atteint d’une encéphalopathie néonatale. À 25 ans, une aggravation des troubles neurologiques, mais sans troubles graves de la personnalité, est à l’origine de son placement en mas.
79Au fil des années les problèmes de dysarthrie s’aggravent et bien qu’il parle beaucoup, il devient incompréhensible pour ses interlocuteurs. Il refuse toute aide par pictogrammes, synthèse vocale, etc., et continue de s’adresser volontiers à chacun, en attendant une attention soutenue et affectueuse en retour. Ce qui nous frappe, c’est que maintenant, lorsqu’il s’adresse à nous, il parle toujours de la même chose, ce qui ne correspond pas à ses possibilités intellectuelles, ni à son niveau d’adaptation à l’établissement.
80Après plusieurs rencontres individuelles, il nous apprend que s’il ne parle que de ça, c’est que c’est la seule chose que nous parvenons à déchiffrer…
81Marie est une jeune femme tétraplégique, suite à un accident néonatal. Sans trouble grave de la personnalité, elle a accès au langage et comprend ce qui se dit, mais ne peut pas parler.
82Elle a été formée pour utiliser une synthèse vocale, ce qu’elle fait volontiers malgré de grandes difficultés motrices pour la faire fonctionner.
83Cependant, l’usage de la synthèse vocale dans son unité de vie demande beaucoup de temps au personnel, et Marie en est en général réduite à faire fonctionner une petite sonnette pour appeler quelqu’un sans que l’échange puisse aller au-delà. Inutile d’insister sur l’effet dépressif de la répétition de ces frustrations quotidiennes.
84Il s’avère que nous avons aussi à nous interroger sur les limites de nos propositions.
Conclusion
85Nous attachons une très grande importance au développement des moyens de substitution qui peuvent être mis en place pour aider « ceux qui ne parlent pas », à s’exprimer et à communiquer, et nous sommes aussi très sensibles au fait que ces moyens vont pouvoir se développer de plus en plus grâce à l’évolution des technologies et de leurs applications. Cela permet d’affiner l’adaptation des établissements et des équipes professionnelles aux situations des personnes qui ne parlent pas, afin de les sortir de leur isolement et, dans la mesure du possible, de leur détresse.
86Mais j’ai tenté de montrer que toute proposition de participation, même dans un cadre très élaboré comme ceux évoqués précédemment, peut tomber à plat et rester purement formelle si la personne n’est pas elle-même « en-vie », dans sa présence à ce moment-là.
87Il s’agit aussi de se demander comment lui permettre de maintenir cet « en-vie », et si ce que nous sommes en train d’élaborer pour elle correspond bien à ses manifestations ou à son message.
88Parce que si ce n’est pas le cas, à nouveau, si vite que parfois on n’a pas le temps d’attraper ce qui s’est passé, elle retourne dans sa coquille vide, bien isolée et isolante, totalement mortifère, et c’en est fini de l’échange… Pour cette fois-ci.
89L’essentiel que sont l’accès des personnes à une présence relationnelle et affective avec leur entourage et leur entrée dans un monde de parole ne peut être atteint que si une réflexion clinique est associée aux échanges professionnels à leur propos. C’est cette subjectivation qui permettra qu’elles ne soient pas réduites à être des usagers, mais reconnues dans leur existence humaine.
Mots-clés éditeurs : représentation, dire, accompagnement, isolement, personne polyhandicapée, subjectivation, symbolique, institution, parler, transmettre, outil de communication, émotion
Date de mise en ligne : 21/02/2014
https://doi.org/10.3917/vsoc.133.0163Notes
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[*]
Anne Jaeger Zepeda est psychanalyste, psychologue clinicienne dans une maison d’accueil spécialisé.
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[1]
Fernand Deligny, Cahiers de l’immuable 1, Recherches, n° 18, avril 1975, p. 3-4 ; repris dans Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 807-808.
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[2]
Intervention aux journées nationales mas-fam organisées par le creai Pays de la Loire et le cedias-creahi Île-de-France, La Rochelle, mars-avril 2012.